Le sourire de mon oncle - Première partie
Certains hommes portent en eux une énigmatique disposition à déranger les autres. Leurs prédispositions à susciter à la fois le mépris et l’admiration de leurs contemporains les relèguent au rang d’icônes. Mon oncle était de cette trempe ; un baroudeur iconoclaste qui ne laissait pas indifférent et qui enthousiasmait mon imagination quand mon père nous narrait ses « aventures ». J’aimerais ainsi brosser le portrait de Pierre sans nécessairement dépoussiérer ses recoins les plus sombres. Ce serait sans doute un choix trop tortueux.
Lorsque je croisais brièvement son regard insouciant, j’avais toujours la désagréable impression qu’il cherchait à me dire quelque chose, ou plutôt qu’il gardait un étrange secret derrière ce sourire infatigable. On ne parlait guère lui et moi, c’est certain ; un coup d’œil furtif, un hochement de tête taciturne, un salut honnête du sourcil droit et la messe était dite. Et son silence pesant en disait long sur son expérience de la vie. Depuis son arrivée chez moi, nous n’avions jamais pris le temps de parler du passé. C’est qu’il en avait des histoires à raconter, mon oncle ; toutes ces histoires fantastiques que mon père me rapportait en son absence, lui ce jeune frère aventurier de la vie, soldat, arnaqueur, joueur de football et flambeur invétéré. Un Rimbaud des temps modernes, une âme libre et libertine enveloppée d’un mystérieux appétit pour la fuite… Et l’enfant que j’étais, celui qui rêvait de paysages lointains et de fugues interdites dans le monde des adultes l’avait idolâtré pendant des années. Une ombre crépitante et des paroles magiques, voilà tout ce qu’il était, du temps des longs récits paternels, devant la cheminée. Alors, comprenez ma frustration quand l’opportunité inespérée de le côtoyer chaque jour se présenta et qu’il se complaisait dans un mutisme filandreux.
En outre, depuis qu’on vivait sous le même toit, jamais il ne se décida à partager ses voyages avec moi. Il restait muet, adossé au mur, nous toisant inlassablement, laissant délibérément les rumeurs courir dans la maison comme le faisait son petit neveu qui ne tarissait pas de questions sur le bonhomme. Ce qui était le plus troublant c’est que, pourtant, mon oncle Pierre n’avait pas la réputation de garder sa langue dans sa poche, loin s’en faut ! Mon père me le décrivait toujours avec une lueur vive dans les yeux, fier et agacé à la fois, parcourant le monde, bravant les guerres avec témérité, cherchant la gloire dans l’absinthe et la fièvre des nuits de toutes les perditions. Et moi, j’ai souvent imaginé vivre ses aventures extraordinaires, rencontrer ces femmes aux charmes insoupçonnés qui accompagnaient son exil de Monaco à Tombouctou, de Saint Louis à Rochefort, d’une destination obscure à une autre. Tout est un peu flou, encore aujourd’hui, mais une chose est sûre : je brûlais d’envie de connaître sa version de l’histoire. Ce bellâtre savait ma curiosité ardente cependant mon oncle souriait simplement, sans aucune pointe d’amertume dans ce regard charmeur.
Lorsque mon père est mort, mon oncle a atterri chez moi sans prévenir. C’était la première fois que mon fils le voyait et, respectant le mythe familial qu’il incarnait, j’avais soigneusement entrepris de dresser un portrait classieux de notre marin-parachutiste et grand résistant à ses heures perdues. Oui, bien sûr, j’avais omis certains détails sulfureux qu’un petit garçon de huit ans pourrait mal interpréter. Je ne lui en voulais point car n’y a-t-il pas toujours une part d’ombre derrière une vie aussi lumineuse ? Le cœur et le visage en noir et blanc. Il ne souhaitait sans doute plus déterrer les souvenirs douloureux de son passé et je commençais à me faire une raison. Cependant, devant l’insistance de son petit neveu, j’ai tout de même voulu organiser une réunion de famille pour qu’il témoigne enfin de ses exploits. Et comme à son habitude, insaisissable ermite qu’il était devenu, notre oncle détournait habillement la conversation sur son physique attrayant, le sourire plus enjôleur que jamais.
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