Le Triomphant
Une fois rentré chez lui le vendredi après diner, Bertrand préférait oublier sa voiture au garage le temps du weekend, de ce fait, il n’avait jamais exploré les alentours. La terre était trop vaste pour lui et son village, en comparaison, si petit et rassurant. Il le parcourait de long en large du samedi matin au dimanche soir.
Les gens le connaissaient comme le loup blanc et le fuyaient souvent, ne souhaitant plus se faire avaler tout cru par ses paroles sans fin. Jusqu’à ce jour « J » où un étranger (arrivé par hasard dans ses lieux?), intrigué, se laissa subjuguer non pas par le sens de ces mots, mais par le son de son flow. Étonné, Bertrand se pressa de continuer de dire tout ce qu’il avait à dire, car il semblait avoir rencontré pour une fois une oreille compatissante. Au programme du jour, des sujets variés : comment devenir un génie en très peu de temps ? La revendication de choisir son propre prénom à l’âge adulte et toujours sa fascination pour le grand large. Tout ce charabia, l’étranger ne l’écouta point. Ce qu’il entendit à la place fut ceci : « Toum, Tata, Toum, Pidoum, Toum, Toum, Tata, Toum, Pidoum… » L’homme lui sourit et lui tendit une carte de visite sur laquelle était inscrit en italique et en relief « Chasseur de têtes artistiques ». Bertrand la prit sans trop comprendre. L’individu aux dents étincelantes et aux cheveux gominés lui expliqua brièvement qu’il cherchait des personnalités originales pour participer à des performances artistiques où la parole était reine. « N’hésitez pas à m’appeler, nous avons besoin de gens comme vous. Nous offrons des rémunérations intéressantes. » Avant qu’il ne réagisse, l’homme était déjà parti. C’était la première fois qu’on l’abordait ainsi et qu’on l’abreuvait de mots sans qu’il puisse répondre. Il comprit soudain la sensation qu’il pouvait produire chez les autres. Un effet bœuf ou bien tout l’inverse. Cet homme mystérieux l’avait impressionné et captivé. Il avait du chien alors que lui s’ennuyait comme un rat mort. Son programme l’intriguait, mais restait nébuleux. Il garda la carte de visite dans sa poche et poursuivit son chemin.
C’était jour de marché, il allait voir son primeur pour y faire ses habituelles courses. C’est tout heureux avec son panier garni que sur le trajet du retour, il interceptât le regard d’une belle grosse tomate égarée sur le trottoir. Elle avait dû sauter malencontreusement d’un sac trop chargé. Il la ramassa discrètement, la trouvant fort belle pour une cascadeuse. Voilà qui tombait bien, car il n’en avait pas acheté. Il repartit avec la banane, enfin le sourire jusqu’aux oreilles. Un peu plus loin sur le chemin, il aperçut à nouveau une tache rouge sur le sol. Non, ça ne pouvait pas être possible. Mais si ! Cette fois-ci, elles étaient deux tomates cerises, l’une à côté de l’autre, en parfait état. Ça alors ! Il examina autour de lui, toujours personne. Il se pencha alors pour les récupérer. Êtes-vous de la même famille ? leur demanda-t-il. Écarlates, elles ne répondirent pas. Peut-être était-il en train de participer à un jeu de piste géant organisé par un maraicher ? Peut-être pas. Les questionnements dans son monde intérieur se chevauchaient quand soudain il s’arrêta net, ébaudi. Il était pratiquement en face de chez lui et comble du comble, une nouvelle tomate cerise, tout seule, hagarde, l’attendait par terre. Il n’en revenait pas et ne pouvait s’empêcher de guetter dans tous les sens une caméra avec un type hilare derrière. Mais non, pas d’équipe télé dans son village reculé. Elle fut recueillie elle aussi et la famille des Solanacées fut réunifiée en salade le soir même. Décidément, ce dimanche ne ressemblait à aucun autre de sa vie depuis longtemps.
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