Chapitre 12

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Je tâchai de ne rien laisser paraître de ma nervosité, mais cette femme me mettait mal à l'aise. Elle commença par me demander comment j'avais eu connaissance de l'annonce. Je restai vague en prétendant avoir trouvé le papier par hasard dans la rue.

  • Quel âge avez-vous ? Demanda-t-elle sans transition.

  • Dix-sept ans, répondis-je d'un ton égal. Je suis en terminale.

  • Mineure, donc, précisa la jeune femme en écrivant sur sa feuille.

  • Cela pose-t-il un problème ?, m'enquis-je en essayant de faire taire l'espoir que cette éventualité m'inspirait.

  • Aucun, dit-elle. Les années précédentes, nous avons eu des jeunes filles plus jeunes que vous qui s'en sont parfaitement bien tirées. La question est de savoir si vous êtes capable d'en faire autant.
  • Eh bien..., commençai-je.

  • Ne vous vendez pas, me coupa-t-elle, je connaitrai la réponse à la fin de cette entrevue. C'est pour cela que nous sommes ici toutes les deux, non ?

  • Bien sûr, affirmai-je en rougissant légèrement.

Elle poursuivit donc l'entretien. Certaines de ses questions me laissaient perplexe, telles que « Êtes-vous capables de fermer les yeux devant une provocation ouverte ? » Ou « Comment réagiriez-vous si un homme vous demandait de l'attendre après votre service ? ». En réalité, les réponses auraient pu me paraître évidentes en d'autres circonstances, mais, sachant que mes employeurs appartenaient aux Crips, je ne savais plus trop quelle opinion adopter. Je mis donc un point d'honneur à ne pas donner d'avis arrêté sur ces questions, brodant une réponse qui ne voulait dire ni blanc, ni noir, comme nous l'avait appris Monsieur Foster en cours de philosophie.

Je remarquai aussi que Mme Lopez étudiait attentivement ma personne, fixant parfois un point de mon visage, la courbure de ma gorge ou les mouvements de mes mains, avant de s'empresser de noter ses observations sur sa feuille de papier. Je pris garde à ne pas paraître gênée, affichant un air fier sans être hautaine. Au bout d'une heure, elle avait posé sa dernière question et me demanda de me lever.


Prenez ça, dit-elle en posant un plateau chargé de pots à crayons sur mes mains. Allez dans le couloir et revenez, que j'observe votre démarche. Il va sans dire qu'aucune chute ne sera tolérée.


Je portai le plateau sur le plat de ma main droite et déambulai dans le couloir en me sentant parfaitement idiote. Heureusement, personne n'était là pour me remarquer. Lorsque je revins dans le bureau, Mme Lopez appuya sur le bouton d'un chronomètre.

  • Bien, dit-elle en m'arrachant le plateau des mains. Un temps respectable, ne traîne pas en route, murmura-t-elle en écrivant. Très bon maintien, démarche souple, sens de l'équilibre... Je crois que nous allons tomber d'accord, Mademoiselle Abbott.

J'affichai un sourire ravi et mesuré à la fois, soucieuse de ne pas trop laisser transparaître ma joie. Elle griffonna quelque chose sur un bout de papier, l'agrafa à sa prise de notes puis me la mit en main.


  • Rendez-vous à cette adresse, le plus tôt possible, dit-elle. Vous remettrez ces observations à la personne dont j'ai indiqué le nom et l'adresse. Ce sera votre employeur et, comme il a parfaitement le droit de l'exiger, il tient à voir chaque nouvelle personne engagée pour cette soirée. Vous comprendrez très vite à quel point elle est importante à ses yeux.

Je la remerciai et je crus déceler un soupçon de sourire derrière le masque rigide de ses lèvres fines. Elle me raccompagna au rez-de-chaussée, me serra la main et me souhaita bonne chance.


Ce n'est qu'une fois dehors, lorsque la pression fut redescendue et que mon corps donna l'impression de pouvoir s'envoler dans le vent comme n'importe quel flocon de neige, que je lis le nom sur le papier. Et je déchantai. Il était écrit : Lincoln Wise. Qui était cet homme ? Le chef de la bande ? Mais pourquoi avait-il le même nom de famille que Chase et Seth ? Leur vrai nom de famille avant que la famille Myers  les adopte ? N'étaient-ils pas censés être les deux seuls membres de leur famille encore vivants ? Lorsqu'ils avaient perdu leurs parents, il ne s'était trouvé aucun parent pour les adopter ! Lorsqu'ils avaient perdu leurs parents, il ne s'était trouvé aucun parent pour les adopter ! Et pourtant...


Mon portable m'indiqua que je disposai encore d'un certain temps avant que ma mère ne rentre du travail – l'entretien avait duré moins longtemps que ce que j'avais prévu – et je décidai donc de me rendre immédiatement à l'adresse indiquée par Mme Lopez . Heureusement le nom de la rue ne m'était pas inconnu, aussi arrivais-je rapidement sur les lieux. Lincoln Wise habitait un quartier résidentiel plutôt simple, quoique sa maison soit la plus imposante de la rue. Un grand mur entourait un jardin d'une taille respectable, dissimulé aux yeux des passants, et seul le portail donnait un bref aperçu de la bâtisse sans âge, rouge brique, d'une grâce inexplicable, dans laquelle vivait mon employeur. Une belle voiture noire et brillante, dont je ne discernais pas la marque, était garée sur le gravier qui reliait le portail à la maison mais il n'y avait aucun signe de vie. Intimidée, je sonnai à la porte.


Une voix masculine me répondit dans l'interphone et j'exposai maladroitement mon nom et la raison de ma visite. Il y eut un silence suivit d'un bref « entrez », puis le portail s'ouvrit automatiquement. J'avançai prudemment le long du chemin tout en essayant d'adopter une attitude sereine. Les portes de la maison s'ouvrirent sur un homme qui semblait aussi vieux que sa maison mais, à l'égal de celle-ci, il renvoyait une image de puissance et de respectabilité. Ses cheveux étaient courts et aussi noirs que ses yeux au regard pénétrant. Sa bouche, esquissant un pâle sourire, donnait à son visage ridé un côté mystérieux et un peu effrayant. Tout son corps semblait déborder d'une énergie inhabituelle chez un homme de son âge.


  • Bonjour, dis-je en m'approchant. Je suis envoyée par Mme Lopez pour vous remettre ceci.

Je lui tendis les documents, mais il les ignora et se contenta de m'observer quelques instants avant de m'inviter à entrer. La porte donnait sur un grand salon sobrement décoré au milieu duquel trônaient deux grands canapés noirs et quelques fauteuils de la même couleur. Une rangée d'immenses étagères remplies des livres anciens s'alignait là où on se serait plutôt attendu à trouver une télévision. En y regardant de plus près, le matériel électronique de la pièce se résumait en un téléphone posé sur une petite table d'appoint, proche de l'entrée. Une grande vitrine occupait le fond de la pièce, remplie d'armes étranges d'une autre époque. Je me sentis immédiatement mal à l'aise.

  • Installe-toi, me proposa le vieil homme en désignant le canapé.

Je m'y posai lentement tandis qu'il prenait place dans le plus grand fauteuil, devant moi. Son regard perçant me donna l'impression de feuilleter mon esprit comme s'il s'était agi de l'un de ses vieux ouvrages et je réprimai un frisson de crainte teintée de respect. C'était le genre d'homme dont la simple présence suffit à vous faire courber l'échine. Aussi, je fus incapable de le regarder dans les yeux, ni même d'étudier les traits de son visage pour y chercher une quelconque ressemblance avec Chase et Seth. Tranquillement, le vieux Wise tendit la main devant lui dans l'attente des documents, que je plaçai entre ses doigts. Il les amena à lui, les parcourut brièvement du regard puis leva de nouveau ses yeux vers moi. Une fois de plus, je fis un effort pour qu'il ne perçoive pas ma gêne.


  • Tu seras donc l'une des serveuses, cette année, conclut-il.

  • Je l'espère, Monsieur, dis-je d'une voix peu assurée. Si vous acceptez de m'engager.

  • Pourquoi désires-tu participer à cette fête, s'enquit-il sans montrer le moindre signe de réelle curiosité. Sais-tu de quoi il s'agit ?

Je hochai la tête et expliquai :

  • J'ai entendu parler de cette soirée par un ami. Lorsque j'ai vu le papier, j'ai songé qu'il serait sûrement intéressant de travailler pour vous.

  • Je vois, dit-il. J'aimerais, avant toute chose, que tu saisisses à quel point cette soirée est importante.

J'adoptai un air d'intérêt poli et il m'annonça :

  • Les personnes qui participent à ce jour de l'an sont des amis, collègues et associés. La plupart d'entre eux ont beaucoup participé à la marche de mes affaires, d'autres sont de jeunes recrues en qui je place toute ma confiance. C'est pourquoi je n'accepterai aucune erreur de ta part, tu devras être irréprochable. M'as-tu compris ?

  • Bien sûr, dis-je d'une voix égale en espérant qu'il ne remarquerait pas les tremblements qui agitaient ma main droite.

  • À la moindre erreur, continua-t-il, je peux te garantir que tu le regretteras, me suis-je fait comprendre ? Tiens-tu toujours à travailler pour moi ?

  • Oui, Monsieur, répondis-je en ayant l'impression de signer mon arrêt de mort.

Il me fixa encore quelques secondes sans rien dire et je fis attention à réfréner mes tremblements. Mon cœur battait la chamade et je n'avais plus aucun doute sur la place de cet homme au sein des Crips . J'avais toujours vu cette bande comme des voyous cruels mais un peu idiot, or je me rendais compte à présent qu'il s'agissait d'une véritable organisation contrôlée par un homme intelligent et probablement sans pitié. Son expression changea du tout au tout et il sourit aimablement.


  • Nous allons faire du bon travail ensemble, n'est-ce pas, Halsey ? Dit-il d'un ton ravi.

  • Oui, c'est certain, assurai-je.

J'avais hâte de partir, mais ne pus refuser le verre qu'il m'offrit. J'optai pour un thé et il approuva mon choix avant d'appeler un certain Roy, qui devait être son serviteur, pour l'informer de ma demande. Puis il se leva, ouvrit un bar qui se trouvait sous une petite table au centre du cercle des canapés et en sortit une bouteille de Whisky, qu'il versa dans un verre. Lorsqu'il revint, il demanda sur le ton de la conversation :


  • Que fais-tu dans la vie ? Tu es au lycée ?

  • Oui, affirmai-je en sentant venir le danger. En terminale S, cette année.

Je me mordis la joue, furieuse contre moi-même. Cette précision pouvait l'amener à faire le rapprochement avec Chase . Mais, heureusement, l'information ne sembla pas avoir de sens particulier pour lui. Son visage s'éclaira d'un sourire franc.


  • Ah ! La science ! S'extasia-t-il. Que ferions-nous sans elle ? Une partie de mes affaires a trait à la science, à la chimie plus particulièrement.

Les drogues, pensais-je tout de suite. Mais je m'étonnais de la façon détendue dont il en parlait. J'avais pensé qu'il se contenterait de me dire ce qu'il attendait de moi, avant de me jeter à la porte. Comment un homme si peu méfiant pouvait-il être à la tête d'une organisation criminelle ?


Je ne réfléchis pas plus longtemps car Roy, un homme au visage soumis, m'apporta ma boisson et j'entrepris de la siroter doucement en écoutant les bavardages de Lincoln Wise . Je brûlais de lui demander s'il appartenait à la famille de Chase mais je savais que je ne pourrais commettre une plus grande erreur. J'avais déjà eu la chance qu'il ne m'interroge pas plus avant sur mes études. Peut-être me faisais-je des idées mais, comme ma mère le disait toujours, prudence est mère de sureté !


Au bout d'un temps qui me sembla interminable, le chef des Crips cessa de m'interroger et me congédia après m'avoir demandé de me rendre le 31 décembre, à 16h, devant l'immeuble où j'avais eu mon entretien. J'acquiesçai, quittai la demeure en affichant un dernier sourire à son propriétaire, puis m'engageai joyeusement sur le chemin de gravier. Je l'avais fait ! J'allais participer à cette soirée ! J'étais allée jusqu'au bout, sans perdre courage en cours de route !


Saisie d'une soudaine confiance en moi, j'empruntai le chemin qui me reconduirait chez moi, le cœur léger, songeant à peine à ce qui m'attendrait le 31 décembre.

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