Le jour des Morts
En arrivant au faîte de l’édifice, Alexandre se rend compte qu’ils ne vont pas être seuls ce soir. Au sommet de l’escalier en colimaçon, brille un photophore de couleur pourpre. Sa lueur tremblotante éclaire doucement l’ombre de la tombée du jour qui s’allonge. Un peu plus loin, de nombreuses bougies multicolores envahissent l’espace, attirant le regard vers la balustrade qui sépare ce clocheton du reste du toit. Se découpant dans le ciel violacé s’obscurcissant peu à peu, une élégante silhouette féminine, leur tournant le dos, est assise sur le garde-fou.
Alexandre ne peut s’empêcher d’admirer cette jeune femme, en silence. Il se tient là, immobile, sans faire de bruit, de peur de casser cet instant de grâce. Elle observe les toits de Paris perdue dans ses pensées.
Elle doit attendre quelqu’un, pense Alexandre.
C’est sûrement un amoureux, car elle accompagne l’éclairage tamisé qui embellit cette scène, de vêtements aux froufrous romantiques. C’est une princesse de contes pour enfants, version sexy, habillée d’ébène et d’écarlate. Elle porte une sorte de couronne dorée posée légèrement de travers sur des cheveux longs noirs et brillants, une jupe gonflante et courte, des collants résille sombres couvrant d’interminables jambes fuselées et des…
Rangers violines ?
Avant de savoir quoi penser de ces chaussures militaires, Alexandre sent des mains toucher ses flans pour le chatouiller. C’est Stéphane qui essaye d’attirer son attention. Il tente d’esquiver l’attaque, mais le bruit des piétinements ne passe pas inaperçu. L’inconnue se retourne pour connaître la cause de ce raffut. Son visage est recouvert d’un maquillage noir et blanc festonné de décorations féminines d’inspiration mexicaine, représentant le faciès d’un cadavre. Alexandre ne peut réfréner sa surprise, en ouvrant de grands yeux.
Et bien, là je ne m’y attendais pas !
En essayant de reprendre le contrôle de lui-même, Alexandre tente d’entamer la conversation.
— Bonjour, on ne voulait pas vous déranger, mais d’habitude on est les seuls à monter sur ce toit.
La jeune femme penche la tête sur le côté en regardant alternativement les deux individus en silence. Son maquillage rend difficile le déchiffrement de ses émotions.
— Je m’appelle Alexandre et l’homme qui m’accompagne c’est Stéphane. C’est un vieil ami. Nous nous connaissons depuis plus d’un siècle…
— Le Baron samedi ?
Mais quel idiot, moi aussi je suis déguisé.
Alexandre porte un costume à queue de pie, une chemise à jabot décorée d’une lavallière sur laquelle sont fixées quelques plumes et un attrape-rêve, ainsi qu’un haut-de-forme orné de plumes noires. Il s’appuie sur un long bâton en bois avec une extrémité en forme de crâne humain d’où pendent des breloques magiques faites de ficelles, parchemins, poupées de tissu, fourrures et plumes, se mouvant à chaque courant d’air. Son visage sombre est recouvert d’un maquillage blanc qui dévoile une face squelettique sans mâchoire à l’aspect inquiétant. Stéphane quant à lui, est vêtu d’une tenue d’Arlequin, aux motifs losangés noirs et blancs. Il porte un masque de pierrot surplombé par un tricorne en cuir verni noir.
— Nous faisons une soirée zombie. C’est pour ça que nous sommes déguisés. Si vous attendez un amoureux, nous allons vous laisser, nous trouverons bien un autre toit pour nos jeux.
— Vous pouvez rester. Je n’attends personne et je n’ai rien contre un peu de compagnie. J’adore les habits inspirés de la « Commedia dell’arte », dit la jeune femme en faisant une œillade à Stéphane. Je m’appelle Alice.
— C’est étrange, j’aurais plutôt parié sur la reine de cœur, répond Stéphane.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Je ne sais pas. La couleur de votre costume, la couronne que vous portez et la forme de l’échancrure qui met votre… beauté en valeur.
— Vil flatteur !
— En plus, vous possédez tous les attraits de celles, pour lesquelles on pourrait perdre la tête.
Sacré Stéphane, il fonce toujours tête baissée. Mais là, je pense qu’il a brûlé toutes ses chances d’être crédible. Ce n’est pas possible, elle lui sourit franchement. Elle a l’air d’être tombée dans le panneau.
— Il est si rare de rencontrer des hommes de goût sachant badiner avec finesse... répond Alice.
Ha ha, touché !
— Puisque nous pouvons rester et si tu n’y vois pas d’inconvénient Alex, je passe le premier.
Joignant le geste à la parole, Stéphane se dirige vers le garde-fou qui le sépare du toit et le franchit pour poser ses pieds sur son arête. Il tend les bras de chaque côté de son corps. Il trouve son équilibre et commence à avancer comme un funambule sur le faîte en plomb, rendu glissant par l’humidité de l’air du soir. De part et d’autre, les versants en ardoise en pente aiguë se terminent une quinzaine de mètres plus bas sur un chemin de ronde, ceinturé d’une balustrade de pierre trop basse pour ralentir une chute éventuelle. L’arlequin met sa vie en danger pour épater la jeune femme qui applaudit bruyamment la démonstration.
Elle se retourne vers Alexandre :
— Votre ami n’a pas froid aux yeux. Mais sa méthode pour draguer les filles est plutôt étrange.
— En fait, nous sommes venus ici pour réaliser ce défi l’un après l’autre.
— Vous voulez dire que vous allez également vous déplacer en équilibre sur ce toit ? Mais pourquoi faites-vous un truc aussi dangereux ?
— C’est le concept de la soirée zombie. Hey ! Attention Stéphane !
Un coup de vent déstabilise le funambule qui tente de se reprendre, mais finit par chuter tête la première. En passant, il heurte le chemin de ronde en contrebas et disparaît dans la nuit.
— Bon, je crois que je n’aurai pas besoin de tester mon sens de l’équilibre. À moins que vous ne vouliez profiter une nouvelle fois de ce spectacle lamentable.
— C’est dommage, votre ami me plaisait bien dans son genre. Il me donnait l’impression d’aller droit au but et je désire me changer les idées ce soir.
— Mais vous n’attendez pas un amoureux ?
— Je me suis bien habillée en l’honneur de l’homme que j’aime. Mais il ne risque pas de venir me rejoindre parce qu’il est mort.
— Hah! Et quand doit-il revenir ?
— Je pense que son décès est définitif, cela fait 296 ans aujourd’hui que je lui ai dit adieu dans cette église.
— Église ?
— Oui, la bâtisse où nous nous trouvons était un lieu de culte. Avant d’être un immeuble de bureaux, c’était l’église Saint Eustache. C’est un bâtiment historique qui date de la première renaissance. La forte pente de ce toit et sa forme en croix sont typiques de la structure gothique de cet ouvrage. Les multiples colonnades que vous voyez un peu partout sont un hommage à l’Antiquité. J’ai toujours trouvé très romantique cette architecture chargée et baroque, c’est pour ça que je l’ai…
Alice s’interrompt brusquement, puis se met à secouer la tête.
— Mais je m’égare... Mon mari était chrétien. C’est pour cette raison que la cérémonie précédant son enterrement s’est déroulée dans ces murs.
— Chrétien ? Vous voulez dire une de ces sectes qui annoncent une vie éternelle après une mort définitive ?
— J’imagine que de nos jours cette promesse n’est pas très vendeuse. La bio-ingénierie nous offre l’éternité de notre vivant. Alors, pourquoi rêver d’une nouvelle vie après la mort, n’est-ce pas ?
— Je n’ai jamais saisi pourquoi ces gens rejettent les avantages de la nanobiotique. Pourquoi subir la déchéance physique créée par l’âge et décéder à 80 ans alors que l’on peut rester jeune et en bonne santé pour toujours ? Pourquoi choisir la mort quand vous pouvez être plus vivant que jamais ?
— Comme vous, je n’avais pas bien compris pourquoi mon mari avait choisi de ne pas recourir à la nanobiotique. Mais aujourd’hui, je sais qu’il avait raison.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien ! Ce soir, j’ai le vague à l’âme. J’ai donc décidé de fêter ce jour des Morts en me remémorant mon amour perdu. Autrefois, nous pouvions oublier les choses, mais la nanobiotique nous en a retiré la capacité. C’est malheureux, car les souvenirs, les sentiments, quand ils vous poursuivent peuvent devenir de véritables malédictions…
Quelle tristesse dans son regard, mais... que cette femme est belle !
— Parlons d’autre chose, reprend Alice. Si vous m’expliquiez plutôt ce qu’est une soirée zombie ?
— On vous a implanté des Biobots ?
— Non, ce sont des Cytotech.
— Des Cytotech, ça existe encore ? On a dû vous implanter ça, il y a des lustres.
— Vous savez, je suis plus vieille que j’en ai l’air...
— Très drôle, je crois que c’est le cas de presque tout le monde aujourd’hui.
— J’ai été l’une des pionnières de la nanobiotique. À l’époque, il n’y avait pas de « numerus clausus » et il fallait être suffisamment riche pour payer son implantation. Mon mari était l’un des fondateurs de Cytotech et m’a offert l’opération pour mes 26 ans.
— C’était l’un des pontes de Cytotech et il n’a jamais profité de sa propre technologie ?
— C’est plus compliqué que ça. Quand je l’ai rencontré, il était déjà plus âgé que moi d’une dizaine d’années. J’ai été embauchée par son entreprise pour étoffer son staff technique. Je possédais un doctorat en gestion comportementale des intelligences artificielles.
— Un cyberpsy, c’est ça ?
— Oui, c’est ça, mais j’ai toujours détesté ce terme qui ne veut rien dire.
— Je suis désolé de vous avoir coupée, continuez.
— La nanobiotique n’était pas aussi maîtrisée qu’aujourd’hui. On passait du stade de l’expérimentation et des prototypes à celui de l’industrialisation. Il y avait de nombreuses sociétés qui s’étaient rendu compte que cette technologie allait bouleverser notre monde et nous courions tous pour être les premiers à breveter un système suffisamment fiable pour faire oublier à nos futurs clients les retentissants échecs des premiers essais sur l’homme. On travaillait tard et en étroite collaboration les uns avec les autres. Cette proximité et ce challenge nous ont rapproché, Paul et moi. Trois ans après mon arrivée dans l’entreprise, lorsque Cytotech a commencé à obtenir des taux de réussite satisfaisants et des résultats facilement reproductibles, nous étions tombés amoureux. Nous nous sommes mariés et avons décidé de nous faire implanter quand nous jugerions que la technologie serait optimale de notre point de vue.
— Mais pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?
— Quand Cytotech a commercialisé la série trois, le produit semblait parfait et nous pensions que le temps était venu pour nous de sauter le pas. Je devais subir l’opération et Paul devait attendre la fin de la période d’intégration pour y passer à son tour. Mais six mois plus tard, lorsque mon mari aurait dû se faire implanter, nous avions eu quelques retours un peu inquiétants sur la série trois.
— C’était Cytotech cette histoire de têtes qui explosent ?
— Non. Là, vous évoquez l’un de nos concurrents, dix ans plus tôt. Le problème dont je vous parle concernait le traitement d’une maladie neurodégénérative, la démence à corps de Lewy. Les nanites étaient programmées pour empêcher la formation des inclusions qui caractérisent cette maladie. Mais certains patients se sont mis à souffrir de cette forme de pathologie sans développer les corps de Lewy...
— Je crois que vous devenez un peu trop technique pour moi, je n’arrive plus à vous suivre.
— Excusez-moi. Je vais essayer d’éviter le jargon médical. Il a fallu plusieurs mois pour concevoir une mise à jour qui traite efficacement cette pathologie et trois ans pour fabriquer la série quatre. Pendant ce temps, l’écart d’âge entre nous ne faisait que s’agrandir. Paul semblait de plus en plus réticent à l’idée de subir une implantation. Au fil des années, au fur et à mesure qu’il vieillissait la religion a pris de l’importance dans sa vie et un jour il m’a demandé pardon pour ce qu’il m’avait fait...
Un bruit dans l’escalier attire soudain l’attention d’Alice qui interrompt son histoire. Quelqu’un est en train de traîner quelque chose dans les marches. Le son se rapproche doucement, lorsqu’un bras jaillit vers le haut pour prendre appui sur le sol. C’est Stéphane qui tente de les rejoindre. Il tire la jambe qui semble tordue vers l’extérieur selon un angle étrange. Mais le plus impressionnant c’est sa tête au cou brisé qui dodeline vers l’arrière.
— Mais, qu’est-ce que c’est ? questionne Alice avec un regard exorbité, clairement souligné par le maquillage noir qui entoure ses yeux.
— Ça ! C’est une soirée zombie, répond Alexandre avec un sourire. C’est vrai que je ne vous ai rien expliqué.
La jeune femme se tourne vers Alexandre avec un air interrogateur.
— Vous savez peut-être que Biobots travaille pour l’armée. Même si leur technologie du domaine civil ne permet pas à « monsieur tout le monde » de profiter de la force et de la résistance exceptionnelle de leur clientèle militaire, il existe quand même quelques routines qui font partie intégrante de leurs produits grand public. Le mode zombie est l’une de celles-là.
— Le mode zombie ?
— Comme pour les tactiques de guerre ça marche en binôme. Deux individus sont appariés informatiquement. Lorsque l’un des deux meurt, la nanobiotique prend le contrôle de son corps pour lui faire suivre son partenaire. Celui-ci doit quitter le combat pour convoyer son camarade vers la station médicale la plus proche. Ce soir, je suis le partenaire de Stéphane.
— Je comprends bien l’utilisation militaire, mais pour vous, quel est le but du jeu ?
— Maintenant que Stéphane ressemble à un zombie, je vais l’emmener en soirée pour faire sensation. C’est pour cette raison que nous sommes costumés. Qui d’autre qu’un docteur vaudou ou un arlequin maléfique peut faire la fête dans les rues de Paris, accompagné de son copain mort-vivant ?
— Ça semble amusant, en effet. Mais votre ami ne pourra pas profiter de la soirée ?
— Il pourra découvrir les photographies que nous allons faire de lui sur les réseaux sociaux. Il n’aura pas l’occasion de jouir d’une telle transformation de son vivant.
— Je sais que certains font tout pour pouvoir modifier leur apparence, mais n’est-ce pas un peu extrême comme jeu ?
— Pas plus que ceux qui se font couper une main, un bras ou une jambe et exhibent leurs blessures le temps que cela repousse. Vous savez, qu’une fois implantées et intégrées, les nanites empêchent toute forme d’altération, corporelle ou biochimique ! Pouvoir être différent pendant quelques heures, pendant quelques jours ça n’a pas de prix.
— C’est vrai, tout le monde voudrait pouvoir changer…
Le regard dans le vague de la jeune femme traverse Alexandre pour se perdre dans le lointain. Encore une fois, le chagrin semble submerger Alice tandis que le silence s’installe doucement.
Je ne comprends pas, pense Alexandre. D’habitude les gens tristes me font fuir, mais là, je ne peux m’empêcher d’avoir envie de la consoler. Si cela fait presque trois siècles que cet homme l’a quittée, elle n’en est sûrement plus amoureuse...
Ho Alice, comme je désirerais élucider ton mystère...
— Vous pouvez... commence Alexandre en cherchant ses mots.
— Oui, répond Alice en sortant brusquement de sa torpeur.
— Vous pouvez venir avec moi. Heu, avec nous.
— Pour quoi faire ?
Oui Alexandre, qu’est-ce que tu veux faire ?
— Vous amuser. Vous avez dit que vous cherchiez à vous changer les idées. Si on… Si on faisait ensemble une fête à tout casser.
— Avec votre ami, dit la jeune femme en désignant Stéphane qui attend en se tenant debout, à quelques mètres d’eux.
— Oui, avec Stéphane. De toute façon il va me suivre partout, ce soir.
— Il nous servira de chaperon.
— Vous avez besoin d’un chaperon pour sortir avec moi ?
— Je ne sais pas. Et vous, qu’en pensez-vous ?
***
Alexandre compare le contraste entre la peau d’ébène de sa main et la blanche épaule d’Alice dormant à ses côtés. Il caresse doucement la jeune femme en sentant les endorphines qui dopent son cerveau s’évaporer lentement. Il sait que dans son organisme les nanites s’affairent à rétablir son état physique tel qu’il était le jour de son implantation. Maintenant que les corps ont exprimé toute la palette de l’attirance sexuelle par diverses formes d’activités partagées, la nanobiotique profite de cet instant de quiétude pour faire le ménage. Pour ranger ce désordre biochimique que l’on appelle amour. Rares sont les histoires sentimentales qui peuvent survivre à ce coup de plumeau technologique.
Et les autres sont stoppées par le « numerus clausus ». Devoir mourir pour laisser la place à son enfant n’aide pas à planifier une vie de couple à long terme.
Alexandre se demande si sa relation avec Alice peut perdurer.
C’est une scientifique, elle est intelligente, cultivée, riche et indépendante. Moi je ne suis qu’un militaire habitué à obéir aux ordres. Je suis quasiment sûr qu’elle a compris que je lui mentais quand je lui ai dit qu’un civil pouvait activer le mode zombie. Mais surtout, j’ai l’impression que même 300 ans plus tard, elle pense encore à cet homme...
— Toujours mort ?
Perdu dans ses réflexions, Alexandre ne s’est pas rendu compte qu’Alice s’est réveillée. Elle doit parler de Stéphane, assis sur un siège au pied de leur lit, recouvert avec un drap. « Je n’ai pas envie qu’il nous regarde », avait-elle dit avant qu’Alexandre ne le cache avec cette pièce de tissu.
— Je crois oui. Il s’est brisé la colonne vertébrale. Vu l’angle que fait encore son cou, il y en a pour quelques jours avant qu’il revienne parmi nous.
— Je ne parlais pas de ton ami, mais de toi, Alexandre.
— Je ne me suis jamais senti aussi vivant. Je n’ai jamais rencontré une femme qui fait l’amour comme toi. Je ne pourrais pas dire ce qui était différent, mais j’avais l’impression que tu t’investissais toute entière dans ce que nous faisions.
— Je suis amoureuse.
Houla, au secours !
— Alice, ce n’est pas un peu prématuré. J’ai vraiment apprécié, mais...
— J’étais amoureuse au moment où j’ai été implantée et je l’étais tout au long de ma période d’intégration. Même si mon mari ne m’a pas rejoint dans mon éternité, j’ai toujours été amoureuse de lui. Je me suis rendu compte que cet amour n’était pas totalement naturel, qu’après sa mort.
— Ils auraient dû modifier tes nanites pour rééquilibrer ta biochimie. — N’oublie pas que la gestion comportementale des nanites est ma spécialité. Celles qui parcourent mon corps sont en réalité bien loin des standards. Mais, il est impossible de me sevrer.
— Pourquoi ?
— Le syndrome du cœur brisé.
— Pardon ?
— C’est l’une des rares maladies qui ne peuvent pas être traitées par la nanobiotique. Quand une personne perd un être cher, elle perd parfois en même temps le goût de vivre. La tentative faite pour rééquilibrer ma biochimie a failli causer ma mort définitive. Alors je suis retournée à l’état de femme amoureuse.
— Amoureuse de ton mari ?
— Oui et non. Si Paul était mon grand amour, celui qui a forgé celle que je suis, j’ai rencontré depuis de nombreux hommes qui m’ont aidée à supporter mon veuvage.
— Mais tu m’as dit que ton mari avait raison de vouloir mourir. Ce n’est pas un signe de ce syndrome ?
— Ha, tu te rappelles ça. Je veux bien te répondre, mais j’ai peur que ça change définitivement ta façon de voir les choses. Tu risques de ne pas aimer ce que je vais t’apprendre.
— Tu sais, je suis un grand garçon. Je peux encaisser.
— Même de comprendre que tu es mort ?
— Bon sang, mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Il existe deux forces antagonistes et complémentaires dans l’univers. Ce qui caractérise la vie, c’est la naissance le mouvement, le changement, l’évolution... À l’opposé, se trouvent la fin, l’immobilisme, l’immuabilité, la mort... Puisque la nanobiotique a stoppé chez toi toute forme d’évolution aussi bien positive que négative. D’après toi, à laquelle de ces deux catégories penses-tu appartenir ?
— Mais je ne suis pas mort. Je parle avec toi, je me déplace dans ce monde, je peux faire de multiples choses qui prouvent que je suis vivant.
— Es-tu prêt à renoncer à l’immortalité pour avoir un enfant ? Es-tu prêt à évoluer physiquement même si c’est vers une déchéance corporelle ?
Bien sûr que non. Je ne veux pas mourir.
— En vivant avec moi, mon mari a compris que le jour où il m’a opérée il ne m’avait pas vraiment offert la vie éternelle. C’est pour cette raison qu’il n’a jamais voulu être implanté. C’est pour cette raison qu’il m’a demandé pardon à la fin de son existence. C’est pour cette raison que j’ai fermé Cytotech. Quand j’ai enfin compris que chaque jour que nous traversons tous immuablement tels des zombies, nous fêtons le jour des Morts.
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