05 – La traversée du dimanche
Dans les transports, un peu plus tard, Damien avait repensé au dimanche dernier. Et à cette journée particulière, qu’il avait toujours vécu comme un tunnel à traverser pour rejoindre la déprimante veille du lundi. Ces derniers temps, chaque jour était une bataille à gagner. Il ne voulait pas qu’un animal, même imaginaire, vienne détruire le peu qu’ils avaient conquis.
Ils n’avaient rien prévu de spécial, ce dimanche. Sans les enfants, sans impératifs, sans leurs amis déjà partis en vacances, ils s’étaient retrouvés à la fois totalement libres et en même temps seuls, presque abandonnés. Ils pouvaient tout faire. La journée s’offrait à eux. Ils s’étaient sentis pourtant perdus, incapables de se décider.
Damien et Caroline s’étaient rendus compte que leur vie tournait autour des enfants, de leur rythme, de l’école, des activités et de leurs besoins de jouer, s’évader, s’amuser. Ils n’avaient peut-être pas laissé assez de place à leurs besoins d’adultes, à ce qu’ils étaient avant d’être des parents. Un homme et une femme, chacun unique, indépendant, avec une envie de vivre personnelle et différente.
Ils n’avaient jamais eu envie de faire le petit troisième. L’équilibre qu’ils avaient trouvé avec deux enfants, un garçon et une fille, était parfait pour eux. Ils avaient même commencé à se dire qu’ils devaient prendre plus de temps pour eux, profiter à nouveau, ensemble ou chacun de leur côté, de ce qu’offrait la vie quand le manteau lourd de responsabilités de parents pouvait être déposé quelques instants.
Quand Caroline sentit que son corps changeait, elle ferma d’abord les yeux. Les petits détails, les indices, elle ne voulut pas les voir, au début. Puis elle n’eut plus le choix. Ses seins avaient durci et l’irritaient. Elle se sentait fatiguée. Après deux jours de retard de règles, elle acheta un test de grossesse, sans en parler à son mari.
Elle fit le test, un matin, dans les toilettes de l’entreprise où elle travaillait. Elle resta un long moment à scruter cette petite tige en plastique et ces traits bleus. Quand le résultat indiqua qu’elle était bien enceinte, elle ne paniqua pas comme elle s’y attendait. Au contraire, elle ressentit une espèce de plénitude, une joie surprenante.
Le soir, à la maison, elle prit une profonde inspiration pour annoncer la nouvelle à Damien. Elle savait qu’il allait être pétrifié par la peur, qu’il ne pourrait plus parler, que son visage passerait par toutes les couleurs. Il n’était pas prêt pour ça, pour cet enfant qu’ils n’avaient pas désiré. Il n’aimait pas les imprévus, que le monde ne file pas comme il l’entendait.
« Je suis enceinte » lui avait-elle dit, sans tergiverser, posant devant lui le test de grossesse. Elle avait vu ses épaules s’affaisser, les traits de son visage se crisper. Il n’avait pas besoin de parler. La nouvelle n’était pas bonne pour lui, loin de là. Damien avait pris le temps de scruter son épouse avant de répondre. Il avait lu ses yeux pétillants, le sourire sur ses lèvres qu’elle n’avait pas réussi à dissimuler. « Très bien. Qu’est-ce qu’on fait ? » avait-il dit, très sérieusement.
Ils avaient discuté un long moment, évalué tant bien que mal ce que l’arrivée d’un bébé dans leur vie allait balayer, chambouler, dévaster. Caroline avait rappelé à son mari à quel point élever leurs deux enfants avait été un bonheur, malgré l’épuisement ou les jours de colère. Elle avait évoqué des souvenirs attendrissants qui étaient plus forts que les considérations financières ou la fatigue à venir.
À une heure avancée de la nuit, Damien et Caroline étaient tombés dans les bras l’un de l’autre, leurs cœurs baignant dans un mélange de peur et d’excitation. Damien s’était dit que si cet enfant était là, malgré la pilule, c’était qu’il avait vraiment voulu exister et qu’une telle volonté méritait d’aller à sa rencontre.
Les enfants avaient accueilli la nouvelle avec joie, comme s’ils n’attendaient que ça, qu’il se passe enfin quelque chose de nouveau. Ils s’étaient projetés dans leur rôle de grand frère, pour la seconde fois pour Théo, et de grande sœur pour la toute première fois pour Iris. Ils avaient imaginé des scènes, des situations, avaient joué ensemble à être des assistants.
Quatre mois plus tard, alors que le ventre de Caroline s’arrondissait légèrement, et que les futurs parents avaient commencé à en parler autour d’eux, fiers, Damien vit son épouse grimacer de douleur. Elle avait ressenti dans son corps quelque chose, un signe, un message presque. L’enfant qui était encore si minuscule au creux d’elle disparaissait.
Caroline dut se rendre à l’hôpital pour un curetage. Elle revint de là-bas, sans âme, sans force. Elle se portait à peine et garda le lit plusieurs jours. Damien garda sa peine à l’intérieur de lui et resta solide pour soutenir sa femme. Lui aussi avait perdu l’avenir d’un enfant, le futur qu’il avait dessiné chaque jour depuis plusieurs semaines. Pas dans son corps mais dans sa tête.
Une ambiance lourde et sombre s’était abattue sur la maison et ses habitants. Théo s’était renfermé. Iris était devenue plus sensible, pleurant pour un oui ou pour nous. Caroline avait gardé sa mine grise et ne souriait presque plus. Damien avait repoussé à distance sa peine pour affronter les jours qui venaient malgré tout. Depuis il réapprenait à chacun des membres de sa famille à goûter le plaisir de vivre.
Personne, pourtant, n’avait oublié cet enfant surprise, inattendu. Son arrivée surprenante et son départ fracassant.
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