Chapitre Quatrième : À pas de loup
Nous sommes au lendemain de ma défaite, et j'assiste à la leçon du jour, toujours assis à la même place, et même si mon regard est toujours tourné vers l'extérieur, j'ai les yeux lourds et la conscience fébrile.
Je sens le contact de soixante pupilles sur mon corps, parfois emplies de dégoût à la vue des poches sous les miens, ou parfois moqueuses, séduis par les rumeurs lancées par d'autres enfants d'autres écoles. Edwanna ne me regarde plus comme elle le faisait avant, mais écoute avec attention ce que lui raconte Farhen.
Jonah est le seul dans cette pièce pour qui je n'ai aucune rancœur. Il ne m'a jamais blessé, il ne m'a jamais jugé, pas abandonné non plus ou bien trahis. Pour son compte je sens bien qu'il essaye de comprendre ce que raconte la professeure, mais quand bien même il mobilise toute sa concentration, rien n'y fait. Je souris en le voyant, avant d'être interpellé de nouveau :
« Peut-être que le brave Gallen pourra répondre, entre deux somnolences...
- Madame, si vous insinuez que mon combat m'a dépossédé de ma mémoire, vous faites erreur. Il faudrait que je sois un vrai légume pour ne pas répondre à une question aussi simple ; il faudrait que Gilgamesh en personne ait décidé de me rouer de coup en fait. La sève de Praxone, bien entendu. Il s'agit là d'une substance parfaite pour faciliter la cicatrisation d'une coupure, quand la sève d'Alloïo n'a comme pouvoir que celui d'attirer à elle les insectes les plus idiots. Maintenant Madame, si vous le permettez, je pourrais en appliquer un peu dans la cour de l'école, pour que tous ces enfants cessent de me dévisager, et que vous-même vous leur montriez le chemin vers la sortie...
- C'est assez, Gallen ! Ton assurance m'a fait rire, au début, je le reconnais. Mais à présent tu me manques de respect !
- Suis-je donc libéré de vos questions ? Puis-je retourner chez moi ?
- Oui, tu vas retourner chez toi, et tu ne montreras pas le bout de ton nez ici sans avoir présenté tes excuses à tes camarades et moi-même... publiquement !
- Alors j'ai crainte de vous décevoir, mais j'ai des choses plus importantes à faire dans ma vie. Vous vous adressez à un futur garde-tempête. Veillez à ne pas l'oublier. »
Je me levai de ma table, sans même sourire à la vue de Jonah, dont la mâchoire voulait à se point se disloquer que j'aurais pu la ramasser au sol, sans non plus sourire à Edwanna et Farhen, ni aux trente visages rivés sur moi, ainsi que ma charmante professeure. Je m'avançai vers la sortie en rehaussant les épaules, ainsi que le menton, pour reprendre enfin le chemin de mon foyer. La colère bouillonnait en moi. Je n'arrivais pas à la canaliser, elle était présente dans mon corps comme mon propre sang, et j'enrageais que l'on n'ait si peu d'estime envers moi, ou du moins un semblant d'indulgence.
Je me sentais invincible, comme si rien ne pouvait plus avoir d'emprise sur moi, et décidai de m'aventurer seul dans une zone défendue, en quittant le sentier de l'école.
Je me souviens, mes héritiers, que des larmes de colère se sont mises à perler, mais comme je le disais, je ne ressentis même pas la morsure du sel de mes yeux sur ma peau maltraitée, galvanisé par la rage. Mes foulées me menèrent en terrain hostile, mais je m'y aventurais l'esprit alerte. Je courais à m'en rompre les chevilles, mais ceci me soulageait, paradoxalement. Pourtant, à un moment donné de mon ascension, car oui le village se trouvait dans un vallon, entouré de monts, j'entendis les fourrés environnants se mouvoir aussi avec célérité. Le vent bruissait dans la forêt, et les branches chantaient sous son emprise, mais moi je ne me laissais pas charmer par la mélodie, car un danger rôdait, j'en étais convaincu. Une voix me tira pourtant de ma méfiance.
« Gallen ? Que fais-tu ici ? Tu n'es pas à l'école ?
- Assalice ? Je te retourne la question. C'est un endroit défendu.
- Allons, tu sais très bien le goût que j'ai pour l'interdit... Je suis sûr que tu t'es encore chamaillé avec ta maîtresse...
- Alors nous avons un point commun, effectivement. Tu as trouvé des choses intéressantes ?
- Je suis arrivé il y a peu, mais oui, les variétés de fleurs ici sont magnifiques ! Tu devrais en ramener une à la famille de Farhen, pour féliciter cette union qui te dérange tant.
- Tu le penses ?
- J'en suis persuadé. Même si c'est très dur pour toi, ce serait très bien perçu...
- Alors je vais t'écouter, peut-être que ça m'aidera aussi à faire le point sur mes sentiments...
- Je l'espère petit Gallen...
Il reprit alors en hurlant, et je vis se décomposer son visage.
- Couche-toi ! »
Un prédateur plus agile que celui d'alors bondit au dessus de ma tête, alors que je me laissais tomber au sol aussi vite que possible, et c'est mon protecteur qui encaissa le choc, en tombant à son tour, projeté par la créature saisie au vol.
Le guerrier opéra une roulade, et propulsa le félin de ses deux jambes loin derrière lui, avant de se redresser, légèrement cambré, prêt à se battre. La créature émit un cri strident, et claqua sa queue contre un arbuste, qui fut aussitôt sectionné à l'impact. Assalice m'ordonna de fuir, et je m'exécutai.
Je n'ai pas eu la suite de l'histoire, mais le bougre a survécu, et de belle manière de surcroît ! Mais je vous en parlerais plus tard. Pour ma part j'ai regagné ma demeure, où ma mère et mon père m'attendaient déjà. Je ne discernai pas de colère dans leur visage, et l'atmosphère était déchargée de toute tension, à l'inverse des fois innombrables où je me suis fait disputer. Je m'avançai, méfiant tout de même, avant de finalement oser leur adresser la parole :
« Gallen ? Est-ce que tu vas bien ? entama ma mère.
- Bien sûr que je vais bien, pourquoi ça n'irait pas ?
- On nous a informés de ton exclusion de l'école...
- Ah, ça... Ce n'est rien, demain tout sera rentré dans l'ordre.
- Et bien non, Alira a insisté sur le fait que seule une audience publique où tu présenteras tes excuses permettra ton retour dans cette classe.
- Et si je ne veux pas ?
- Tu voudras, car tu n'as pas le choix. Regarde ton visage, tu n'as pas passé une heure avec les gardes-tempêtes que tu portes déjà des marques inquiétantes.
- Mon petit prodige, ce que veut dire ta mère, c'est que tu ne dois pas porter aux nues ta formation en négligeant tout le reste. Tu es jeune et fougueux, et crois-le ou non, mais ton vieux père l'a été aussi jadis. Tu as la chance d'être malin, agile, aimé...
- Tu te trompes père. J'ai vu leur regard. Ils attendent tous de moi que je tombe à chacun des pas que je fais. Je perçois leurs grimaces, et leurs railleries ! Ils font comme s'ils étaient tous mes amis, mais ils mentent ! Ils rient tous de mon visage ! Mais je leur prouverai que je suis bien meilleur qu'eux ! Je leur prouverai que rien ne pourra m'arrêter et que je deviendrai le plus jeune garde-tempête à être formé jusqu'au bout ! Je deviendrai aussi grand que Gilgamesh en personne !
- Puisse-t-il t'entendre, mon petit prodige.
- Tu es trop exigeant avec toi même, et plus encore, je dirais que tu es arrogant, Gallen. Si tu continues sur cette voie, tu finiras vraiment par tomber.
- Pourtant mère, n'est-ce pas vous qui me poussez plus haut que n'importe quel autre enfant ? Ne suis-je pas assez impliqué dans toutes les leçons que vous me faites en plus de celles que je reçois ? Je tiens cette arrogance de vous mère, et si je tombe comme vous dîtes, alors la faute vous reviendra aussi !
- Mon petit Gallen. S'il te plaît calme-toi...
- Pardonne-moi père. J'ai besoin de réfléchir, puis-je aller dans ma chambre ?
- Soit, si tu en ressens le besoin, nous te laissons seul. Mais si tu as besoin de parler, sache que nous sommes ici. Tu devrais aussi aller toucher un mot aux anciens. Ils sont vénérables tu sais, et t'apporteront toutes les réponses aux questions que tu te poses.
- J'y penserai père, merci infiniment. »
Comme vous pouvez le constater, j'ai toujours eu une relation plus conflictuelle avec ma mère qu'avec mon père. Je ne sais pas quels espoirs il voyait en moi, mais ils m'ont toujours nourri, et continuent de le faire aujourd'hui. Pour autant je ne peux pas dire que je ne dois rien à ma mère, car aussi rude et cassante qu'elle était, je lui dois d'être ce que j'étais à cet instant, et ce que je suis devenu par la suite. Tous ces savoirs, les coups de livre que j'ai reçus, les cheveux tirés, les caresses parfois ou les baisers pour me dire « bonne nuit », toutes ces attentions ont fait que j'ai pris confiance en moi, et qu'en ces rares occasions où je me renfermais sur moi-même, c'était pour puiser toute la force nécessaire à surmonter les obstacles, par mes propres moyens.
- C'était une vie loin du commandement, n'est-ce pas ?
- En effet Saduj. Et pourtant, ce n'était pas si différent, étrangement, car ces ordres et cette intransigeance, c'est envers moi-même que je les dirigeais.
- Et ce cadeau qu'on vous a remis, l'avez-vous offert ?
- Ah oui, le cadeau. C'est la suite de mon récit. Je respectai ma parole, je méditai dans ma chambre de longues heures, assis en tailleur, à me concentrer sur mon souffle, mes sentiments, et mes pensées. Je restai là à m'écouter, comme si plusieurs personnes étaient dans ma tête, en expliquant à chacune d'elles pourquoi elle ne verrait jamais ses désirs voir le jour, mais paradoxalement, c'est bien mon cœur à moi qui se serrait. Puis, quand j'estimai être en paix avec moi-même, je repris le chemin de la ville. Nous étions en fin de journée, le soleil déclinait calmement, paisiblement, derrière les arbres, et les couleurs semblaient avoir changé leur robe éclatante pour une plus modeste et donc plus terne. J'ai toujours aimé cette partie de la journée, quand le jour et la nuit se saluent poliment, avant que l'un ne cède sa place à l'autre. Je progressai, déterminé, le cœur moins lourd qu'avant, finalement résolu à lâcher prise. Des papillons volaient sur ma route, ainsi que des oiseaux, des lucioles et je crus même distinguer un lapin. Quelques minutes passèrent, avant que ne m'apparaisse les formes, d'ordinaire détestables, de la demeure de la famille de Farhen ; mais j'imagine que cette nuit j'étais prêt à tous les sacrifices.
- Qui est-ce ? me demanda-t-on une fois que j'eus frappé à la porte.
- Gallen, Madame. Je viens témoigner mes respects.
La porte s'ouvre, et on m'invite à rentrer, avec une gentillesse qui me désarçonne, dans la seule maison de l'île où je déteste mettre les pieds.
- Fais comme chez toi mon garçon, je vais chercher Farhen et Edwanna.
- Entendu Madame, je vous remercie. »
Le père de Farhen était auprès des sages ce soir là, de ce que j'ai compris plus tard, pour parler du mariage à venir. Je patientai donc en examinant la structure, bien entretenue, et je ne pus m'empêcher de remarquer les tableaux peints par ma mère, mettant en scène mon amour interdit et l'élu de son cœur ; mais je n'oubliai pas la raison de ma présence ici. Je ne sourcillai pas, je ne ressentis qu'un léger pincement, causé davantage par la confrontation à venir que par la vue de cette œuvre d'art. Je m'interrogeais même sur le fonctionnement de l'âme, et des sentiments en général. Comment pouvait-on se sentir si mal et se remettre en si peu de temps ? Mes mains étaient encore douloureuses des coups portés plus tôt, mais mon cœur lui jouissait d'une accalmie durable.
« Gallen ? Je suis surpris de te voir ici...
- Farhen ! Edwanna ! Je suis venu vous présenter toutes mes félicitations.
- Tu es sûr que tout va bien ? Tout à l'heure...
- Je ne suis pas venu pour parler de tout à l'heure. Je réglerai ce problème en temps voulu, j'y travaille déjà à vrai dire. Pour le moment je m'unis à vous pour vous souhaiter tout le bonheur que vous méritez, et vous souhaite de vivre longtemps en accomplissant vos rêves les plus fous.
- C'est... très gentil Gallen.
- Merci Gallen !
- À présent je vais me retirer, bonne soirée à vous deux.
- Nous partions aussi, peut-être nous ferais-tu l'insigne honneur de faire un bout de chemin avec nous ? ma réponse fut mécanique et si tôt prononcée je la regrettais déjà, mais qu'importe, je m'engageai.
- Avec plaisir Farhen.
- Merci d'être passé Gallen, bonne soirée à vous trois !
- Merci à vous de m'avoir ouvert Madame. Je vous souhaite de même. »
Nous avons marché un bon moment, plus que je l'aurais voulu en vérité, jusqu'à ce qu'un bruit ne nous alerte.
« Restez sur le sentier, hurlai-je ! »
Mes sens se mirent d'eux-mêmes en éveil, et je me préparai à réaliser le même mouvement qu'Assalice ; mais rien ne vint. Je décidai de monter un peu plus haut, pour tomber sur mon protecteur justement, au seuil de la mort. Je vis un prédateur fuir, mais les fourrés trop épais m'empêchèrent de connaître sa nature. J'attrapai mon malheureux compagnon par un bras et une jambe, et le traînai aussi soigneusement que possible dans la descente, pour le ramener au niveau du sentier. Pourtant, le hurlement d'une jeune fille et d'un jeune homme m'obligea à remettre mon sauvetage à plus tard.
Je libérai l'épée d'Assalice de son fourreau, pour tenter de la brandir, mais elle était plus lourde qu'on ne l'aurait dit au premier coup d'œil, aussi perdis-je l'équilibre dans la descente pour venir m'étaler dans les cailloux. Une douleur vive s'empara de moi, mais l'urgence de la situation suffit à l'anesthésier. J'accourrai, les mains encombrées d'une arme impossible à manier, pour voir un fauve plonger sur Farhen.
Je lâchai la lame pour plonger à mon tour, en assénant un coup d'épaule dans les flancs du prédateur, avec l'aide de toute la vitesse que j'avais pu prendre, dans le but de le faire rouler plus loin. Après s'être relevé, le « choenärd » me cracha dessus, menaçant de fondre sur moi cette fois-ci, mais Edwanna m'apporta l'épée en la trainant. Quand elle m'en la tendit la garde, la créature bondit, toutes griffes dehors, et je ne pus que plaquer la plus courageuse des filles de mon âge contre le sol, en tenant la garde de l'épée à trois doigts, pendant qu'on me lacérait le dos, et m'infligeait une morsure insoutenable dans le trapèze.
Je trouvai pourtant dans le regard d'Edwanna la force de me retourner en frappant la gueule de mon adversaire, avec la poignée, avant que les gardes-tempêtes n'accourent, et ne fassent fuir la bête. Je délaissai alors immédiatement mon âme sœur pour ramper jusqu'à mon protecteur, avant de perdre connaissance, à quelques centimètres de sa main.
Je me réveillai une semaine plus tard, dans l'une des chambres des anciens, le dos encore douloureux, mais à ma grande surprise, presque entièrement cicatrisé. La première chose sur laquelle mon regard s'arrêta fut le doyen, me regardant avec une perplexité profonde, en se caressant la barbe, mais je voyais aussi une note de fierté dans son regard teintée d'amertume.
« Ainsi donc le héros du moment revient de son périple...
- Héros... périple... de quoi me parlez-vous ?
- Allons Gallen, crois-tu que tes agissements soient restés secrets ? La foule est en effervescence dehors. On s'interroge sur la présence d'un prédateur si proche de nos foyers, sur les circonstances de l'attaque, le fait qu'Assalice portait une épée ; mais ce qui cause le plus d'agitation, c'est le récit de ton combat avec l'animal. Edwanna et Farhen n'ont pas cessé de te rendre visite depuis ta convalescence. Il n'y a pas un jour qui soit passé sans que l'un des deux ne vienne te veiller, en te remerciant pour tes agissements. Gilgamesh en personne a supervisé ta guérison, et il a déployé les meilleurs des moyens, en se procurant lui-même le nécessaire le plus puissant, mais aussi le plus ingrat à collecter ; tu lui dois énormément...
- Comment va Assalice ? Est-il remis aussi ?
- Ton ami va bien, il est sorti d'affaire. Il sera entendu par le conseil très prochainement...
- Entendu par le conseil ? Mais dans quel but ?
- Le mensonge est un crime des plus sévères Gallen, tu le sais très bien...
- Et s'il avait tout simplement essayé de défendre le village ?
- La question reste la même : où s'est-il procuré une arme aussi bien forgée que celle-là ?
- Pourrai-je écouter l'audition ?
- Bien sûr.
- Et qu'en est-il de mon entraînement ?
- Parlons-en oui, de ton entraînement... Tu sais il a été porté à ma connaissance que tu as manqué de respect à ta professeure, Alira. Elle exige que tu présentes tes excuses pour ton insolence...
- Suis-je obligé de le faire ? Après tout, c'était une insolence tout à fait justifiée...
- Oui Gallen. Tu ne peux suivre la voie des gardes-tempêtes qu'à la condition de continuer tes enseignements à l'école, c'est une règle à laquelle on ne peut déroger... Aurais-tu quelque chose à me dire, quelque chose pour soulager ton cœur ?
- Doyen, avec tout le respect que je vous dois, je vous le dis sincèrement, les problèmes auxquels je fais fasse sont derrière moi. Je promets d'être un jeune homme plus résolu à l'avenir, et présenterai donc mes excuses publiquement. La date que vous fixerez sera mienne. Je souhaite entamer ma formation auprès de Gilgamesh le plus tôt possible, pour être prêt la prochaine fois que j'aurai à défendre les membres de notre groupe.
- Soit, tu es brave, petit Gallen. Mais si un jour tu te sens l'envie de parler à quelqu'un, ma proposition reste valable. Les jeunes garçons de ton âge ont le cœur sauvage, et leur soif d'aventure est grande, mais ils s'exposent parfois à des dangers terribles... N'oublie-pas que ton intronisation dans l'ordre serait une première depuis des siècles.
- Je ne vous décevrai pas doyen, et j'entends bien ce que vous venez de me dire.
- A présent, si les choses sont réglées, tu peux partir. Je m'arrangerai pour que tu retournes auprès de Gilgamesh dès demain. Le soir tu présenteras tes excuses, et le lendemain tu reprendras l'école. Est-ce que cela te va ?
- Assurément, merci doyen. »
En repartant de cette chambre, des souvenirs de mon combat d'alors me revinrent avec virulence. Je me demandais pourquoi j'avais sauvé Farhen, quand j'aurais pu le laisser en proie avec son destin ; mais mon impulsivité me menait irrémédiablement à sauvegarder la vie des gens de mon monde, j'imagine. Je repensais aux mouvements que j'avais réalisés, ainsi qu'à mes lacunes évidentes quant à ma puissance physique. J'avais tourné le dos à mon opposant, et j'aurais dû le payer de ma vie – c'est un fait qui me resterait aussi gravé à jamais dans l'esprit. Puis, lorsque je sortis de la structure, la quasi totalité des habitants de l'île se trouvaient dans la cour, à scander mon nom et ma bravoure. Gallen ! Gallen ! Hurlait-on de toutes parts.
En vérité, j'avais beau analyser les choses sous tous les angles, à mes yeux cela faisait deux fois qu'on me jetait à terre en très peu de temps. Je jugeai que c'était assez. Mais pour l'instant je profitais de me voir à ce point adulé, en levant les bras au ciel, un poing serré. Mon père avait réalisé un panneau de bois splendide, sur lequel ma mère avait écrit de sa plus belle plume : « Au petit prodige de Tortuga ». Sous cet hommage somptueux, se trouvaient des friandises et des plats de toutes les sortes, que je décidai de partager avec tout le monde. La rage et la colère avaient disparu, consumées toutes deux par un sentiment de surpuissance auquel je prenais bien vite goût. Je me demandais de nouveau comment les gens pouvaient passer d'un extrême à l'autre, en une journée, dans leur jugement le moins tempéré... mais l'arrivée d'Edwanna me sortit de mes pensées.
« Gallen ! Je suis si heureuse que tu sois indemne !
- Edwanna ! Est-ce que tu vas bien ?
- Grâce à toi oui ! Tu es fou Gallen ! J'ai bien cru que tu allais y laisser ta vie !
- Tu t'es inquiétée pour moi ? Il ne faut pas, je serai amené à faire bien pire dans le futur.
- Un futur où tu auras passé des années à t'entraîner ! Pas un instant où tu te jettes devant un guépard enragé sans même savoir si tu vas en réchapper !
- Mais ne sommes-nous pas tous les deux bien vivants ? D'ailleurs où est Farhen ?
- Il te remercie vivement. Je crois même qu'il a un cadeau pour toi, mais il te le donnera plus tard. Pour l'instant Assalice a demandé à le voir...
- C'est curieux... Que lui voulait-il ?
- Je n'en sais pas plus.
- Soit. Je dois partir, je te souhaite une bonne journée. Prends soin de toi. »
Edwanna s'est jetée à mon cou, en m'enserrant si fort que je crus manquer de souffle. Je caressai brièvement son épaule avant de la repousser, aussi doucement que possible, pour me libérer l'accès. J'ai marché jusqu'à ma demeure, sans que les acclamations ne s'amenuisent, puis j'ai parlé avec mes parents. Je ne me souviens plus du sujet de notre conversation, mais tous les deux étaient éminemment fiers de moi. Puis au soir, ce fut au tour de Farhen de venir me rendre visite. Il frappa à la porte, et je lui ouvris en personne.
« Farhen ! Quelle surprise ! Tout va bien ?
- Allons, ne fait pas le modeste Gallen. Tu as sauvé trois personnes à toi tout seul, avec l'aide d'un simple pommeau, et sans avoir été préparé.
Farhen se trompait, ce n'était pas de la modestie qu'il percevait, mais de l'amertume diluée dans un soupçon de jalousie, mais passons.
- Peu importe, tout est bien qui finit bien. Quelle est la raison de ta venue ici ?
- Tu sais, mon père est très proche des sages, il envisage même d'en devenir un lui-même, d'ici quelques années...
- Certes...
- Et c'était mon anniversaire il y a deux jours...
- Oui...
- Tiens, prends mon cadeau. Sans toi je n'aurais pas pu célébrer cette nouvelle année... Je crois qu'il te revient de droit.
- Farhen, tu es sûr ? C'est un acte si généreux !
- Oui je suis sûr. Promets-moi juste de la manier avec noblesse. j'ouvris l'emballage aussi calmement que possible, mais l'excitation ressentie était grande.
- Une... fronde ? Mais elle est magnifique !
- Comme je te l'ai dit, mon père a de très bon rapports avec les sages, et certains d'entre eux sont d'anciens gardes-tempêtes...
- Je te remercie Farhen !
- Je te dois la vie, c'est bien le minimum que je puisse faire. »
À cet instant, j'ai mécaniquement serré son bras, en remerciement, sincère. Je n'avais plus de pensées négatives à son égard, et je le voyais faire preuve d'un grand sens de l'honneur. J'ai passé une des meilleures nuits de ma vie, à la fois apaisé par le cadeau reçu, l'adoration qu'on me portait, mais aussi par la satisfaction d'avoir agi conformément à ce que j'allais devenir.
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