Desierto 2

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La voiture franchit le pont Cessart, bifurqua sur la jetée qui longeait la Loire et quitta Saumur en quelques minutes.

Le fleuve alangui serpentait entre les bancs de sable. Duisenberg ne se rappelait pas avoir constaté un niveau si bas, même en plein été.

Après une dizaine de kilomètres, il tourna sur sa gauche. La route sinua quelques instants entre les falaises de tuffeau avant de plonger au creux d’une ravine. La vieille Peugeot se gara dans un grincement de freins, à l’ombre d’un bosquet de noisetiers.

Les deux bergers allemands l’accueillirent dans un concert d’aboiements.

— Léon ! Max ! Fermez-la ! Je ne suis pas d’humeur.

Il se ravisa, s’en voulant un peu. Après tout, les chiens n’y étaient pour rien.

— Vous savez où est Lilian ? Non ? Lilian !

Pas de réponse.

Duisenberg s’approcha de la porte creusée dans la paroi rocheuse. Elle était entrouverte. Son fils était probablement descendu dans les caves pour travailler sur les réserves et avait, comme d’habitude, oublié de fermer. Duisenberg sourit. Avec Léon et Max dans les parages, le risque d’un cambriolage était minime.

Une vingtaine de mètres sous les vignes, la maison troglodyte des Duisenberg se perdait en diverses ramifications. Le professeur et son épouse étaient tombés amoureux de ces pièces fraiches, de cette pierre blanche et reposante. Comme le disait Lucie en parcourant les pièces, il suffisait de creuser pour agrandir leur paradis.

Le bonheur avait été de courte durée. Un an après la naissance de Lilian, Lucie était morte dans un accident de la route. Un chauffard l'avait percutée alors qu’elle quittait son cabinet vétérinaire. La voiture de Lucie avait terminé sa course dans un bras de la Loire et elle s’était noyée. Le chauffard, lui, avait fini dans le fossé et s’était endormi au volant avec plus de trois grammes d’alcool dans le sang.

Duisenberg avait traversé les semaines suivantes dans un brouillard confus, cerné d’ombres, de pleurs, de bribes de paroles réconfortantes dont il ne gardait aucun souvenir. Sa sœur Agathe était venue tous les jours pour s’occuper de Lilian. De Charles aussi.

L’interphone grésilla.

— Papa, la cellule photoélectrique s’est déclenchée. Tu es là ?

Duisenberg appuya sur le bouton rouge.

— Oui, je suis rentré. Tu es où?

—Dans la salle huit. Celle des céréales.

— J’arrive.

Le professeur sortit de la maison et traversa la cour. Il ouvrit une porte métallique enchâssée dans la paroi et actionna un interrupteur. Aussitôt, une guirlande d’ampoules s’alluma, chassant les ombres. Duisenberg descendit l’escalier en colimaçon. La température baissa rapidement. Treize mètres plus bas, un couloir fermé par une grille s’étirait dans une semi-pénombre. Le professeur composa un code sur le clavier serti dans le mur et la grille s’entrouvrit dans un chuintement.

À l’extrémité du couloir, un halo lumineux indiquait l’entrée d’une salle.

Duisenberg s’engagea dans le couloir flanqué de portes métalliques. Sur chacune d’entre elles, Lilian avait inscrit des notes au pochoir. S1 : germes et champignons – S2 : caduques et feuillus… jusqu’à la dernière salle dont la porte était ouverte.

Les cent mètres carrés étaient envahis de caisses plastiques soigneusement empilées. Au centre, Lilian était penché sur une paillasse de récupération, l’œil vissé à un microscope.

— Sarrasin, oseille et rhubarbe, lança le jeune homme. Je finis les polygonacées et je suis à toi !

Charles Duisenberg sourit. Son fils parlait de gamètes et de plantes dicotylédones comme d’autres évoquaient les résultats de la ligue des champions de football.

Le professeur avait toujours veillé à ce que Lilian soit ouvert aux autres et l’avait incité à partager les activités et les loisirs des jeunes de son âge. Lilian adorait le judo, la planche à voile, mais ses centres d’intérêt les plus marqués tournaient autour du monde végétal. Une véritable obsession.

Lilian avait réussi son bac scientifique avec mention très bien et avait enchaîné avec des études de biologie. Poussé par son directeur de mémoire, il avait effectué un stage dans le cadre du Svalbard Global Seed Vault, au fin fond d’une ancienne mine de charbon. Ce projet du gouvernement norvégien, initié en 1984, avait pour objectif de récupérer et de conserver des échantillons de toutes les espèces végétales de la planète. Les conditions de stockage permettraient de sauvegarder les graines pendant des centaines d’années. Lilian Duisenberg avait passé une année merveilleuse dans cette région du Spitzberg.

— J’ai rencontré le président, dit Charles.

Lilian suspendit son geste et leva les yeux vers son père.

— Alors ?

— Il ne m’a pas cru.

— Quel con ! Tu lui apportes noir sur blanc la preuve que nous risquons de passer à la casserole et il s’en fout ?

— Il va peut-être réfléchir, me recontacter.

— Tu y crois ? Sincèrement ?

Charles marqua une pause, essaya de se remémorer un signe positif dans le discours du président.

— Non. Les risques sont trop grands pour lui.

— Et si tu rappelais sa femme ?

— Il a été clair. S’il entend encore parler de moi, il me fera interner.

— Désespérant.

— Après tout, il a peut-être raison. Imagine le chaos. Social, économique… La panique. Alors qu’il y a quoi ? Dix pour cent de probabilité que les cordes se réunissent, et si tel était le cas, quatre pour cent que les vents solaires frappent la Terre.

— Quand une graine de pissenlit s’envole, il y a une chance sur mille qu’elle se transforme en fleur. Et des pissenlits, on en a plein le jardin.

— Quoiqu’il arrive, tu auras fait ce qu’il faut, fit Charles en désignant les caisses amoncelées.

— Je n’arriverai jamais à une durée de conservation semblable à celle du Svalbard mais, après tout, ce qu’on leur demande, c’est de résister à une température de 50 à 60 degrés pendant trois jours.

— Si mes calculs sont exacts.

— Papa, il y a quinze mètres de tuffeau au dessus de nos têtes. J’ai stocké vingt mètres cubes d’eau et de quoi tenir six mois en nourriture.

— Pourquoi six mois ?

— La centrale nucléaire de Chinon est à trente kilomètres à vol d’oiseau. Que se passera –t-il si elle passe au grille-pain et que tous les ingénieurs censés la faire tourner prennent un gros coup de chaud ?

— Vu comme ça. Et le gaz carbonique ? Six mois sans oxygène, c’est long.

— J’ai installé des conduits jusqu’aux anciennes caves à champignons. Cinq hectares de troglos ! J’ai stocké en salle trois des panneaux photovoltaïques. Une fois le coup de chaud passé, je les installerai au nord des vignes. Il y a largement de quoi nous éclairer et de quoi alimenter le générateur pour l’aération.

— Et sinon ?

— Quatre lits dans la salle neuf, six dans la salle sept, plus un canapé pourri, l’intégrale de San-Antonio, de la vaisselle et deux tabourets. C’est Byzance !

— Pour ceux qui auront le temps de s’abriter.

— Quand même, je suis scié que personne ne t’ai cru.

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