Le problème

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Le problème, c’est pas qu’on avait oublié. Non, au contraire. On avait plein de souvenirs et de cérémonies. Petits, on se courait après dans la rue des Martyrs, et on jouait à chat dans le champ des combattants avant de faire la course jusqu’à la gare pour boire dans la Fontaine en Mémoire. Une fois par an, le Maire et son conseil municipal se rassemblaient autour du monument aux morts et prenaient un air très triste et pénétré pour un moment. Ensuite, il y avait un discours, un enfant endimanché déposait une gerbe de fleurs, et tout le monde rentrait chez soi jusqu’à la prochaine fois. Souvent, à la sortie de l’école, je tournais autour de la stèle grise, et je passais mon doigt dans les creux dorés des lettres pendant que ma mère discutait avec les autres parents. Je récitais volontiers les noms de Léon, François et Paul Montboucher, Luc Dampierre, Martin Goldblum, dont quelqu’un avait ajouté, du bout d’un canif « et sa sœur, Marthe », et de tant d’autres encore. Et une fois par an, mon grand-papo prenait la boîte de carton jauni qu’il gardait en haut de l’étagère dans le salon, et il me montrait les photos de ses parents pendant que je léchais une sucette en me rappelant comment pépé me faisait sauter sur sa jambe de bois. Il me montrait sa médaille, aussi, en me disant que je pouvais être fier, que ma famille avait fait ce qu’il fallait.

Mais il y a une différence entre savoir et se souvenir. On gardait dans nos placard des mémoires abstraites, vidées de leur dedans comme un poisson avant de passer à la poêle. On était bien contents de ne pas regarder de trop près le sale qui restait, même encore après toutes ces années. Alors oui, les Merlons et les Slama ne se parlaient plus depuis trois générations, et on haussait les épaules quand ça venait dans la conversation en disant que quand même, tellement d’années de bisbille pour une maison que les uns auraient pris aux autres, c’était peut-être un peu fort de rancœur. Personne ne demandait si peut-être, il n’y avait pas une autre raison, plus profonde. Et puis, ça n’avait rien à voir avec les loups, alors forcément, je ne me suis pas posé de question.

Moi, je suis de bon voisinage. Je ne fais pas d’histoires. Je parle avec tout le monde, je soulève mon chapeau devant les vieilles gens, de temps en temps, je vais au bal, et je ne dis pas non à une partie de boules au crépuscule. Plus souvent qu’à leur tour, les habitants du village viennent dans ma petite boutique pour papoter, plus que pour acheter leur pain. Je sers un café aux copains, et on tient la devanture en regardant les gens passer. C’est une vie paisible, confortable. Pourquoi je me serais inquiété ? Bien sûr, il y a eu des avertissements, des alertes, des petits accrocs ça et là, mais je choisissais toujours de voir le bon côté des choses. C’est comme pour le glissement de terrain. Ça faisait des années qu’on disait qu’il fallait pas aller vers la caverne, parce que la terre est meuble et un jour tout va dégringoler. Et ça faisait des années que l’Ours, notre garde-chasse attrapait les promeneurs là-haut, qui lui répondaient “Oui, mais c’est en haut qu’on trouve les meilleurs champignons. Et puis c’est juste moi”. Saur que les bons coins à champignons ça se partage. On le dit à son meilleur copain, à ses enfants, à son père et au curé, parce qu’il est bien urbain, et que c’est plus facile de gagner son pardon quand il a le ventre plein d’une bonne fricassée de bolets. Alors, c’est c est jamais juste une personne. Et c’est jamais juste une fois. Donc devinez ce qui est arrivé ? Un beau matin, la moitié de la montagne s’est cassé la figure sur les prés aux vaches. La boue a atteint la Neste, elle a charrié brun pendant des semaines.

Dans notre cas, c’était un peu pareil. Il n’y a pas eu de tremblement de terre ou de gros orage. Plutôt une accumulation de petites choses de plus en plus fréquentes. Je crois que la première fois que j’ai réalisé qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, c’était ce matin où Cam est venue acheter son pain, comme à son habitude, et m’a dit, entre les nouvelles de ses filles à la ville et le « bonne journée et à demain », qu’une des chèvres de Mathurin avait disparu. « Un loup, sûrement », a-t-elle commenté. Un loup ? Je me suis gentiment moqué. C’est des bêtises de la vallée, ça, de citadins qui ne sont jamais montés dans les hauteurs. Les pauvres bêtes savent à quoi s’en tenir, avec nous autres, elles reste à l’écart de nos village. « Mais non, a répondu Cam, l’air sombre. Pas ce genre de loup. Un loup à peau humaine », Là-dessus, elle a poussé la porte. Moi, une fois sûr qu’elle avait tourné le coin de la rue, j’ai ri, et j’ai haussé les épaules. Des loups à peau humaine, c’est une bonne blague, j’ai pensé. Les loups, il y en a dans le coin, comme partout, mais vu comment Mathurin garde ses bête, il y avait plus de chance que sa chèvre ait décidé d’aller explorer un peu l’autre versant de la montagne, voir si l’herbe y était pas plus verte. Et puis j'ai vu qu’il était treize heures. Alors j’ai fermé boutique, emballé une baguette pas trop cuite et je l’ai portée à Tristesse.

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