Chapitre 4 第4章

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Une bouffée de chaleur caressa le visage de Yoshito alors qu'il entrait dans le café, réchauffant agréablement sa peau glacée. Il lui sembla que cette sensation pénétrait dans les replis de son manteau jusqu'à parvenir à son coeur. Ce réconfort fut cependant de courte durée, s'évaporant dès qu'il croisa le regard du gérant. Celui-ci, à moitié effondré sur son comptoir, le fixait d'un air méfiant, de lourdes cernes sous les yeux. Au moins, son regard n'était pas immobile et robotique comme ceux des passants.

Malgré la chaleur diffusée dans la pièce, le café n'était pas moins sinistre et dérangeant que les rues. Les murs de brique effrités étaient décorés d'affiches de kanjis luminescents, qui jetaient des éclats rouge sang dans la pièce. Les tables noires et polies étaient désertées et un silence trop profond régnait. Yoshito s'était inconsciemment habitué à entendre de la musique dans les restaurants et ce manque d'éléments familiers lui était plus angoissant qu'il ne l'aurait voulu. Tout était si déconcertant dans ce quartier...

Il se força à éloigner de son esprit ces spéculations déraisonnables. Hors de question de laisser à nouveau sa fatigue et son choc émotionnel l'influencer à voir de l'irréel là où il n'y en avait pas. Il s'approcha du gérant, sortant son porte-feuille.

-Un café corsé avec deux crèmes, s'il vous plaît.

L'homme le fixa quelques secondes, les yeux mi-clos, l'air désabusé. Il repoussa machinalement la main de Yoshito en baillant.

-Voyons, tu sais bien qu'on ne paie qu'en intéract. Ça faisait pas mal longtemps que je n'avais pas vu ce genre de bouts de papier...

-Quoi? Je n'ai pas d'argent virtuel.

-Pas d'argent virtuel? HÉ!

Le gérant se redressa dans un sursaut, dévisageant Yoshito de la tête aux pieds. Il marmonna d'une voix suspicieuse:

-Maintenant que je t'observe de près, tu n'as pas l'air programmé!

L'interpellé cligna des yeux, confus et sur la défensive. Il interrogea:

-Que voulez-vous dire par là?

«-Si tu es ici sans avoir été programmé au préalable, c'est que quelqu'un t'as envoyé,» poursuivit le gérant sans se préoccuper de ce qu'il lui disait. «-Qui?»

-Je suis au regret de vous dire que je ne comprend rien à ce que vous marmonnez.

«-Qui t'envoie, sale bâtard?» répéta-t-il en haussant la voix, se rapprochant du bord du comptoir d'un air menaçant.

Yoshito serra les poings. En tant qu'autoritaire dirigeant d'une entreprise, il ne permettait aucun manque de respect et se faire parler sur ce ton sans raison valable était outrageant. Il ouvrit la bouche dans l'intention de faire ravaler ses paroles au patron fou furieux quand ce dernier plongea sa main dans sa veste. Il en sortit un objet si incongru dans la situation que Yoshito se figea sur place. Un revolver.

Un coup résonna entre les murs du café. La balle alla faire voler en éclats l'un des insignes lumineux et l'homme reprit immédiatement ses réflexes, bondissant derrière une table et la renversant pour s'en faire un bouclier.

Accroupi derrière sa mince protection, le front en sueur et complètement sonné, Yoshito entendit le patron hurler une nouvelle fois:

-QUI T'ENVOIE?

Un souvenir lui revint en mémoire à la vitesse de l'éclair: Mlle Kimura, lui lançant cette phrase mystérieuse: «Lorsque tu seras là-bas, dis-leur que tu es envoyé par Aphrodisia.»

«-C'est Aphrodisia!» clama-t-il le plus fort possible.

Le silence se fit dans la pièce, il n'entendait plus que son propre coeur qui battait à toute vitesse. Son instinct de survie lui cria de s'enfuir alors que les lourds pas du patron se rapprochaient, mais il resta immobile. Pas question de fuir comme un lâche devant un simple revolver; il s'était déjà retrouvé dans des situations bien pires, comme des kidnappings et des débats qui avaient tournés à la bagarre.

Cependant, cette situation était différente: rien de ce qu'il avait expérimenté auparavant ne l'avait autant angoissé. À quoi rimait cette histoire de patron de café menaçant ses clients de mort?

Celui-ci apparut, se penchant par-dessus la table renversée. Il avait baissé son arme et souriait d'un air circonscept, ce qui, compte tenu de sa rage précédente, était totalement irrationnel.

-Le café corsé de Monsieur.

-Q-Quoi?

Le patron lui tendit une tasse. Yoshito se releva d'un bond, contrôlant de son mieux sa colère.

-C'est une honte. Soyez certain que je porterai plainte contre votre établissement!

-Ouais, ouais.

-Mais qu'est-ce qui vous a pris? Vous êtes timbré? Vous auriez pu me tuer!

Le sourire de l'interlocuteur s'agrandit. Il ne paraissait pas du tout impressionné par le ton et la grande taille de Yoshito, qui avait pourtant la réputation d'être le plus intimidant administrateur de sa région. Il hocha légèrement la tête et murmura en clignant de l'oeil:

-Tout d'abord, comment pouvez-vous être sûr d'être en vie?

L'homme entrouvrit les lèvres mais ne trouva rien à répondre. Il décida de faire abstraction de cette question complètement dénuée de sens; il avait déjà eu sa dose d'illogisme. Le patron du café, voyant qu'il ne répondait pas, lui tendit la main et Yoshito lui donna les billets, frissonnant quand il les fit tourner entre ses doigts, l'air anormalement fasciné.

«-Je me demande ce que je vais faire avec ces machins,» marmonna-t-il. «Je pourrais peut-être les encadrer, mais ça ne ferait pas très moderne... Y a-t-il quelque chose d'autre que je peux faire pour Monsieur?»

-Qui est Aphrodisia?

La question méritait d'être posée mais le patron du café sembla la trouver inappropriée.

-Les types comme toi ne devraient pas demander n'importe quoi, n'importe quand. Arrête d'essayer de tout comprendre, c'est au-delà de ta compréhension, de toute façon.

Il avait repris le tutoiement sans vergogne. Sa politesse était apparemment trop agréable pour être continue. Il ne commenta pas et se contenta d'exiger:

-Donnez-moi votre revolver.

-«Comme tu veux, mon gars,» dit le patron d'un ton railleur. «J'en ai des douzaines d'autres sous le comptoir.»

Donc. Je ne suis pas seulement tombé dans un quartier de drogués. Il y a aussi des yakuzas. Génial.

Yoshito savait qu'il ne fallait jamais se fier aux apparences, surtout en ce qui concernait l'apparence vis-à-vis de la profession. L'un de ses concurrents chinois semblait être l'homme le plus honnête du monde, marié et père de trois enfants, mais il était en réalité aux commandes d'un trafic de prostitution, tandis que la meilleure mathématicienne qu'il avait pu trouver pour s'occuper de sa comptabilité s'habillait comme une punk et était tatouée jusqu'au cou.

Ainsi, malgré le fait que l'homme qui lui faisait face était bedonnant et mauvais tireur (le fait qu'il avait réussi à le manquer alors qu'il était à un mètre de distance en était une preuve concrète) Yoshito se méfia quand il lui tendit son arme avec nonchalance.

-Allez, arrête de me fixer comme si j'étais sur le point de te poignarder. Avoir une arme n'est pas du luxe dans ce quartier, tu as de la chance que je t'en donne une parce que tu es nouveau...

Il la prit avec précaution. Ce n'était pas la première fois qu'il tenait un revolver et son entraînement militaire lui avait appris les différentes techniques de tir. Avoir en main une arme avait un côté rassurant mais également fataliste: lorsque l'on se sert d'un objet qui enlève des vies, c'est parce que notre monde est devenu anormal et que l'on n'a pas d'autres options que le meurtre pour sauver sa peau.

Yoshito enfonça le revolver dans sa ceinture, prenant bien soin d'activer le frein de sûreté, et se tourna vers le patron du café.

-Allumez donc la radio. J'ai l'intention de rester ici jusqu'à l'aube et ce silence est...

Il n'acheva pas sa phrase, détournant la tête. Le patron eut un léger rire qui sonna faux aux oreilles de l'homme.

-Vos désirs sont des ordres, cher client. Et prenez ceci, c'est un autre cadeau de la maison.

Décidément, discuter avec quelqu'un qui sautait du tutoiement au vouvoiement constamment était énervant. Yoshito réprima un soupir, et regarda l'objet que son interlocuteur tenait dans sa main. Il fronça les sourcils, déconcerté. Cela ne pouvait pas être... Si, c'était bien cela. Une seringue. De drogue.

-Non merci.

-Tu es sûr? C'en est de la bonne.

Pour toute réponse, l'homme tourna les talons et alla s'asseoir à la table la plus éloignée, près de la vitrine. Il regarda par la fenêtre, résolu à ignorer le propriétaire des lieux. Du coin de l'oeil, il le vit hausser les épaules, souriant toujours. Il paraissait presque... amusé par son refus et sa volonté d'être laissé seul.

Yoshito passa sa main sur son front. La fatigue qu'il avait oubliée dans les moments d'action revint le tourmenter. Il ne pouvait pourtant pas s'endormir, pas dans cet endroit louche, avec les silhouettes errantes qui marchaient toujours au même rythme dans les rues, avec les yeux néons de Mlle Kimura qui hantaient sa mémoire, avec sa volonté de retrouver Naoko, sa chère petite soeur qui ne l'aimait plus...

Comme les idées noires commençaient à former une place importante dans ses réflexions, il lui vint la pensée qu'il devrait peut-être appeler Lucian pour l'informer des derniers événements, peut-être encore plus inquiétants que les premiers. Cependant, il ne voulait pas avoir l'air dépendant de son ami, -l'idée même lui faisait horreur-, et il devait probablement dormir à présent.

Soudain, une musique retentit dans la pièce. Le patron venait d'allumer la radio et ne savait apparemment pas que la convention était de mettre le volume à un niveau faible. Le rythme lent et déchirant d'une chanson sur la perte d'un être cher vint faire vibrer le coeur de Yoshito, alors qu'un chanteur quelconque entonnait « I am searching for you only but I'm so far, so far from our home ».

Il pensa à se boucher les oreilles et regretta amèrement de ne pas avoir d'écouteurs. Il n'aimait pas la musique électronique, qui l'agitait et faisait passer derrière ses paupières des souvenirs trop lourds. Yoshito avait toujours vécu ses sentiments de façon très intense, cela faisait partie de sa personnalité, mais paradoxalement, il se faisait un point d'honneur de le cacher parfaitement bien. Il ne savait que trop ce que les autres pouvaient lui faire en ayant connaissance de ce qu'il ressentait.

La musique s'arrêta brusquement et le chaos dans la tête de l'homme également, pour un instant seulement, car une voix stridente et moqueuse prit la place de la chanson sur le poste de radio. Cette voix semblait résonner en écho jusqu'au-dehors et Yoshito sortit précipitamment du café. Les passants s'étaient arrêtés et avaient tous les yeux levés vers les haut-parleurs qui, remarqua-t-il avec effarement, parsemaient les toits de tous les immeubles. La voix de Mlle Kimura se répercuta entre les murs des édifices, faisant trembler celui à qui elle s'adressait.

«Hé bien, Monsieur le directeur! Vous en faites une de ces têtes! Pardonnez-moi, chers résidents de Kyomu, je n'ai pas eu le temps de vous le présenter. Il est notre compagnon de jeu ce soir!»

Aussitôt, toutes les têtes se tournèrent vers Yoshito qui recula d'un pas, se heurtant au patron du café qui souriait de toutes ses dents.

-C'est commencé, on dirait.

-Qu'est-ce qui est... commencé?

D'autres personnes se rassemblaient sur la place publique, obéissant à la voix en provenance des haut-parleurs.

«L'homme ici présent est à la recherche de sa petite soeur. C'est une histoire tout à fait triste et désolante, croyez-moi. Mais je vous la raconterai une autre fois, si vous réussissez à le tuer.»

Yoshito haleta, les yeux élargis, un vertige étrange se formant dans le creux de son estomac. Ce qu'il venait d'entendre ne pouvait pas être réel... Soudain, une ombre se dressa sur le haut de l'immeuble le plus élevée. Tenant d'une main le pilier d'un gigantesque haut-parleur installé sur le toit et un micro de l'autre, elle éclata d'un rire psychotique avant de poursuivre d'une voix exaltée:

«Monsieur le directeur, passons un accord. Si vous survivez jusqu'au lever du soleil, je vous donnerai une information sur Naoko. Promis, juré! Deal?»

Yoshito fixa la femme, les sens en panique mais l'esprit résolu. De toute la phrase, il n'avait réellement compris que les mots «survivre jusqu'au lever du soleil» et «informations sur Naoko». Il hocha la tête et même de loin, il put voir l'expression enjouée de Mlle Kimura se changer en quelque chose de plus féroce, et meurtrier.

«Alors, chers résidents, que le jeu commence!»

Sur ces mots, elle disparut du toit. Il continua de regarder vaguement l'emplacement où elle s'était tenue, puis reporta son attention sur les passants. Tous le dévisageaient, et d'une démarche toujours aussi lente, ils commencèrent à s'avancer vers lui, les yeux béants, des sourires enjoués s'épanouissant sur les visages de certains. Surtout sur ceux des enfants. Un homme, près de lui, sortit un couteau, un autre, deux poignards.

Quelque chose d'impulsif et de désespéré anima le corps de Yoshito et il s'empara de son revolver, la main tremblante, l'esprit dans la brume. Ce fut le moment où il cessa de se préoccuper de ce qui était logique ou non. Survivre devint tout ce qui importait et le jeu commença.

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