Chapitre 2 第2章
Yoshito jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Une silhouette de femme se profilait dans le chatoiement des réverbères. Le visage de l'inconnue était dissimulé par un petit chapeau de feutre sombre et par une écharpe de soie, rouge, flottant sur ses épaules dans la brise nocturne. La couleur écarlate de ce foulard ramena un écho de souvenir dans son esprit, trop flou pour qu'il puisse l'analyser.
Après un moment, il cessa d'y prêter attention. Ce n'était probablement qu'une passante qui empruntait le même chemin que lui...
Il marcha encore quelque temps, jusqu'à arriver devant un bar. Il ne ressemblait pas à l'une de ces salles de danse illuminées et clignotantes, ouvertes pour les rencontres amoureuses et les soirées d'enfer. Non, c'était seulement un coin sombre parmi d'autres, ressortant de la lumière trop intense de la ville. Un endroit trouble pour oublier.
Parfait.
Yoshito avança sa main raide de froid vers la poignée quand une voix résonna derrière lui.
-Vous avez envie d'alcool, Monsieur le directeur?
Cette voix féminine et un tantinet moqueuse... Il l'avait déjà entendue ailleurs, mais où?
Yoshito se retourna vivement. La femme au foulard rouge lui faisait face, le menton légèrement relevé. L'écharpe glissa de quelques centimètres, révélant un demi-sourire prédateur.
-Es-tu...?
Il ne poursuivit pas sa phrase, car la femme retira chapeau et foulard d'un mouvement lent, ramenant une vague de souvenirs dans la tête de l'homme.
Yoshito se rendait à la salle de réunion, passablement irrité. Sa réceptionniste avait reçu un appel insolent et provocateur de la part du propriétaire d'une compagnie concurrente, disant qu'il arrivait pour le rencontrer et qu'il ferait mieux d'être prêt. Les relations entre entrepreneurs sur le marché de la technologie n'étaient jamais harmonieuses, étant donné le conflit éternel pour recevoir les meilleures offres à l'international, mais jamais personne n'avait démontré autant d'effronterie à son égard.
Il ouvrit la porte de la salle de façon légèrement plus brusque qu'à l'habituel. Sa colère retomba en constatant qu'il n'y avait dans la pièce qu'une jeune femme, dos à lui, contemplant la ville par l'immense vitre.
-Excusez-moi, Mademoiselle. Je suis venu rencontrer le directeur de la firme Tekuno, sauriez-vous...
Yoshito n'acheva pas sa phrase, car la femme s'était lentement retournée et avait plongé son regard dans le sien. Ses iris étaient à la fois sombres et emplis d'un feu indomptable, surmontés de cils longs et de paupières peintes en cramoisi. Des lignes de traits fines composaient son visage encadré de cheveux courts, parfaitement noirs et séparés en une frange rebelle. Elle arborait un sourire insolent.
-Heureuse de vous rencontrer, Monsieur le directeur.
Cette appellation était prononcée sur un ton ironique, comme si elle remettait en question ses compétences. Il leva un sourcil, interloqué.
-Nous n'avons pas été contactés par une femme...
-Oui, je voulais vérifier si vous étiez le genre d'homme qui baisserait les armes face à une jolie jeune femme au lieu du patron arrogant qu'il attendait. Je constate que j'ai raison. Je suis la véritable propriétaire.
Yoshito cacha sa surprise. Malgré toutes les innovations de la dernière génération, il était peu fréquent qu'une jeune femme soit administratrice d'une multinationale.
-Il est normal d'être déstabilisé en voyant une femme alors que l'on attendait un homme, à mon avis.
-Oui, oui, comme vous voulez. Parlons affaires, à présent.
Il avait acquiescé, ravalant la réplique mordante qu'il s'apprêtait à lancer. La conversation qui avait suivie s'était déroulée normalement, entre débats et échanges de points de vue, mais un observateur attentif aurait remarqué qu'entre les deux antagonistes planait une ambiance de tension et de méfiance inhabituellement intense.
Cela faisait presque un an depuis ces événements et Yoshito avait fini par éloigner de sa mémoire le souvenir de la demoiselle rebelle, sans parvenir à l'effacer complètement. Alors qu'il l'avait en face de lui, tout lui revenait avec une clarté déconcertante.
-Mlle Kimura.
-Monsieur le directeur. Vous avez encore plus mauvaise mine que dans mon souvenir...
Yoshito garda le silence, se contentant de détailler la femme avec une attention soutenue.
Elle était moins maquillée que lors de leur première rencontre, n'arborant qu'un trait noir sur les paupières, et pourtant son regard n'en était pas moins captivant. Ses cheveux s'étaient légèrement rallongés et sur le bord de sa frange avait été teinte une seule mèche, d'une nuance rouge tirant sur le mauve. Cette couleur vive tranchait dans la pâleur de son visage, y ajoutant un charme mystérieux. La nuit donnait une autre allure à sa beauté, encore plus captivante, presque irréelle.
«-Dites-moi, Monsieur le directeur... » susurra-t-elle en esquissant un pas élégant dans sa direction. «-Comment réagiraient les gens s'ils savaient que vous rôdez dans de pareils endroits?»
Yoshito lui lança un regard lassé. Il n'avait rien à faire de l'opinion de qui que ce soit et il n'était pas du tout dans un état d'esprit à accepter de se faire dire la morale, par sa concurrente de surcroît.
-Cela n'a aucune importance à mes yeux.
La femme planta son regard dans le sien et un frisson intérieur le secoua. Les néons éclairaient la moitié de son visage et l'autre était plongé dans la pénombre. De cet angle, ses yeux semblaient... anormaux. Elle releva légèrement la tête et l'impression disparut instantanément alors qu'elle murmurait d'une voix feutrée:
-Et ce qu'en penserait... Naoko?
Yoshito serra les dents. L'instant d'après, il tenait sa concurrente plaquée contre le mur, les bras immobilisés, avant même de savoir ce qu'il était en train de faire. Des dizaines de questions se bousculaient dans son esprit mais pour l'instant une seule importait.
-Où est-elle? Où as-tu appris ce nom? Qui...
Mlle Kimura ne se débattit pas. Elle ne semblait pas apeurée, mais plutôt amusée, l'air de se délecter de son désespoir. Cela ne fit qu'enrager davantage l'homme qui serra les avants-bras de la captive avec force.
Elle cessa de sourire une fraction de seconde et retira sa main droite de sa poigne. D'un mouvement plus rapide que la foudre, elle attrapa un couteau dissimulé dans sa manche et l'appuyant sur la gorge de Yoshito qui écarquilla les yeux, tressaillant de surprise.
-Hé bien, Monsieur le directeur. Je ne pensais pas que vous seriez violent. Dans votre intérêt, je vous suggère de reculer.
Il la regarda fixement et une sombre résignation prit la place de la fureur dans son cœur. Cette femme détenait des informations à propos de sa sœur et il semblait qu'elle n'hésiterait pas à s'en servir comme objet de chantage.
-Qu'est-ce que vous voulez de moi?
Mlle Kimura sourit et rangea son couteau, répondant avec une gaieté feinte:
-Je veux vous montrer quelque chose de très intéressant.
Sur ces mots, elle lui prit la main sans se soucier de son mouvement de recul. Il se crispa mais elle l'entraînait, l'incitant à le suivre, mi-rassurante, mi-menaçante.
Ses yeux suivirent le mouvement de son écharpe rouge qui flottait sur ses épaules telle la parure d'une démone alors qu'ils descendaient la rue principale. À l'occasion, elle tournait légèrement la tête vers l'arrière pour le regarder. La lumière de la ville tombait dans son œil qui le fixait, éclairant l'arc parfait de sa joue alors qu'il ne voyait que la moitié de son sourire carnassier.
Comme ils s'enfonçaient de plus en plus profondément dans les quartiers moins bien éclairés du centre-ville, Yoshito réprima un spasme de panique. Cette noirceur semblait le pénétrer jusqu'à l'âme, le ramener au temps où...
Non, c'est terminé. Je n'ai rien à craindre de la pénombre.
Et le sourire de la femme lui disait le contraire.
Ils arrivèrent devant un petit muret et Mlle Kimura lâcha la main de Yoshito, y montant et se retournant pour lui faire face. Les lumières du centre-ville étincelaient tout près et il devait se retenir pour ne pas y courir.
«Lorsque tu seras là-bas», murmura la femme en penchant la tête de côté, «Dis-leur que tu es envoyé par Aphrodisia.»
Il fronça les sourcils et la dévisagea sans comprendre. Elle sortit de sa poche un dispositif pourvu d'un bouton et le leva bien haut, pesant dessus, le regard sauvage.
-Adieu, Yoshito Torai.
Aussitôt, sous les yeux horrifiés de l'homme, les néons resplendissants de la ville s'éteignirent un à un, plongeant peu à peu dans la pénombre l'immense mégalopole. Il se retourna vers Mlle Kimura qui éclata d'un rire moqueur, debout et semblant contrôler le monde, ses cheveux tourbillonnants dans le vent.
Quand la dernière lumière s'éteignit et que même les nuages se teintèrent de noir, le chatoiement électrique de la ville les délaissant, ce fut comme la vie disparaissait et Yoshito revit danser devant ses yeux les images de son passé qu'il fuyait toujours éperdument.
-JE NE VEUX PAS MOURIR!
Naoko crie dans le noir, recroquevillée, tremblante. La maison est désertée par le père et il n'y a que son grand frère pour entendre ses hurlements de détresse. Il se tient de l'autre côté de la porte et tente vainement de l'ouvrir. Elle l'a verrouillée.
Finalement, paniqué, il la défonce d'un coup de pied et la clarté du couloir envahit la chambre.
-NON! PAS DE LUMIÈRE! PAS DE LUMIÈRE!
Yoshito referme la porte, le cœur déchiré d'angoisse. Il se précipite à l'aveuglette vers sa sœur étendue sur son lit, murmurant toujours quelques mots inarticulés.
-Pas... de lumière... noir... comme dans mon corps...
Il la prend dans ses bras et frémit de sentir la maigreur de ses membres.
-Tout va bien, petite sœur. Tu ne mourras pas, c'est promis...
Un mensonge, peut-être. Il ne sait pas. Il s'en fout, parce que Naoko sanglote contre lui, ses ongles s'enfonçant dans ses bras. Elle s'accroche désespérément.
-Je les sens, grand frère... à l'intérieur de moi... ils me dévorent... ils me contaminent... Je voulais tellement être avec toi plus longtemps... diriger la compagnie... JE LE VOULAIS TELLEMENT!
Les larmes inondent les yeux de Yoshito qui ne prend même pas la peine de les essuyer. Douleur. Douleur. Douleur. Une lacération dans son cœur qui brûle atrocement, qui s'enflamme un peu plus alors que sa sœur continue de crier...
Yoshito courait. Il ne se souvenait plus de quand il avait commencé ni de la direction qu'il avait prise. Sa vision était trouble et il sentait les battements de son rythme cardiaque résonner dans tout son être.
Il fait trop noir. Trop noir. De la lumière, vite. Je ne dois pas rester dans la noirceur ou je vais devenir fou, comme Naoko...
Ses yeux captèrent soudain une faible lueur à l'horizon et il la suivit comme un phare. Les rues étaient désertes et les affiches éteintes luisaient d'un blanc lugubre. Il percevait à peine les angles des bâtiments.
Il se heurta à un mur. Une lueur éclairait le haut de cette muraille, le béton dont elle était composée, ainsi qu'une échelle qui y donnait accès. La tête de Yoshito tournait et il avait l'impression qu'il allait s'évanouir à tout moment mais il l'escalada, péniblement, ses doigts tremblants s'accrochant aux barreaux glacés.
Au sommet du mur se trouvait une enseigne bleue lumineuse composée de quelques mots étranges.
Quartier de Kyomu
ネザーランド地区
Ici commence le début de la fin.
ここで終わりの始まりを始める
Yoshito s'effondra contre l'affiche, tentant de reprendre son souffle. Après quelques minutes où il alterna entre hyperventilation et sueurs froides, il finit par se calmer, la proximité de la lumière apaisant son effroi.
De l'autre côté du mur, il n'y avait pas d'échelle. Une rue illuminée de mille couleurs débutait au pied et disparaissait dans le lointain.
Pourquoi ce quartier est-il le seul à être éclairé? Cette femme folle... Qu'a-t-elle fait?
Il contempla la rue chatoyante, à genoux sur le dessus du mur, perdu dans ses interrogations. Il vit trop tard l'ombre qui se faufilait derrière lui.
Deux mains le poussèrent avec violence et il tomba. Dans sa chute, il eut le temps d'entrevoir, sur le haut du mur, le sourire étincelant de Mlle Kimura, ses yeux, deux néons dans la nuit.
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