Chapitre 1

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Le petit Marcel — qui n'est pas Proust à proprement parler — vient d'arriver aux Champs-Élysées. À cette époque, il y est envoyé chaque jour sur les recommandations du docteur, à la suite d'un malaise qu'il a fait à cause de la trop grande excitation — Marcel parle d' « extase » — que lui avait provoqué la perspective d'un voyage en Italie, quand son père lui avait dit : « Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre à tout hasard dans ta malle ton pardessus d'hiver et ton gros veston. »

Il arrive donc sur les Champs-Élysées avec Françoise, sa gouvernante :

« [...] de l'allée, s'adressant à une fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d'une voix brève : « Adieu, Gilberte, je rentre, n'oublie pas que nous venons ce soir chez toi après dîner. » Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant d'autant plus l'existence de celle qu'il désignait qu'il ne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, mais l'interpellait ; il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu'accroissait la courbe de son jet et l'approche de son but ; — transportant à son bord, je le sentais, la connaissance, les notions qu'avait de celle à qui il était adressé, non pas moi, mais l'amie qui l'appelait, tout ce que, tandis qu'elle le prononçait, elle revoyait ou du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des visites qu'elles se faisaient l'une chez l'autre, de tout cet inconnu encore plus inaccessible et plus douloureux pour moi d'être au contraire si familier et si maniable pour cette fille heureuse qui m'en frôlait sans que j'y puisse pénétrer et le jetait en plein air dans un cri ; — laissant déjà flotter dans l'air l'émanation délicieuse qu'il avait fait se dégager, en les touchant avec précision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel qu'il serait, après dîner, chez elle, — formant, passager céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d'une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d'un beau jardin du Poussin, reflète minutieusement comme un nuage d'opéra, plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux ; [...] »

Si je n'avais pas l'idée de l'absence de hiérarchie objective dans les oeuvres littéraires — encore qu'il m'en ferait douter — je dirais qu'on ne peut pas faire mieux que Proust. Cette attention, ce développement qu'il donne à la moindre affection, au moindre soubresaut de la conscience, au point d'en faire un — d'en révéler le caractère de — monde, en fait à mes yeux un auteur inégalable (on comprendra que c'est mon enthousiasme qui parle ici, et non seulement la vérité). À le lire, on a le sentiment que jamais auteur n'a été aussi proche de soi-même, et à la fois aussi capable de s'effacer devant les choses, les conceptions, les évènements, les phénomènes, dont il ne se conçoit plus que comme un relais, nécessaire certes, mais au sein desquels il est, de toute éternité, d'une parfaite indifférence, comme un grain de sable dans le désert ou un soldat dans une armée (« que la guerre est jolie ! », disait Apollinaire). D'une parfaite individualité aussi : le caractère, la tournure d'esprit de Proust, indifférente comme elle est — la différence, d'un certain point de vue (mais aussi dans l'absolu), n'existe pas —, n'en est pas moins unique. Cette tension magnifique entre l'anéantissement du narrateur dans les choses qu'il raconte ou décrit — parfois ce n'est qu'au bout de plusieurs dizaines de pages que le « je » réapparaît — et la diversité somptueuse de ces mêmes choses à l'occasion d'un narrateur dont l'absence les rendrait impossibles, fait coïncider la vie même, dans mon esprit, avec la conscience de Proust. Je veux dire, parfaitement, et non par intermittences comme avec les autres auteurs. Chacune de ses phrases est à la fois si réfléchie, si évidente (dans ce qu'elle exprime, non comment elle l'exprime), on sort si peu d'une intériorité tant complète que discrète.

J'ai remarqué aussi avec un plaisir mêlé d'embarras comme la moindre fluctuation de l'attention, qui ne serait pas dommageable à la lecture d'un autre livre, la plus petite distraction imaginable, les yeux roulant à vide sans l'intelligence, nous propulse, parfois jusqu'à un mot seulement plus loin, dans un monde tout à fait nouveau, plein de choses étranges et chatoyantes qu'on ne discerne pas tout de suite. Le cas le plus remarquable et le non moins régulier, est celui où, à la suite d'une longue dissertation qui met en jeu surtout les mouvements de la vie abstraite de l'esprit, apparaît soudain, dénuée de tout le caractère supposément ennuyeux de sa trivialité, comme sur un piédestal négatif formé par ce qui précédait, la chose la plus simple, la plus évidente, quelle qu'elle soit rendue touchante par son dénuement, sa limpidité, par l'absence de toute possibilité de la présumer que semble avoir comme annulée en en tirant à soi la conjecturalité, la dissertation introductive. L'exemple n'est pas le plus frappant, mais dans l'extrait ci-dessus :

« [...] tout ce que, tandis qu'elle le prononçait, elle revoyait ou du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des visites qu'elles se faisaient l'une chez l'autre [...] »

On voit comment la mention des « visites » est justifiée de manière inattendue par ce qui précède, comment l'idée de « visite » a peu à voir, dans l'absolu, avec celles de prononciation, de mémoire. Si bien que, pour peu qu'on soit le moindrement inattentif, on se retrouve pour ainsi dire soi-même en « visite ».

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