Chapitre Neuvième : La valeur et le nom

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 Deux années ont passé depuis ma perte. Je suis devenu un garde accompli, mais je désire toujours en faire plus : devenir un maître. Je ne me suis jamais vraiment remis de la mort d'Edwanna, elle me hante encore très souvent, pour ne pas dire à chaque instant, et pour ce qui est de mon assaillant, jamais nous ne l'attrapâmes. J'ai gagné le respect des gens autour de moi, ceux que je n'ai plus peur d'appeler « mes frères », et pour qui je donnerais ma vie.

Je suis toujours le plus jeune de notre ordre, mais les railleries et les mauvais regards ont cessé. Tous ont pris la mesure de ma peine, de mes capacités, et de l'envie furieuse de survivre au pire. J'ai gagné le droit de me déplacer où je le veux sur l'île, et d'intervenir seul dès que la cloche l'exige. Une partie de moi-même est composée d'une fierté immense, comme la concrétisation de mes rêves les plus fous, quand l'autre n'est que déception et douleur, incarnant tous mes échecs et toutes mes frustrations.

 « Monseigneur, qu'en est-il de vos pérégrinations avec Assalice. En avez-vous refaites depuis les événements ?

  • Ce personnage vous intéresse n'est-ce pas ? Et bien oui, il y en eut quelques unes, moins intéressantes que celles mentionnées avant. Mais maintenant que vous le dîtes, je peux vous livrer la seconde expérience la plus pénible que j'ai eu à vire.
    Nous profitâmes de ma condition nouvelle pour partir découvrir un nouveau territoire, désormais autorisé. Le temps ne semblait pas donner de sagesse à mon compère, qui bien au contraire, multipliait toujours les risques encourus, et conséquemment, les gains. Nous avancions dans les terres de cendre, en ayant pris soin de contourner l'entrée principale sur des terriques. Nous avions des chiffons accrochés à nos tenues, proches de nos bouches, car chaque pas soulevait invariablement un nuage grisâtre de poussière épaisse.

  • Pourquoi s'aventurer ici ? Les gardes-tempêtes eux-mêmes ne viennent jamais sur ces terres... lui demandais-je alors.

  • C'est bien pour cela que je veux prendre le risque... car personne n'y vient jamais ! Cette île est étonnante, et je veux tout savoir sur sa faune et sa flore ! Je crois avoir distingué un pic l'autre jour, et je compte bien le gravir !

  • Oui, c'est le second mont le plus haut de Tortuga. Mais en raison des brumes qui l'entourent, en plus de cette forêt calcinée, jamais personne ne s'y risque. D'ailleurs, de mémoire je ne crois pas que quiconque ait réussi l'ascension depuis l'incendie.

  • Et bien, nous serons donc les premiers ! jubila Assalice, en se frottant les mains, m'adressant un clin d'œil complice.

  • Nous avons marché sans rencontrer le moindre organisme, le moindre signe d'intelligence, le moindre mouvement, si ce n'est celui de la poussière infâme, pendant de très longues minutes. Mais en allant toujours plus en avant au centre du cimetière arboricole, je fus subjugué de voir la vie à nouveau s'insuffler. Des fleurs de pierre parsemaient les étendues infertiles, ainsi que des champignons, d'une solidité elle aussi remarquable. »

 Un tronc d'arbre, seul témoignage en partie intact de ce qui se passa des décennies auparavant, demeurait allongé dans sa léthargie. Une partie était faite de bois, figée dans son état d'origine par je ne sais quelle magie, quand l'autre se solidifiait pour adopter l'aspect et la consistance de la roche. Maintenant que j'y pense, je me rappelle avoir été distancé par mon compagnon, lui qui une seconde auparavant se vantait de vouloir tout connaître de mon monde. Je me demandais pourtant comment cela se pouvait. Les autres gardes-tempêtes étaient-ils seulement au courant ? Ce phénomène était-il normal, ou provoqué par quelque chose ? Mais je devais rattraper Assalice, avant de me perdre dans ce paysage délicieusement terrifiant, et risquer à mon tour de devenir une statue de pierre.

 Nous marchâmes encore de longues minutes, avant que les nuages de cendre ne laissent leur place à une fumée plus dense, légèrement parfumée ... pour ne pas dire « séduisante ». En vérité, j'eus la sensation qu'un voile se posait sur mes yeux, sans que je ne puisse voir autre chose qu'une blancheur éclatante, abandonnant toute notion de profondeur, de direction, ou même de couleur.

 « Il nous faut continuer. lâcha mon fervent défenseur.

  • Continuer où ? Nous allons nous perdre et mourir de faim, de soif, ou devenir fou dans ces brumes sans fin !

  • Aurais-tu peur, petit prodige ?

  • Je suis courageux, si c'est ce que tu insinues, mais pas téméraire. On s'expose à un danger que l'on ne connaît pas, et si l'on nous attaque, nous serons à la merci de notre aveuglement !

  • Fais ce que tu juges être bon, pour ma part je ne suis pas venu ici pour rebrousser chemin à la première difficulté. »

 Assalice prit de l'avance, et je restai à la lisière de ce que mes yeux discernaient, m'interrogeant sur l'issue des choses en prenant la décision de suivre ou de repartir. Pourtant, motivé par l'envie de toujours me surpasser, je pris l'initiative d'oser le pas. Il ne me fallut que quelques secondes pour me décider, mais déjà mon compère avait disparu, et les seules choses que j'entendais n'étaient pas très rassurantes.

Je ne peux pas dire que la vie était foisonnante au cœur des brumes. A l'inverse même, c'est un silence si absolu qui régnait que je percevais presque le flux du sang dans mes veines, le craquement étrange d'objets sous mes pieds, et le bruit de mes vêtements à chaque mouvement. Je me déplaçais totalement aveugle, les bras tendus devant moi, en plissant les yeux de manière bien inutile, et commençais presque à regretter mon action. C'est alors que j'entendis quelque chose, à plusieurs reprises. Je voulus me cacher, puis je me souvins que dans ces brumes maléfiques, personne ne pouvait me voir, ou du moins c'est ce que je me racontais pour m'en persuader. Alors, une lumière orange, puis jaune, et finalement rouge chassa le voile mystérieux, et je vis Assalice, équipé d'une torche.

 « Serais-tu magicien ? demandais-je fasciné.

  • Et bien non, malheureusement. Je ne crois pas en ces choses là. En revanche je crois au pouvoir de la science, et j'ai maintenant la preuve qu'en mélangeant les bons ingrédients, on peut faire des merveilles...

  • Mais comment l'as-tu su ?

  • Je ne peux te le dire, mon petit prodige.

  • Je ne le répéterai à personne, s'il te plaît !

  • Je ne peux vraiment pas, j'ai fait une promesse.

  • Je sens de la sève de Pathamine, de l'écorce de sequoia, et quelque chose d'autre...

  • Tu es très intelligent, petit Gallen, et même si tu mérites que je te réponde, je ne peux vraiment pas...

  • Soit...

A ce moment précis, je décidai de regarder le sol, pour constater avec horreur qu'il était jonché d'ossements, parfois animal et parfois humain. Alors, mon regard et celui d'Assalice fusionnèrent.

  • Gallen, tu ne me perds pas d'un œil. chuchota-til. »

 Nous reprîmes notre route, et je collais aux bottes du porteur de lumière, car je ne voulais pas me retrouver prisonnier de ce nuage sans âme. Pendant qu'il avançait droit devant, je me retournais périodiquement pour qu'aucun danger ne fonde sur nous, quoi que la torche ainsi exhibée ne nous offrait qu'un maigre champs de vision.

 Un cri strident retentit, à un moment où notre attention commençait à tomber, endormie par la monotonie, et je me souviens avoir été fauché par quelque chose, et enserré brièvement par un nuage sans que la torche ne le chasse. Il ne me fallut que trois secondes pour me relever, et constater qu'Assalice aussi perdait son équilibre. Que pouvait être cette créature véloce, et quel était son but, à jouer de la sorte ? Me demandais-je même.

Assalice m'ordonna de courir, aussi fut-ce ce que je fis, comme l'ombre de son ombre, et nous parvînmes alors à la base de la montagne mentionnée plus tôt. Les cris se multiplièrent, et le bruit des foulées aussi ; un nombre important de ces créatures venaient en découdre avec nous.

 « Gallen, saute ! me hurla Assalice en me faisant la courte échelle, pour gagner une plate-forme, plus haut.

  • Donne-moi ta main ! hurlai-je à mon tour, une fois hissé.

  • Il y en a trop ! Finis l'ascension ! Je te rejoindrai si je le peux ! »

 A bien y penser, ceci peut paraître idiot, mais j'ai encore de l'admiration pour le courage inhérent à cet homme. Il a beau avoir été le plus mesquin des individus croisés dans ma vie, il a aussi été le plus téméraire. En conséquence, à cette époque où je ne connaissais pas encore la vérité sur son compte, je ramassais autour de moi des pierres que je lançais avec ma fronde, sans succès. Puis, à la faveur d'un détail qui s'imposa à moi, je remarquai le squelette d'un garde-tempête – je le sais car des morceaux de notre tenue traditionnelle habillaient encore ses os – serrant encore fortement son arc. Je me ruai vers lui, en le dépossédant avec autant de respect que possible de son bien, pour tenter une riposte. A côté de ses pieds se trouvait un objet dont Gilgamesh m'avait parlé, sans que je puisse jamais l'utiliser. Je le ramassai pour le placer au point d'encochage. Je vis aussi une vingtaine de flèches, couchées aux côtés de leur précédent propriétaire, et décidais de m'en emparer pour sauver mon ami.

Je me souvenais des conseils de mon mentor, adoptant une posture fière, gainée, et me calibrant mes tirs sur le rythme de ma respiration. Mon cœur battait fort, et mon souffle était saccadé, mais je tentais tout de même des tirs, dès lors que je voyais dépasser des brumes une tête ou une patte.

Les créatures ressemblaient à des lézards, bien plus gros, avec des dents aussi acérées que gigantesques. Des écailles ponctuaient leur tête, mais elles disparaissaient au niveau de la nuque, pour adopter une texture plus lisse. Ces monstres disposaient de deux pattes, avec lesquelles ils se propulsaient, mais leur corps était de nouveau achevé par des écailles et une queue de serpent. Depuis les hauteurs je voyais au delà des nuages, et je jurais dans la distance avoir vu l'une des choses libérer de sa peau cette fameuse brume terrifiante.

Mes premiers tirs furent lamentables, mais je pus tout de même gagner du temps pour mon ami, qui escalada à la seule force de ses membres la paroi abrupte. Voyant le nombre de mes flèches diminuer, je décidai d'utiliser l'objet étrange trouvé précédemment, et encochais à présent trois projectiles en même temps. J'ignore pourquoi, mais je faisais preuve de davantage d'adresse pour les choses compliquées que pour les choses simples. Conséquemment, je transperçais parfois trois ennemis d'un seul tir, en visant la partie tendre de leur morphologie, alors même qu'elles couraient pour trouver le moyen de nous atteindre.

Je vis Assalice dégainer son épée, et la faire virevolter dans les airs en saccageant ces serpents démoniaques. Mais à un moment donné, il fut balayé par une queue. Son épée tomba au sol, et la chose usa de sa main pour le prendre par la gorge, en menaçant de la lui arracher. Je bandais mon arc, en respirant à plein poumon, et relâchai mon projectile qui planta sa tête dans la roche, tout proche de la main de mon malheureux compagnon. Ce dernier attrapa la flèche qu'il planta dans la tête du reptile, et roula jusqu'à son arme.
Pour mon compte je ne voyais pas venir d'autres rampants, dans mon dos, et je fus bien vite renversé.

 Tandis que mes yeux étaient rivés vers un ciel que je ne distinguais plus, une pluie de flamme déchira le voile funeste, et je fus pris de stupeur à la vue de Gilgamesh en personne, se jetant dans les airs en faisant feu sur nos ennemis, pour ce réceptionner d'une roulade, et venir à mon secours. Chacun de ses tirs faisait mouche, il les enchaînait à une vitesse ahurissante ! Je me redressais, et tentais alors de l'imiter. Nous suivîmes un chemin tracé sur les flancs de la falaise, jusqu'à un passage plus étroit. Assalice passa le premier, j'étais au milieu, et mon mentor fermait la marche, toujours paré à donner la mort. J'ignore si les créatures abandonnèrent à cause de leurs pertes, ou de notre puissance combinée, mais ce qui est sûr c'est qu'elles interrompirent leurs attaques, nous donnant un peu de répit.

 « Que faites-vous ici ? N'êtes-vous pas tous deux complètement fous ?

  • Noble Gilgamesh, tout est de ma faute. C'est moi qui ai entraîné le petit Gallen jusqu'ici. C'est donc moi qu'il faut châtier.

  • Gallen est devenu garde-tempête, il a passé le stade du petit garçon, bien qu'il n'ait que treize ans, et devra répondre de ses actes par lui-même, si nous sortons en vie de cet endroit.

  • C'est juste, j'ai passé le stade du petit garçon, et des interdictions des gardes-tempêtes, mentor !

  • Sais-tu ce qu'est cet endroit, Gallen ?

  • Non mentor...

  • Et vous, Assalice ?

  • Je l'ignore encore plus.

  • Il s'agit du cimetière des précurseurs, ceux de notre ordre qui ont été les premiers à dompter cette terre hostile. J'en ai la charge exclusive, et je me dois d'en commémorer la mémoire, en ce jour précis de « l'ascension ».

  • Votre présence ici était donc délibérée ? Je croyais que les règles s'appliquaient à tous sans exceptions...

  • Et bien non Gallen, certains ont plus de devoirs et moins de droits que d'autres, mais se doivent de rester forts et honorables en toutes circonstances...

  • Je... suis désolé mentor. J'ai déshonoré la mémoire de cet homme en prenant son arc.

  • Au contraire, tu lui as offert une seconde vie un court instant, même si c'était au péril idiot de ta vie.

  • Je m'excuse encore, Gilgamesh... Je...

  • Nous verrons plus tard votre cas Assalice. Pour l'instant je veux savoir. Que faisiez-vous là ? je ne regardais pas Assalice dans les yeux, comme pour lui laisser le temps de préparer un nouveau mensonge, mais une partie de moi ne voulait pas déshonorer mon mentor ; comme en chacun des aspects de ma vie, j'étais déchiré.

  • J'ai nourri l'espoir prétentieux d'être le tout premier à gravir le mont. Mais je gage par votre présence ici que les rumeurs sont fausses, et que vous êtes déjà parvenus au sommet...

  • Effectivement, j'ai déjà fait l'ascension. Vous rendez-vous compte des risques encourus pour une si maigre récompense ? Nos ancêtres doivent avoir honte !

  • N'est-ce pourtant pas dans notre philosophie de toujours repousser nos limites mentor ? Certes nous prenons conscience de l'étendu de notre erreur, et des dangers... mais aussi de l'épreuve que ceci représente !

  • Il y a du vrai dans tes paroles... mais ces tentatives pour devenir meilleur ne doivent pas être motivées par le plaisir de jouer, mais celui de servir ! Nous ne pensons pas comme des enfants, mais comme des adultes ! Nous savons faire face à nos frustrations, et faire taire notre égoïsme...

  • Dois-je prendre cette dernière phrase comme une reproche ?

  • Assurément Assalice, votre âge n'est en rien gage de sagesse. J'aimerais ne pas avoir à vous mener devant les sages... mais vous ne me laissez pas le choix... je vous ai vu manier l'épée, et votre témérité n'a d'égale que votre perfidie. J'ai maintenant la preuve que vous avez menti sur bien des points de votre vie. J'ai peur que votre nationalité ne vous soit reprise, et que l'on vous rejette à la mer...

  • Je comprends... »

 Nous avons continué notre chemin, en passant par une grotte étrange, sans rencontrer la moindre présence hostile, avant de ressortir en plein jour, bien plus haut. Enfin, après une bonne heure sans que personne ne parle, nous gagnâmes le sommet du mont. Un soleil de plomb irradiait mon île sur toute sa surface, et il n'y avait ni vent ni embrun, ni même une goutte d'humidité pour venir conjurer ce maléfice étouffant. Alors, observant dans la distance, je remarquais un amoncellement de brumes opaques.

 « Courrez ! hurla Gilgamesh. Il vous faut emprunter la tyrolienne derrière cette pierre, elle vous mènera en sûreté, sur l'autre col !

  • Je reste avec vous. Nous repartirons ensemble ou nous ne repartirons pas ! »

 Gilgamesh et Assalice me poussèrent tous les deux en direction du dispositif, et je sautai directement sur le manche pour me laisser glisser le long de la corde, jusqu'en bas. Il se passa peut être trois minutes avant que ne surgisse mon compagnon, dont la première réaction fut de me saisir dans ses bras en hurlant qu'il était désolé. Alors, je vis ramper une forme au sommet du rocher, qui chercha à me faire un signe avant qu'un cri ne retentisse et que les brumes ne se referment sur elle ; mon mentor venait de périr sous mes yeux impuissants, et j'en étais la cause directe.


Gilgamesh regarde ses mains gantées, et son œil étincelle d'un éclat virile et retenu, en reprenant.

« Mais comme l'avait dit mon mentor, j'avais passé l'âge d'être un petit garçon. »

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