Chapitre 3 第3章
La chute de Yoshito s'exécuta sans un cri, les yeux grands ouverts comme s'il n'arrivait pas encore à croire ce qui lui arrivait.
Le choc du sol contre son dos le fit grimacer de douleur mais ce ne fut pas aussi cuisant que ce qu'il avait estimé. Il resta étendu sur le sol quelques instants, tremblant, son instinct de survie reprenant le dessus et agitant son corps à une intensité alarmante.
Je suis vivant.
Il laissa sa tête se déposer doucement contre l'asphalte, le front en sueur. Cette chute aurait pu avoir des conséquences tragiques, mais en dépit de quelques égratignures qu'il sentait brûler dans son dos et sans doute de nombreux bleus, il croyait être indemne.
L'homme fixa le haut du mur, effaré. Plus de trace de Mlle Kimura. Il doutait qu'elle ait voulu le tuer. Sa manipulation avait plutôt semblé avoir un but, celui de l'emmener dans cet endroit.
Ou bien, elle était simplement complètement folle. Il s'agissait également d'une option envisageable. Mais alors, comment aurait-elle pu savoir quoique ce soit à propos de sa sœur? Il n'en avait parlé à personne... enfin, presque personne.
Yoshito réprima la vague d'anxiété qu'il sentait monter en lui et se releva d'un bond, s'éloignant rapidement du mur malgré la douleur cuisante dans son corps à chaque pas qu'il faisait.
L'homme examina prudemment son environnement, désorienté. La rue se déroulait devant ses yeux, éclairée mais sinistre. Attentif au moindre son, il ne mit pas longtemps à repérer la silhouette qui s'avançait vers lui sur le trottoir.
Yoshito résolu d'interroger ce passant. Après tout, même si cet endroit recelait des traces de sa sœur qu'il était impatient de découvrir, commencer ses recherches à une heure pareille serait une folie. Mlle Kimura rôdait probablement encore quelque part, couteau à la main...
Il frissonna en se rappelant de son regard psychotique, de sa puissance insolite quand toutes les lumières avaient semblé s'éteindre à son commandement... Il devait absolument savoir dans quel endroit il avait été emmené et comment en sortir.
L'individu en approche avait des traits juvéniles mais exempts de toute innocence. Avec ses cheveux teints d'un bleu vif et son blouson décoré de kanjis menaçants, il était l'archétype des adolescents de rue, une cigarette à la main et les écouteurs vissés aux oreilles.
-Hé, excuse-moi!
Yoshito se plaça devant le garçon qui, les yeux rivés au sol, ne semblait guère l'avait vu ni entendu. Il leva finalement le regard vers lui et l'homme fut pris d'un trouble inexplicable. Ses yeux, sombres et cernés, semblaient trop immobiles. Vides de toute chaleur... Mais il ne se laissa pas affecter, mettant son étrange impression sur le compte de la fatigue.
«-Pourrais-tu m'indiquer dans quelle direction est le centre-ville?» lui demanda-t-il en soutenant son regard.
-C'est une nuit froide, n'est-ce pas?
Yoshito hocha la tête, légèrement déconcerté.
-Oui. Mais ce n'était pas ma question.
-C'est une nuit froide, n'est-ce pas?
Yoshito recula d'un pas, affolé. L'adolescent le fixait toujours, sans cligner des yeux, complètement immobile. Son visage n'affichait aucune expression, à un tel point qu'il paraissait inhumain.
Finalement, il tourna la tête et recommença à marcher en automate.
Yoshito s'aperçut que ses mains tremblaient et les enfonça dans ses poches, jetant des regards autour de lui. D'autres passants marchaient sur le trottoir, impassibles, les lumières du quartier dansant sur leurs yeux fixes et vides. Rassemblant tout ce qu'il lui restait de contrôle de lui, il interrogea au hasard une femme aux longs cheveux blonds.
-Madame, comment puis-je sortir de ce quartier?
-Bonsoir. Passez une bonne nuit.
-Ce... n'était pas ma...
-Bonsoir. Passez une bonne nuit.
Il se retourna brusquement, de la sueur froide coulant sur son front.
Mais qu'est-ce qui se passe ici?
Yoshito s'appuya contre un mur, tentant de reprendre ses esprits. Le quartier dans lequel il se trouvait ne pouvait pas être qualifié de «normal». Tous ces gens dans les rues à une heure pareille, ces démarches de zombie, la façon dont ils regardaient par terre... Rien de cela n'était logique.
Il recommença sa marche et s'arrêta sous un réverbère solitaire, au milieu d'une place déserte. De sombres silhouettes marchaient lentement sur le trottoir, ne déviant jamais de leur trajectoire, éclairées par les lueurs rouges de l'affiche d'un café. Yoshito s'empara de son cellulaire, espérant vivement qu'il fonctionne en dépit de la manœuvre étrange effectuée par Mlle Kimura. Heureusement, le réseau ne semblait pas endommagé et il sélectionna dans ses contacts la seule personne qu'il pouvait appeler dans une situation où il était si vulnérable.
Yoshito Torai n'était pas une personne sociable et seulement une minorité de ses collègues pouvait se vanter de le connaître un peu mieux que les autres. Quant à ses amis, ils se comptaient sur les doigts d'une main et la plupart vivaient à l'étranger. Cependant, l'un d'entre eux résidait toujours à Tokyo: Lucian Sakami, camarade d'université et commerçant établi.
On décrocha après une seule sonnerie et Yoshito sentit son angoisse baisser d'un cran en entendant la voix familière de son ami.
-Yoshito! Ça alors, j'allais justement t'appeler!
-Ah oui? Pourquoi?
-Il y a une gigantesque panne d'électricité dans toute la ville, aucun média ne fonctionne, les supermarchés et les hôpitaux sont encore branchés sur leurs génératrices... Personne n'y comprend rien. Les compagnies d'électricité se refusent à tout commentaire et le gouvernement aussi... Internet ne fonctionne plus qu'avec le satellite et tout le monde est affolé. C'est n'importe quoi! Et, tu sais, avec ta peur panique du noir... Je voulais vérifier que tout allait bien de ton côté.
Yoshito serra les poings en se remémorant sa course nocturne jusqu'au mur et expliqua brièvement:
-Il m'est arrivé quelque chose de totalement fou et je t'avoue que je suis plutôt sous le choc présentement. Plus grave encore: je sais qui est à l'origine de la panne.
-QUOI? Ne me dis pas que tu es mêlé à cette histoire!
-Oui, et à une autre histoire qui semble encore plus tordue.
Il y eut un bref silence à l'autre bout de la ligne, puis un seul mot, catégorique et déterminé.
-Raconte.
Yoshito ferma les yeux, tentant de rassembler les bons mots. Il fit le sombre récit des dernières heures à son ami d'une voix qu'il espérait calme, puis se tu, légèrement anxieux d'entendre sa réaction.
«-Donc, si je récapitule...» dit Lucian d'une voix interloquée, «une femme belle comme une déesse mais complètement tarée t'a menacé avec une arme blanche et t'as fait du chantage à propos de ta sœur. Par la suite, elle a éteint toutes les lumières de la ville grâce à un genre de manette et a essayé de te tuer en te jetant en bas d'un muret...»
-Je sais que ça peut te paraître incroyable et même délirant, mais c'est réellement arrivé. Je n'ai pris aucune drogue, si c'est ce que tu soupçonnes, j'ai tous mes esprits mais ce quartier... il est...
Yoshito interrompit sa phrase momentanément, jetant des regards effrénés autour de lui, sur les silhouettes qui marchaient dans l'ombre comme des robots, indifférents à toute perturbation non directe. Les lumières fluorescentes sur les bâtiments lui semblaient désormais plus terrifiantes que la noirceur. Il serra son téléphone dans sa main et chuchota d'une voix presque inarticulée:
-Les gens... ils agissent comme s'ils étaient programmés... ils répondent toujours la même chose! Comme... comme dans un jeu vidéo... Je ne sais plus quoi penser mais je ne suis pas certain d'avoir encore les idées claires... Je...
Un homme de haute taille frôla soudain Yoshito qui sursauta violemment et se plaqua contre le mur, haletant. Le passant poursuivi sa route, impassible.
-Yoshito, tout va bien? RÉPONDS!
-Je-Je suis là...
-Bon, écoute-moi bien et essaie de me répondre clairement. Dans quel quartier es-tu?
-Il s'appelle Kyomu.
Lucian garda le silence quelques instants, pour finalement dire à voix basse:
-Yoshito... Il n'y a pas de quartier de ce nom dans Tokyo.
«-M-Mais... S'il n'existe pas, comment puis-je y être!» balbutia-t-il en tentant de se raccrocher à une logique.
-Essaie de te calmer, s'il te plaît. Je crois comprendre ce qui est en train de t'arriver.
La voix de Lucian était parfaitement égale et mesurée. Entendre quelqu'un dire «je comprends ce qui se passe» dans une situation aussi désorientante était comme une lueur d'espoir et Yoshito se tut, attentif aux prochaines paroles.
-Voilà: je ne sais pas où tu as trouvé ce nom, Kyomu, mais si ce n'est pas un nom officiel, il s'agit peut-être du nom d'une division d'un quartier existant. Ces gens qui agissent si étrangement sont probablement des drogués; il existe des quartiers où ils se regroupent. Tu es sûrement dans l'un d'entre eux. Quant à cette femme, ta concurrente... J'ai cru entendre une rumeur disant que tu avais encore une fois viré l'équipe de détectives privés travaillant sur le cas de ta sœur. Peut-être que cette mlle Kimura avait une affiliation avec eux et a désiré se venger en te faisant croire qu'elle avait des informations sur Naoko... Tout est possible, tout s'explique. Ne panique surtout pas. L'irréel, l'étrangeté, tout cela, c'est dans ta tête. Des illusions créées par la nuit.
Toute la tension et l'angoisse qui s'étaient accumulées sur les épaules de Yoshito s'envolèrent instantanément et il se sentit libéré d'un poids terrible. Son angoisse passée lui sembla soudain absurde et indigne d'un homme adulte et raisonnable. Il en oublia presque les yeux anormaux de Mlle Kimura, son sourire de prédatrice...
-Tu as raison, Lucian. J'ai complètement perdu les pédales, je ne sais pas ce qui s'est passé...
-La fatigue, sûrement, combinée avec ton bouleversement par rapport à Naoko qui s'est exacerbé...
-AH! La lettre!
-Quoi?
-J'ai reçu une lettre de Naoko ce soir!
Il entendit Lucian hoqueter de surprise. Mais son ami se reprit bien vite et enchaîna:
-Voilà pourquoi tout te semble si angoissant ce soir! Tu as été choqué, c'est parfaitement normal... Que disait la lettre, si ce n'est pas trop personnel?
-Je... Je préfère ne pas parler de cela maintenant. Que me recommanderais-tu de faire pour le reste de la nuit?
Lucian ne releva pas le rapide changement de sujet et demanda après une courte réflexion:
-Tu as assez d'argent sur toi pour une chambre d'hôtel?
-Non, il est trop risqué pour moi d'en avoir en interactif. J'ai seulement quelques centaines de yens, juste assez pour un café.
-Dans ce cas, je te conseille d'aller dans un bistro ouvert 24h et d'y rester jusqu'à l'aube, mais quoi qu'il en soit, n'erre pas dans la rue s'il y a des gens comme tu dis à proximité.
-Ne t'inquiète pas, je n'avais pas l'intention d'y traîner... Merci pour tout, Lucian. Je te recontacterai s'il y a du nouveau.
Yoshito raccrocha après avoir salué son ami, plus confiant qu'à son arrivée et surtout, rassuré par rapport à la dimension surréaliste qu'avait prise son aventure nocturne. Étrange comme le cerveau humain était faible et enclin à laisser la peur prendre le dessus, inventant des chimères angoissantes...
Sur la rue en face de la place publique se trouvait un café encore ouvert, son affiche aux couleurs flamboyantes se balançant dans le vent. Il s'y dirigea sans plus tarder.
Annotations
Versions