Acte 1 - Chapitre 4

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Elle s'attendait à voir des inspecteurs entrer dans le restaurant. Elle s'y attendait comme quand elle avait vu partir son père après des années de disputes avec sa mère. Comme quand elle avait embarqué sur ce bateau en quittant la Corée du nord, chassée par la dictature et la peur. Un bateau rempli d'âmes à la dérive, de cœurs plein d'espoir et qui connaîtraient plus tard la cruauté et la désillusion. Des images gravées à jamais dans chaque pore de sa peau mais qui, heureusement, n'avait jamais ôté à son visage son aspect naïf et enjoué. Mido Woo-Jin était une jeune femme de vingt-trois ans dotée d'un sixième sens pour anticiper les grands changements de sa vie.

Serveuse depuis quelques mois au restaurant Fleur de Lotus, elle avait prévenu les autorités que le corps sans vie d’Eroe se trouvait au beau-milieu d'une ruelle à proximité de son lieu de travail. Quatre années à Londres et la première leçon que lui apprit le cinéma occidental, c'est la rigueur avec laquelle tout bon inspecteur commence toujours par interroger le premier témoin. Et les films ont parfois raison.

Ethan ne paraissait peut-être pas aussi beau qu'un acteur hollywoodien, mais possédait un certain charme. Un visage carré, une mâchoire forte et une certaine prestance s’ajoutaient à son capital séduction. Les traits fins qui creusaient son visage étaient des plus agréables et l’on pouvait aisément deviner sous son costume noir le corps svelte et robuste d’un homme qui s’entretient. Quand l’inspecteur se présenta au restaurant, Mido remarqua sa posture singulière. A l'arrêt, l'inconnu joignait ses mains en avant, la gauche agrippant la droite, lui donnant un aspect des plus solennel et calme, rappelant la pose d'un percepteur d'impôt.

- Bonjour mademoiselle Woo-jin, je souhaiterai m’entretenir quelques instants avec vous, annonça Ethan en présentant sa plaque d’inspecteur.

La jeune femme l'accueillit avec le sourire et le fit s'asseoir à une table vide au fond de la salle. Le lieu paraissait propre, la carte attrayante, et le service impeccable dans un cadre propice au tourisme. Au premier coup d’œil, Ethan comprit que les propriétaires de l'établissement ne semblaient pas apprécier la visite de la police. Aussi, Mido ne fut nullement étonnée de voir son patron lui glisser discrètement "Soyez brève et remettez-vous au travail". Elle n'aimait pas cet homme. Son odeur de transpiration constante, ses dents de devant jaunies par la cigarette et sa fâcheuse tendance à inonder ses cheveux de gel coiffant participaient à son aspect repoussant et grotesque. “Il faut parfois faire des concessions pour conserver son job” se disait-elle, surtout quand celui-ci avait été si difficile à trouver. A son arrivée au pays, elle avait eu bien du mal à apprendre une nouvelle langue et à s'intégrer dans un environnement si différent du sien. Cet homme, aussi antipathique fut-il, avait au moins le mérite de lui laisser sa chance.

Mido servit à l'inspecteur un verre d'eau et prit place face à lui. Peu de temps après, on posa sur la table quatre brochettes aux poulets et deux sashimis qui dégageaient une succulente odeur de viande grillée et de poisson frais. Ethan lui fit un signe de la main, invitant son interlocutrice à se servir dans son assiette mais celle-ci déclina poliment l'invitation. En fond sonore, la radio diffusait à nouveau ses banalités habituelles, comme si la mort d’Eroe était déjà de l’histoire ancienne.

- Madame Woo-jin, je ne vais pas vous déranger longtemps. Vous avez appelé la police à minuit trente hier soir, heure à laquelle vous avez découvert le corps sans vie d’Eroe. Avant cela, où étiez-vous ? Commença-t-il en notant tout sur un petit cahier de cuir noir.

Elle remarqua immédiatement son petit accent Ecossais au charme certain. Sa voix paraissait détendue, chaque mot prononcé distinctement et avec pondération. Mido tripotait la manche de sa chemise à motif cerisier tout en pinçant ses lèvres avant chaque début de phrase. Ethan le remarqua, et le rangea dans un coin de sa tête dans la catégorie "tic et autres manies du témoin”.

- J'étais restaurant. Nous avons terminé le service, je rangeais. Je suis sortie pour les poubelles comme tout le soir. J'ai alors vu le corps. J'ai tout de suite appelé le police.

L'inspecteur remarqua les quelques fautes de langages, y trouvant un certain agrément. Après de rapides vérifications pour corroborer ses dires, Ethan reprit le cour de la conversation tout en savourant une autre de ces délicieuses brochettes.

- Quand vous étiez dans le restaurant, vous n’avez rien entendu d’étrange au dehors ?

- Non monsieur. Mais il y a beaucoup de bruit au restaurant.

- Bien. Avez-vous touché au corps ? Avez-vous remarqué quelque chose d'étrange quand vous l'avez découvert ? demanda-t-il en prenant une bouchée.

- J'ai pas touché le corps. Je appelais tout de suite la police.

Elle marqua un arrêt pour réfléchir à la deuxième question. Ethan remarqua ses yeux amandes et ses petites lèvres bombées. Malgré la fatigue due à une nuit des plus agitée, l'inspecteur fut saisi par sa beauté atypique. Différentes particularités de son visage qui la rendait séduisante : un grain de beauté près de l'oreille droite, une petite cicatrice sous l'arcade sourcilière, un nez légèrement aquilin et asymétrique. Un charme hypnotisant dissimulé dans de petits détails.

- Rien remarqué monsieur.

- Bien.

La note fut déposée sur la table par une autre serveuse du restaurant. Ethan sortit son portefeuille et remplit d’un billet de vingt dollars la petite coupelle.

- Vous sous-louez un petit appartement à quelques rues d'ici d'après mes renseignements. Vous êtes à Londres depuis quatre années maintenant. Est-ce que le pays vous plait ?

- Oui, beaucoup.

Ethan lui sourit; un sourire rassurant. L'inspecteur avait ce don naturel pour mettre à l'aise les personnes qu'il interrogeait. Il attrapa le dernier sashimi en regardant du coin de l’œil le propriétaire du restaurant qui semblait s'impatienter de la durée de l'entretien.

- Je ne vous dérange pas plus longtemps madame Woo-jin. Je vous laisse ma carte, si jamais vous vous rappelez de quelque chose, même un infime détail, appelez moi !

Il lui tendit une petite carte blanche sur laquelle on pouvait lire son nom et son numéro professionnel. Ethan se leva, remercia Mido Woo-jin et quitta le restaurant de son pas élancé. Les indices étaient toujours aussi maigres, mais rien de surprenant. Le meurtre se voulait spectaculaire, mais avait été exécuté avec une minutie incroyable. Comment réussir à tuer un être doté de capacités hors du commun sans être rigoureux ? Se laissant porter par sa marche, Ethan Epping retourna derrière l'établissement pour examiner une dernière fois la zone. S'engouffrant dans la ruelle, il sortit son téléphone portable de sa poche intérieure.

- Larry ? Tu as du nouveau de ton côté ? Demanda Ethan Epping tout en marchant.

- Non toujours rien. J'ai tout passé au peigne fin. Deux fois. Je le fais encore une troisième fois et je fonce interroger le voisinage avec Spaney.

Un air de lassitude transparaissait sous sa voix enjouée.

- J'ai comme la mauvaise intuition que les interrogatoires ne seront pas plus concluants. Notre tueur a la discrétion d'un fantôme.

- Les fantômes ça n'existe pas Ethan.

- On a un mort qui pouvait soulever un immeuble avec ses mains.

- ça ne lui a pas suffit pour échapper à la mort.

Il marquait un point.

- Je vais inspecter encore une fois la ruelle pour voir si rien ne nous a échappé. On se tient au jus Larry.

Quand il sortit la cigarette de son paquet, Ethan eu un petit soulagement. Cette merde le suivait depuis des années mais se défaire de ce petit plaisir lui demandait trop de sacrifice. La fumée de nicotine, une fois expirée, alla se fondre parmi celles que dégageaient les bouches d'aération des différents bars et brasseries alentours. La petite allée était sombre, et la place de Neal's Yard déserte. Elle si animée, si propice à la fête semblait porter sa robe de deuil. Une certaine tranquillité émanait de ce lieu, théâtre quelques heures auparavant du plus important meurtre de l'histoire. Cette dichotomie étonna l'inspecteur. Epping passa devant ses collègues qui étaient restés sur place en surveillance pour les saluer.

- Rien à signaler inspecteur, la nuit a été calme, si je puis me permettre, répondit l’un des policiers.

L’autre, le plus imposant, proposa à l'inspecteur un sandwich ou une bière qu'ils gardaient au frais dans une glacière. Ethan les remercia mais l'idée d'un alcool parcourant sa bouche, tombant dans son foi déjà mal mené ne lui procurait aucun plaisir. Il se contenta d'une bouteille d'eau.

En parcourant la zone, l'homme remarqua les traces de craies ainsi que les banderoles qui encerclaient encore les lieux , l'éblouissant de leur jaune pétard sur lesquelles on avait imprimé en caractère gras "SCENE DE CRIME NE PAS ENTRER". Il tourna quelques fois autour de la rue, s'arrêtant à certains endroits, essayant de trouver une trace, un indice. Toujours rien. Aucun vestige de sang ou de lutte, aucun impact causé par un être aux pouvoirs exceptionnels. Rien que de la craie et des sillons de bitume parcourant toute la rue.

-Je suis le tueur, murmura-t-il. J’ai suivi Eroe jusqu’à cette impasse. Peut-être que je le poursuivais depuis un bon moment. Je lui faisais peur.

L’inspecteur gribouilla quelques lignes sur son précieux carnet.

- L’endroit. La victime. Tout est trop précis pour être un hasard. Mon piège se referme. Il est à ma merci. Je possède la puissance de le tuer en un coup.

Ethan mimait la scène sous le regard intrigué des deux policiers.

- Boom ! Je le tue. Le piège que je prévois depuis des semaines, peut-être des mois, prend fin. Il est à mes pieds. Il est...à mes pieds...

Ethan se bloqua de tout son long, arrêtant le temps et l'espace autour de lui. Comme une enclume remontant à la surface, une idée se faisait entendre du tréfonds des abysses de son inconscient. Dans ce cas-là, mieux valait cesser toute activité et se concentrer sur cette enclume, ou alors elle disparaîtrait à jamais. Petit à petit, avec patience, l'idée émergea doucement de son tombeau. Les sillons sur le sol étaient lisses, droits, comme taillés pour une raison précise. Il essaya de suivre leur trace des yeux, les lignes se répandant du début de la ruelle au fond de l'impasse.

- Excusez moi, demanda l'inspecteur à un policier de garde. Toutes ces traces sur le sol, qui les a faites ? Dit-il en désignant différents endroits de la rue.

L'homme à qui il s'adressa ne lui répondit pas tout de suite, étonné par ses propos. Déglutissant une gorgée de bière, il se tourna vers l'autre flic qui, en guise de réponse, haussa les épaules. Puis, en regardant autour de lui, il fut obligé de reconnaître le caractère étrange de ces marques. Les pas des officiers et la poussière naturelle en avaient estompées certaines, mais le reste était pleinement visible.

- Je ne comprends pas inspecteur. On est resté debout toute la nuit mais nous n'avons rien vu et...

Ethan ne prêta aucune attention aux excuses de ses collègues. Quelque chose se passait sur cette enquête à cet instant précis. Son pas s'accéléra, tournant autour de ces lignes gravés à ses pieds pour essayer d'en comprendre le sens. Son cerveau se mit à cogiter à toute vitesse, essayant de garder tout son calme et sa lucidité. Avec sérénité, il frotta la pierre de son briquet et alluma une deuxième cigarette. L'inspecteur fit les cents pas pour tenter de déchiffrer cette énigme comme un archéologue déchiffrant un hiéroglyphe. Elles étaient incrustées dans la pierre et tracées à l'aide d'un objet pointu. Il ne verrait rien en restant ici, il lui fallait prendre de la hauteur.

Il retourna au restaurant à toute allure. Mido servait des clients au fond de la salle principale quand il entra comme une furie. La jeune femme s'étonna de son retour précipité.

- Est-ce que vous avez un moyen d’accéder à l’escalier principal ? interrogea l’inspecteur d’une voix vive et pressée.

La coréenne lui indiqua une petite porte cachée derrière un rideau. Mido Woo-jin observa l’homme s’y engouffrer à vive allure. Arrivé au deuxième étage, Ethan Epping toqua à la première porte venue. Une vieille dame vint lui ouvrir. Son insigne en main, l'homme lui demanda l'accès à sa fenêtre pour les besoins d'une enquête. Celle-ci, un peu déroutée par la demande, le laissa tout de même entrer, n'osant s'interposer face à un policier. Le pas sûr et rapide, il traversa un grand salon à la décoration ancienne et ouvrit en grand la fenêtre donnant sur la ruelle. La petite brise qui s'en échappa le fit frissonner. Les deux flics, vu d'en haut, continuaient de tourner autour des marques sur le sol. Les lignes demeuraient à peine visibles. L’inspecteur Epping pu tout de même en déchiffrer le message sans pour autant en comprendre le sens :

" Ronces mortes "

Ethan prit quelques minutes pour relire plusieurs fois chaque lettre, chaque mot. Le message devait faire dix mètres de long pour cinq de haut. Les lettres parfaitement écrites, comme si une main les avait tracé sans lever le stylo. Une main gigantesque vu la taille du graffiti. Pourquoi et comment écrire ça ? Depuis hier, la scène demeurait en constante surveillance. Dans son dos, l'inspecteur comprit que la locataire de l'appartement s'impatientait de voir cet inconnu penché contre le rebord de sa fenêtre. Aussi s'empressa-t-il de prendre en photo l'étrange message avant de remercier la dame de sa patience.

Les policiers en poste s’étonnaient qu’une telle chose leur soit passé sous les yeux. Cette déclaration tracée dans la nuit était apparue subitement sans que personne ne s'en aperçoive. A moins qu'elle ne fut déjà présente la veille ? Il chercha au fond de sa poche et extirpa son téléphone comme s'il devait sortir son arme.

- Larry ? J’ai trouvé quelque chose. Un message écrit en géant sur le sol. Comme je te dis. "Ronces mortes". Je t'envoie la photo par sms. Tu peux vérifier les caméras de surveillance laissées sur place ? Soit le tueur est revenu cette nuit, soit le message était sous nos yeux depuis le début."

En raccrochant, Ethan posa sur ses lèvres une autre cigarette. Un besoin urgent de décompresser face à l'overdose d'adrénaline qu'il venait de vivre. Lui si calme se laissait parfois envahir par l'effervescence de l'action. Ces instants lui rappelaient à quel point son métier le faisait vibrer. Hors de question de se relâcher pour autant, il tenait enfin son grain à moudre. Après avoir demandé aux agents de redoubler de vigilance, il quitta les lieux à toute allure pour rejoindre sa Chevrolet. Une fois à l'intérieur, l'inspecteur démarra le moteur en trombe afin de rejoindre les bureaux le plus vite possible.

Quand Ethan rentra au poste, il s'empressa de se rendre au bureau de Larry s'enquérir de ses avancées tout en invitant ses collègues à venir voir sa trouvaille. Son ami se trouvait face à un écran, le visage figé, les paupières baissées. Les nombreux cadavres de gobelet qui jonchaient son bureau suggéraient un besoin urgent de caféine.

- J’ai trouvé un message sur les lieux du crime, annonça fièrement Ethan en saisissant un bonbon qui se trouvait à proximité d'une agrafeuse.

Larry Fox ouvrit un fichier rangé dans un dossier portant le nom de Camera_NealsYard_21012017.mov.

- Regarde, rétorqua son équipier en pointant du doigt son écran. C’est la caméra ouest de Neal’s Yard, l’angle permet d’avoir un bon aperçu de l’impasse.

Epping n'en croyait pas ses yeux. Le message se cachait depuis le début, bien à l'abri des regards. Un indice laissé par le tueur. Ethan eut alors une certitude : le meurtrier voulait être retrouvé.

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