DESIERTO 1
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5 décembre 2028
Le professeur Charles Duisenberg vérifia pour la vingtième fois ses fiches. Il desserra son nœud de cravate. Une sueur légère perlait à ses tempes. Il pinça l’arête de son nez pour tenter de chasser le point de sinusite logé quelques centimètres plus loin sous son crâne, juste entre ses yeux. Sans succès.
Le soleil déversait sa lumière par la haute fenêtre. Le bureau sentait l’encaustique, les fleurs fanées, le luxe et le pouvoir. Quelle chaleur ! Trente-six degrés Celsius au mois de décembre ! Du jamais vu.
Duisenberg étira ses longues jambes. Depuis combien de temps attendait-il ? Trente minutes, une heure ? Mais qu’est-ce qu’il foutait ?
Le professeur se leva et s’approcha de la fenêtre. Deux jardiniers armés de sécateurs taillaient des rosiers couverts de fleurs. Un autre égalisait le gravier de l’allée flanquée de buis à l’aide d’un râteau.
Une porte grinça dans son dos. Duisenberg sursauta et se retourna. Le petit homme qui l’observait était vêtu d’un costume bleu, d’une chemise blanche et d’une cravate rouge. Son regard inquisiteur parcourut le professeur de bas en haut, comme un scanner d’aéroport. À la droite de l'homme vêtu de bleu, un militaire couvert de décorations adressa un regard morne au professeur. Le général Faugiard, chef de l’état-major. Pas un allié, se dit Charles Duisenberg, qui, de toute façon, n'avait jamais porté les militaires dans son coeur.
— Monsieur Duisenberg, quelles nouvelles apportez-vous ? Je vous rappelle que, dans l’antiquité, on décapitait les oiseaux de mauvais augure.
— Ce sera bientôt le cadet de mes soucis, monsieur le président. Je vous montre ?
— Allez-y, fit le chef de la nation en désignant le bureau. Mais soyez bref. Si je vous reçois, c’est parce que ma femme l’a demandé.
— Votre épouse est une astrophysicienne réputée, monsieur le président. J’ai envoyé des rapports à vos services et au ministère de la Défense sans obtenir la moindre réponse. Mes travaux végètent probablement dans le tiroir de l’un de vos secrétaires et vous n’en auriez jamais eu connaissance si je n’étais pas passé par son intermédiaire,
Duisenberg ouvrit sa mallette et étala différents documents sur le bureau marqueté. Il aligna trois clichés.
— Cette image modélisée représente l’astre solaire. En vert, la courbe du soleil. En gris, la corde magnétique qui précède toujours une éruption solaire, et en rouge, l’éruption en question. Pour vous donner une idée, la taille de cette éruption correspond à vingt fois le diamètre de la Terre. Cette langue de plasma projetée depuis la chromosphère, la partie basse de l’atmosphère solaire, faisait huit cent mille kilomètres de haut, monsieur le président.
— Et alors ?
— Alors, cette éruption qui s’est déroulée le 13 décembre 2006 a déclenché un orage magnétique qui a momentanément perturbé les communications satellitaires. Par ailleurs, la température au niveau de l’équateur de la planète Mercure, située à 58 millions de kilomètres du soleil a fait un bond momentané de 60 degrés. En quelques secondes, elle est passée de 427 à 490 degrés Celsius.
— Le rapport avec nous ?
— La Terre est située à 148 millions de kilomètres du soleil à cette période de l’année. Fort heureusement, l’atmosphère nous protège de ses caprices. Les différents relevés effectués ont cependant montré une hausse ponctuelle de 0.8 degrés suite à cette éruption.
— Franchement, nous sommes au mois de décembre, il fait presque quarante degrés, et vous me dérangez pour une hausse inférieure à un degré qui a eu lieu voici plus de vingt ans. Vous vous foutez de ma gueule, Duisenberg ?
— Non, monsieur. Comme vous le savez, le président des Etats-Unis a décrété le 16 juillet 2018 que le problème de la couche d’ozone n’en était pas un, que l’utilisation des ressources fossiles était la seule et unique solution aux carences énergétiques et a incité, moyennant finances, la quasi-totalité des pays émergents à lui emboîter le pas.
— Professeur, si j’avais besoin de cours de géopolitique, et je n’en ai pas besoin, je ne m’adresserais pas à vous. Venez-en au fait, ou partez.
— J’y viens, monsieur. Comme vous le savez, pour corroborer la logique systémique qui veut que de multiples facteurs négatifs amplifient de façon exponentielle les résultats attendus, la couche d’ozone a quasiment disparu.
— Je sais. Et alors ?
— Alors, monsieur le président, l’étude des cordes magnétiques est, sans fanfaronner, ma spécialité. Depuis cinq années, mes collaborateurs et moi-même avons démontré que ces cordes précédant les éruptions solaires pouvaient se lier les unes aux autres, pour en créer de plus puissantes.
— Et des éruptions solaires de plus en plus grandes ?
— Exactement. Sur cette image, vous voyez notre dernière modélisation. La sphère de gauche représente le soleil.
— Et ce halo gris, tout autour ?
— Une corde magnétique exceptionnelle, monsieur.
— Et, si vous aviez raison ?
— Une langue de plasma de 40 millions de kilomètres. Mercure passerait au barbecue et la Terre serait frappée par une vague de chaleur sans précédent dans son histoire.
— Dans combien de temps ?
— Entre un et six mois.
— Quelle température ?
— Je peux sans doute me tromper, monsieur, la marge d'erreur se situe autour d’une dizaine de degrés.
— Quelle température, monsieur Duisenberg ?
— D’après mes estimations, 375 degrés Celsius.
— Foutaises ! gronda le général. Ce ne sont que des foutaises. Croyez-moi, monsieur le président, si un tel risque existait, mes services l’auraient identifié depuis longtemps. Foutez-moi cet incapable dehors. 375 degrés. Et pourquoi pas le déluge, Noé ou la fin du monde, pendant qu’on y est !
— Je n’ai pas fini, général.
Le président regarda sa montre.
— Duisenberg, par respect pour mon épouse qui est loin d’être une idiote, je vais vous accorder quinze minutes de mon temps.
Le général émit un soupir de dépit et se figea, les mains derrière le dos.
— Soyez concis, reprit le président, et concret.
Le professeur désigna un document sur lequel le globe terrestre apparaissait en coupe.
— Notre souci majeur concerne la concomitance des évènements magnétiques. Je vous rappelle que le champ magnétique de la Terre est généré en son cœur. C’est l’effet de dynamo du aux mouvements de convection dans le noyau terrestre composé à quatre-vingt-dix pour cents de fer liquide qui crée le champ magnétique dipolaire axé autour d’une ligne passant par les pôles nord et sud. Ce champ magnétique terrestre a lui-même créé la magnétosphère qui dévie les particules de haute énergie du vent solaire et des rayons cosmiques. Sans cette magnétosphère, la Terre ressemblerait à la planète Mars.
— Mais encore ?
— Le champ magnétique n’est pas stable et il peut s’inverser. Cela s’est produit la dernière fois il y a huit cent mille années. Les intervalles entre les inversions sont irréguliers et peuvent varier entre cent mille ans et plusieurs millions d’années. Durant la phase de transition, le bouclier magnétique chute à moins de dix pour cent de sa valeur habituelle. Or, les prévisions de mes collègues les plus pessimistes situaient le début de ce processus dans mille cinq cent ans.
— Tout va bien, alors.
— Tout irait bien si je n’étais pas encore plus pessimiste qu’eux. Monsieur le président, je pense que l’inversion a déjà commencé. Le bouclier, selon mes calculs, a perdu à ce jour soixante-cinq pour cent de son efficacité.
— Monsieur le président, fit le général d’un ton sec, permettez-moi d’intervenir. Des élucubrations de savants fous ou d’adeptes de la théorie du complot, on en trouve des milliers sur internet. Entre le calendrier maya qui prévoyait la fin du monde pour 2012 ou les adeptes des apocalypses en tout genre, le monde est rempli de gugusses prêts à croire n’importe quoi !
— Mon épouse n’est pas une gugusse, général ! Elle est docteur en astrophysique et j’ai totalement confiance en elle.
Le général se renfrogna mais n’osa répliquer. Le regard qu’il lança au professeur était sans ambigüité. Se faire taper sur les doigts, d'accord, mais pas devant témoin, et encore moins devant un civil. Duisenberg comprit que le général était passé de la catégorie "ennemi potentiel" à celle des "ennemis mortels".
— Par contre, reprit le président en fixant Duisenberg, si jamais je m’aperçois que vous avez manipulé mon épouse avec des sornettes et votre vernis de futur prix Nobel, vous êtes un homme fini.
Le professeur avala difficilement sa salive avant de reprendre son exposé.
— La probabilité que la Terre soit affectée par l’éruption solaire est néanmoins limitée. On ne peut prévoir la direction que prendra la langue de plasma. Cet enchevêtrement de cordes magnétiques est si vaste que l’éruption peut se produire à n’importe quel endroit de la chromosphère solaire. En fait, la probabilité que cette langue plasmatique prenne la direction de la Terre n’est que de quatre pour cent.
— Et si cela se produisait ?
— La Terre subirait une élévation de température variant selon les zones du globe de 310 à 400 degrés Celsius. Cette exposition durerait environ trois jours.
— Trois jours ! Avec quelles conséquences ?
— La chaleur détruirait l’ensemble des écosystèmes à l’exception des espaces subaquatiques. Par ailleurs, les perturbations électromagnétiques seraient d’une telle intensité que l’utilisation d’appareils électriques ou électroniques non blindés serait inenvisageable pour les cinquante prochaines années. Quant aux transmissions, à l’exception des sémaphores ou des signaux de fumée, autant s’asseoir dessus pour les deux ou trois siècles à venir.
— En résumé, vous nous proposez un retour à la préhistoire.
— En pire, monsieur le président, en pire.
— Concrètement, professeur, quels seraient les moyens de protéger la population et nos infrastructures d’une telle catastrophe ?
— Si cela se produisait, avec une projection directe de la langue plasmatique en direction de la Terre, cela reviendrait à placer notre planète dans un four à pyrolyse pendant trois journées. Les montagnes perdraient la quasi-totalité de leur manteau neigeux, la surface terrestre serait entièrement grillée, les routes fondraient, des incendies se déclareraient partout à l’exception des zones désertiques, et toutes les personnes qui n’auraient pas trouvé un abri mouraient en moins d’une minute. Par ailleurs…
— Un abri est donc possible ?
— Entre la détection de l’éruption et le moment où les vents solaires frapperaient la Terre, on peut estimer la durée à deux heures.
— Pour ?
— Rejoindre des bunkers comme ceux qui sont enterrés sous nos pieds, ou encore des espaces souterrains, mines, sous-sols isolés et profondément enterrés, chambres-fortes ignifugées… Il y a quelques solutions.
— Une estimation des pertes humaines, professeur ?
— Plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population du globe. Et encore, si les mesures de protection sont anticipées : mise en réserve de semences végétales, préservation minimale des espèces animales, principalement des insectes, en quelque sorte l’arche de Noé que vous évoquiez tout à l’heure, général.
Le président soupira. Il s’assit sur un fauteuil tapissé de velours vert, pris sa tête entre ses mains, en proie à une profonde réflexion.
Le silence s’éternisa. Ni le professeur ni le général n’osait faire un mouvement.
Enfin, le président se releva.
— Vous savez, Duisenberg, ma fonction m’amène à rencontrer toutes sortes de personnes. Savants, militaires, diplomates, chefs d’états. Tous, à un degré ou à un autre, ont un os à ronger et des intérêts à défendre. Vous n’imaginez pas la pression des lobbys, les enjeux financiers à l’œuvre. Et pourtant, à la fin, la toute fin, c’est moi qui prends la décision. En mon âme et conscience. Et voilà ce que j’ai décidé, monsieur Duisenberg, sur l’affaire qui nous occupe. Je vous sens honnête, courageux, impliqué, mais je n’ai jamais entendu, de toute ma vie, un tel ramassis de conneries.
— Un quoi ?
— Professeur, si jamais j’entends encore une fois parler de vous, je vous fais interner. Croyez-moi, nous disposons de lieux de villégiature tellement secrets que vous même douteriez d’avoir existé un jour. Et maintenant, sortez et disparaissez, vous et vos élucubrations !
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