Les gens ne sont des héros que quand il ne peuvent pas faire autrement(2)
Le vieil homme qui semblait martyriser la jeune fille continue sur sa lancée. Ils ne m’ont pas vu.
- Eh bien, Mademoiselle Yuki, Il m’a semblé vous avoir bien avertie la dernière fois, vos notes ont baissé, n’est-ce pas ? Les hématomes ne vous ont pas suffi ? Il a fallu que vous alliez jouer les danseuses dans ce spectacle débile au lieu de travailler ?!
Je vois, voilà donc d’où venaient les pansements qu’elle portait.
- Je… Je suis désolée, Henry, je… marmonne Fuyuno apeurée.
- Je fais ça pour votre bien, vous savez, je…
Je le coupe.
- Pour son bien ? demandé-je ironiquement en avançant dans la ruelle, vous frappez les gens pour leur bien, vous ?
- Tu es qui, toi ?
- Ya… Yamatori ? dit Fuyuno d’une voix cassée par les larmes.
Le vieil homme se retourne vers la jeune fille d’un air méprisant puis se redresse vers moi.
- Tu es un de ses amis ? Dans ce cas laisse moi te dire une chose : reste loin de tout ça si tu ne veux pas problèmes.
- Et si je refuse ?
Comme je m’y attendais, un coup de vent effleure ma joue droite, je tourne mon regard sans bouger pour voir le poing du majordome juste à côté.
- La violence, tout de suite ? demandé-je nonchalamment.
Il continue à me harceler de coups que je bloque d’une seule main.
- Hmm ? Tu n’as pas froid aux yeux pour un lycéen. Qui es-tu donc ?
Je ne réponds pas. Le silence est soudain brisé par une sonnerie de téléphone. Le vieil homme sort le sien de sa poche puis décroche.
- Oui… Allo ? Ah Madame Fuyuno… Oui… D’accord… Mais j’ai eu un contre temps… Oui… Un lycéen… Il semble être un ami de Mademoiselle Yuki…
Sa voix est beaucoup plus hésitante. Après cet échange il me tend le téléphone qu’il met en mode haut-parleur.
- C’est la patronne qui veut te parler…
- Me parler ? À moi ? demandé-je incrédule.
- Bonsoir, jeune homme.
- Vous êtes qui ?
- Voilà un garçon bien malpoli… Je suis la mère de Yuki, enchantée.
- Ah d’accord, donc vous êtes sa mère… Vous êtes au courant qu’elle est en train de se faire tabasser par votre majordome ?
- Bien sûr que je suis au courant, c’est moi qui en ai donné l’ordre.
- Vous en avez donné l’ordre ?! demandé-je choqué.
Des souvenirs remontent soudain, je revois mon père qui me frappe de toutes ses forces avec ses poings rugueux. Je sens encore la sueur qui perlait sur mon front à cette époque, l’odeur de la terre sur laquelle je m’effondrais…
Ces souvenirs me mettent hors de moi.
- Des parents qui maltraitent leurs enfants… dis-je en serrant le poing.
- Dis-moi, jeune homme, j’ai cru comprendre que tu es arrivé à tenir tête à mon majordome, ce qui est déjà un exploit en soi... Tu as subi un entraînement ?
- Cela ne vous regarde pas.
- Hahaha… Je vois, mais jeune homme, je te conseille de ne pas te mêler de mes affaires.
- Vos affaires… Frapper votre fille, vous appelez ça des affaires ?
Fuyuno se lève et se dirige vers moi, ses larmes ont séché et des traces de frottement subsistent sur ses paupières.
- C’est bon, je vais bien, ne t’inquiète pas, retourne à tes occupations, je vais bien, d’accord ?
Elle a répété deux fois la phrase « Je vais bien », c’est typique des gens qui ne vont pas bien. Sa mère réagit alors.
- Tu vois, même ma fille te demande d’arrêter. Tu ferais mieux de partir…
- Je refuse.
- Quoi ? s’exclament à l’unisson Fuyuno et le majordome.
- Et que vas-tu faire alors ? me menace la mère.
- C’est simple, si j’ai bien compris, vous avez l’air d’être quelqu’un d’important, et plus on est important, plus on est facilement atteignable.
- Hein ? C’est plutôt le contraire il me semble...
- Non, il me suffit d’amener votre fille avec moi au commissariat et de porter plainte pour violences. Les blessures de Yuki feront office de preuve. Avec ça, adieu la réputation, et bonjour les scandales...
Suite à cela, un silence de plusieurs secondes retentit. On dirait qu’elle n’a pas grand-chose à rétorquer. Fuyuno me regarde avec de grands yeux que les larmes ont presque rendus translucides. Je ne l’avais jamais vue comme ça, et pour être honnête elle est si belle qu’elle ferait chavirer n’importe qui avec ce regard...
Après ce silence, la mère de ma camarade de classe se décide enfin à répondre.
- Je vois… Tu as de la répartie, jeune homme… Très bien, je vais arrêter pour l’instant, mais à une condition : que tu viennes me voir en personne pour me convaincre. Tu n’as qu’à venir à ma réception de Noël, Yuki te montrera le chemin…
- D’accord, j’y serai.
- Quel est ton nom, jeune homme ?
- Je suis Kei, Yamatori Kei.
L’appel se coupe : elle a raccroché. Génial, encore une réception…
Le majordome s’en va.
- Je te retiens, gamin, on se reverra dans quelques semaines !
Lorsqu’il a enfin disparu, Fuyuno tente de m’asséner un coup de poing. Je ne l’esquive pas car je sais très bien que dans son état elle n’a plus de force.
- C’est comme ça que tu me remercies ?
- Pourquoi tu t’en mêles ? Ma mère est la patronne d’une des plus grandes entreprises au monde, tu vas avoir des problèmes !!
- Je fais encore ce que je veux à ce que je sache…
- Je ne te comprends pas… Pourquoi tu fais toujours des choses imprévisibles ?!
Oui, elle a totalement raison, mes actions n’ont aucune logique entre elles… Je suis asocial, je déteste à peu près tout le monde, et pourtant je fais tout ça pour quelqu’un d’autre… Vraiment, je ne me comprends plus moi-même…
Tout d’abord, je me suis battu contre d’autres étudiants pour un simple collier. J’ai même accepté de veiller sur Nakashima, probablement la pire décision de ma vie… Ensuite, j’ai risqué ma vie en me frottant à tout un groupe de bandits pour aider une famille qui n’est pas la mienne, j’ai fini par verser une larme pour une raison inconnue. J'ai accepté d’aider à la préparation du festival alors que rien de m’y obligeait, et maintenant, j'ai décidé de venir en aide à Fuyuno... Je ne suis pas stupide, j’ai bien compris que je suis bel et bien en train de changer. Mais est-ce une bonne chose ? Et pourquoi ce changement s’opère-t-il maintenant ? Qu’est-ce qui l’a déclenché ?
N’importe quelle personne normale à qui je raconterais mon histoire me dirait que tout a commencé lors de ma rencontre avec Nakashima et Fuyuno, que je suis tombé amoureux de l’une d’elles et que c’est par amour que je change malgré moi. Mais non, c’est faux, je ne suis pas amoureux. L’amour n’existe pas, ou du moins il n’existe pas sous la forme que nous montre la société. Oui, l'amour tel qu'il est communément décrit est une construction sociale. La vérité, c'est que ce n’est rien d’autre qu’une réaction chimique qui nous fait ressentir une attirance pour pouvoir nous reproduire. La réalité est crue, mais la réalité est véridique. Toutes ces séries, ces films, ces histoires à l’eau de rose où l’amour est montré comme une utopie, tout cela est faux. L’amour n’est qu’une illusion que l’on se fait de l’autre. Un humain tombe amoureux d’un humain. Il pense que son âme-sœur est idéale, que c’est la personne parfaite, que rien ne pourra les séparer. Malheureusement, tout cela n’est qu’une chimère. L’humain est par nature une créature mauvaise. Tôt ou tard, le vrai caractère d’une personne se révèle, et la désillusion est souvent très rude. Il serait fou de faire confiance à un autre humain que soi-même. Oui, je suis peut-être misanthrope, mais c’est pour toutes ces raisons que jamais je ne suis tombé amoureux, et que jamais je ne me ferai avoir par ce piège infâme.
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