Le message de Madiba   1/2

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Le Cap — Afrique du Sud

De nouvelles images étranges habitent le kaléidoscope : un échiquier géant, aux pièces blanches et noires disproportionnées. Des boîtes d’allumettes aux couleurs vives. Des chiens féroces, des miradors. Le soleil qui cogne sur des toits de tôle ondulée. Puis le visage d’un homme, au regard doux et franc.

Et une phrase, qui tourne en boucle…

« Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres ».

Gisèle range son kaléidoscope au fond de sa poche, mais elle sait que ces images ne quitteront pas ses pensées.

Papa m’avait dit que l’Afrique du Sud avait peu en commun avec les autres pays africains, mais j’ai eu du mal à comprendre avant d’arriver. Je saisis mieux à présent : ses villes ressemblent aux capitales européennes, et ses immenses plages peuvent faire penser au Chili… Surtout que j’y ai vu des lions de mer ce matin, comme à Antofagasta !

C’est aussi un pays moderne, plus riche que ceux traversés depuis le début de ce voyage, un pays aux grands parcs animaliers, comme le parc Kruger. J’adorerais aller à la découverte des léopards, des éléphants, des buffles et des girafes, mais Papa dit que nous aurons d’autres occasions, plus tard. Ici, il a envie de rencontrer des gens. Mon père pense que son album sera plus complet s’il l’agrémente de photos des habitants et de leur quotidien, et le mode de vie sudafricain l’inspire particulièrement. C’est pourquoi nous venons de nous installer à Cape Town — Le Cap en français — au bord de l’océan atlantique, dans le but de comprendre mieux le fonctionnement de cette société.

La ville du Cap s’est développée au pied de la montagne de la Table — une immense colline toute plate qui surplombe la mer et qu’on peut rejoindre en téléphérique. Les quartiers de la ville sont tous très différents, et portent souvent des noms anglais rigolos, comme City Bowl, Waterfront, Green Point, Camps Bay, Woodstock… Moi j’aime beaucoup Bo-Kaap pour ses couleurs vives, et je regrette qu’il y ait si peu de maisons bariolées en France, surtout à Paris, où tout est très beau bien sûr, mais aussi très gris.

Le district où nous logeons se nomme Sea Point, il longe la mer sur plus de sept kilomètres, jusqu’à une autre montagne, appelée « Tête de lion ». Papa n’a pas souhaité nous installer à l’hôtel, mais dans une résidence, au bout d’une petite rue fermée par une grille. Les murs sont très hauts, et j’ai été surprise de voir en arrivant qu’ils sont couverts de fils barbelés. Il y a même des caméras qui filment l’entrée, le jardin et l’allée. J’ai voulu savoir à quoi servaient toutes ses précautions et pourquoi mon père avait choisi cet endroit, et il a répondu que c’était ce qu’il avait trouvé de mieux, les hébergements pour touristes étant toujours plutôt isolés et protégés… Comme il avait l’air désolé, j’ai bien tenté de lui demander pourquoi cet enfermement, et Papa a vaguement évoqué la peur des cambriolages, avant de dire qu’il me raconterait plus tard l’histoire de l’Afrique du Sud, ce qui a encore plus attisé ma curiosité. J’ai tout de même décidé de prendre mon mal en patience, et de profiter de la piscine, en attendant.

Dans le grand bassin commun à toute la résidence, j’ai fait la rencontre de Luke, un garçon de treize ans plutôt sympathique, et pas trop bête pour son âge. Je pensais qu’il était en vacances ici, comme moi, mais il m’a expliqué être africain et vivre au Cap depuis toujours. Je me suis étonnée de sa peau claire et de ses cheveux blonds, alors il a ri. Il a précisé s’appeler « Terreblanche » et a évoqué de lointains ancêtres français. Il a tout de suite vu que je ne connaissais rien à l’Afrique du Sud, aussi il a promis de me donner tous les détails le soir devant une saucisse, si mes parents voulaient bien participer au « braai » des voisins. J’ai dit « bien sûr », comme si j’avais tout compris, agacée tout de même qu’on repousse toutes les réponses à mes questions à plus tard, puis je me suis empressée de courir pour l’annoncer à Papa et Maman.

— Oui, Monsieur Terreblanche vient de nous inviter, c’est gentil, dit Papa.

— Il faut tout de même qu’on aille faire quelques courses. On ne peut pas arriver les mains vides !

Mon père regarde ma mère avec un sourire tendre : il sait que c’est plus fort qu’elle, elle s’inquiète toujours de tout.

— Ne t’en fais pas, Victoire, on leur rendra la pareille, demain ou après.

Maman jette un œil à sa montre et esquisse une grimace : il est de toute façon trop tard pour aller acheter quoi que ce soit.

— Les enfants, allez au moins vous laver, et vous habiller correctement. Vous n’allez pas vous présenter en maillot de bain !

Alphonse court pour arriver le premier dans la salle de bains, tandis que je me contente de hausser les épaules : la douche au bord de la piscine suffira bien à me rincer, et je n’aurai qu’à passer un tee-shirt et un short propres pour être présentable.

Le « braai », c’est le barbecue, incontournable en Afrique du Sud, je l’ai bien compris ce soir. Tous les voisins avaient apporté des choses à manger, sauf nous, ce qui a valu un regard noir de Maman à Papa. J’ai pu goûter des spécialités comme les « boerwors », de grosses saucisses épicées, et du « biltong », à base de bœuf ou d’autruche séchée, mais j’ai refusé de toucher à la viande de zèbre. Du zèbre, quelle idée ! C’est comme si l’on me demandait de manger du cheval !

Les parents de Luke sont des Afrikaners. Ils ont des origines françaises, car leurs ancêtres étaient des huguenots, des protestants qui ont quitté la France au dix-septième siècle, à cause des persécutions religieuses. Papa et Monsieur Terreblanche ont longuement échangé sur la question, ils ont parlé de la difficulté de « vivre ensemble » aussi, et j’ai compris que le pays fonctionne sur un système de « compounds », des quartiers fermés comme celui dans lequel nous logeons. Ce sont des sortes de villes dans la ville, avec des écoles, un centre commercial, des restaurants, un hôpital… Tout le nécessaire au quotidien est regroupé en quelques rues, de manière à ce que les habitants n’aient jamais besoin de sortir de leur district, et tout cela par peur de la criminalité. Tout en faisant connaissance avec Luke, je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter cet échange avec attention. J’ai aussi entendu un mot étrange, le mot « apartheid » qui est revenu plusieurs fois et que je n’ai pas compris, mais qui m’a semblé renvoyer à un sujet sérieux. Je me suis promis de poser des tonnes de questions à Papa plus tard, puis j’ai suivi Luke et Alphonse jusqu’au bord de la piscine. C’est à ce moment que mon kaléidoscope s’est remis à vibrer.

Un visage doux. Des yeux d’enfant. Puis un cachot, une cellule de prison, noire, humide. Cette fois encore, les images sont claires. Nettes et précises. Seul leur sens échappe à Gisèle. Pour l’instant, du moins…

Un caillou roule jusque sur mes pieds, me sortant du monde parallèle dans lequel l’objet magique m’avait plongée. J’écarte la lunette et je vois que Luke m’observe. Les mots d’Alphonse au garçon blond me parviennent d’un peu loin, avec un léger décalage :

— Elle est toujours comme ça quand elle regarde dans son kaléidoscope : elle n’entend plus rien du tout !

Je me ressaisis et avant que Luke me pose une question, au nouveau caillou vient lui frapper la jambe. Il se retourne en direction de la grille située à plusieurs dizaines de mètres, celle qui est gardée par des caméras et qui délimite l’entrée. Je suis son regard et j’ai le temps de voir s’enfuir des ombres dans la nuit noire.

— Qu’est-ce que c’est ?

Luke hausse les épaules d’un air blasé.

— Les gars de Khayelitsha, le township à l’est de la ville.

— Le quoi ?

— Le township. Le bidonville, quoi ! Ces gars ne vont pas à l’école et ne savent pas quoi faire, alors ils viennent ici, pour caillasser du Blanc.

Alphonse le regarde avec des yeux aussi ronds que les miens et c’est lui qui pose la bonne question :

— Mais pourquoi eux habitent dans un bidonville à l’extérieur de la ville et vous dans une belle maison avec une piscine ?

Je suis sonnée : mon petit frère grandit, il m’épate de plus en plus souvent avec ses réflexions.

— Je sais pas moi, c’est comme ça. Ici depuis toujours, les Noirs et les Blancs vivent à part, ils ne se mélangent pas. Enfin si, un peu, mais quand même pas beaucoup.

Soudain, un bruit sourd nous fait sursauter : un pétard vient d’exploser à moins de trois mètres de nous.

— Ils sont dingues, ils vont nous blesser. Allez, on retourne près du barbecue avec les autres.

Le reste de la soirée a été plus calme : quelques cailloux sont encore tombés au bord de la piscine, mais en l’absence de réaction de notre part, les projections ont fini par s’arrêter. J’étais impatiente d’interroger mes parents, mais ils ont été très occupés à discuter avec ceux de Luke et leurs voisins, jusque tard dans la nuit, alors je me suis couchée frustrée. Ce matin, Papa m’a expliqué l’apartheid : c’est un ancien système politique, propre à l’Afrique du Sud, qui séparait autrefois les gens en fonction de leur couleur. Il m’a parlé des premiers migrants blancs qui ont eu tant de mal à vivre avec les Xhosa, les Zoulous et autres peuples noirs. Papa m’a aussi raconté le mépris, le racisme, les mauvais traitements infligés aux Noirs par les Blancs, tout en précisant la bêtise de ces idées puisqu’il n’existe qu’une sale race : la race humaine.

J’ai approuvé avec gravité, mais j’ai rappelé, comme Alphonse avant moi, que nous logeons tout de même dans une résidence fermée et surveillée, uniquement habitée par des Blancs, et j’ai demandé si l’apartheid avait vraiment disparu. Papa a soupiré, il a dit que je n’avais pas tort et que beaucoup de choses restaient à faire. Puis il m’a raconté le dur combat d’un homme pour que la société change, ses longues années d’emprisonnement, le monde plus juste qu’il avait voulu créer, et devant ses photos, j’ai compris qui j’avais eu la chance de voir par deux fois dans mon kaléidoscope.

Nelson Mandela — « Madiba ». Premier président noir du pays. Père de l’Afrique du Sud nouvelle, et de la nation arc-en-ciel. Le visage de l’une des personnes les plus courageuses de l’Histoire tourne à nouveau en boucle dans mon cylindre magique. Comment dois-je l’interpréter ? Qu’essaie-t-il de me dire ? En parallèle, ces autres images, toujours les mêmes, celles de maisons minuscules, faites de tôle ondulée… et un nom qui résonne dans ma tête depuis hier soir : « Khayelitsha ». Le bidonville, à l’est du Cap. Pas de doute, je dois convaincre mes parents d’aller le visiter.

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À suivre…

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