1.1
Le temps est infini mais néanmoins quantifiable grâce à des instruments. Or, lorsqu’on n’en possède aucun, il n’a plus de valeur. Il n’est qu’un chiffre décidé au hasard auquel on veut se raccrocher.
En place de mon esprit, un abysse sans fin trônait en roi impitoyable. Ma conscience y poignait de temps à autre, tels des vagues et des remous exécutant l’éternelle même danse. Combien de temps s’était écoulé depuis son apparition ? Dix ans ? Vingt ? Peut-être cinquante ? Et combien d’année encore à venir ? Seule une unique chose me permettait encore d'être lucide par moment : l’espoir de me venger.
Scellé par magie, j'avais été condamné pour le massacre d'un village du nom de Yokusai. Un acte effectué si rapidement qu'on l'avait jugé réalisable par une seule personne : moi. J'étais si puissant qu'on parlait de mes exploits régulièrement dans les journaux, et qu'on me qualifiait de prodige. Un titre pompeux qui ne m'avait pas même garanti le bénéfice du doute.
Des chaînes retenaient mon corps, lourdes et parsemées de picots qui pénétraient ma chair pour drainer mon énergie. Si au début, la douleur m'avait terrassé, je ne la sentais plus. Mes muscles étaient déchirés, tels des élastiques trop tendus. Une fatigue permanente planait sur moi, rendant mes paupières aussi lourdes que des chapes de plombs. Et l’absence de son aux alentours laissait libre cours à mon esprit d’imaginer des voix familières et des ombres pour seules compagnies. Je n’étais plus certain de ce qui était vrai ou de ce qui était faux. Je m’étais résigné à la mort depuis déjà longtemps, en sachant qu’elle ne surviendrait jamais : lorsqu’on était scellé, c’était comme être dans une bulle temporelle où le temps n’avait plus d’emprise. Je ne vieillissais plus et n’avais plus besoin de me nourrir. Une chose était certaine : la folie m’emporterait avant la douce étreinte de la Mort.
Un jour, je perçus un bruit étrange ressemblant à celui d’un choc. Ce n'était pas la première fois ni la dernière. À nouveau, mon propre cerveau générait un stimulus pour me tromper. Comme pour donner corps à cette hallucination auditive, une légère pression se fit sentir sur ma cheville, puis plus rien. J’étais lasse de ces moments-là où je perdais manifestement la tête et priais comme toujours pour qu’on vienne m’en libérer pour de bon.
Mais cette fois-ci, une voix masculine que je ne connaissais pas me transperça les oreilles, rendant l’événement si réel que mon cœur accéléra brusquement de surprise. Y avait-il vraiment quelqu’un ? Si j’en doutai malgré le métal froid des chaînes que je sentais retiré de ma peau, une chute de plusieurs mètres sur un sol dur et rocailleux tendit à me laisser penser que tout cela était bel et bien vrai. Mais… ce n’aurait pas été la première fois que je me faisais berner par une vision.
La voix disait des choses incompréhensibles – les mots qu’elle prononçait existaient-ils seulement ? – comme si elle parlait une autre langue. Devant cette preuve incontestable que mon esprit débloquait, je laissai le sommeil me submerger avec un seul souhait : celui de ne plus me réveiller.
J’ouvris les yeux.
Pour la première fois depuis longtemps, un blanc éclatant m'entourait. Une lumière aveuglante m’agressa aussitôt, comme si je fixais la lumière d’un phare. Ma tête fut prise d’une affreuse migraine et mes muscles faciaux furent comme paralysés. Si j’étais réveillé, mon corps n'en avait pas conscience. Autour de moi, tout était blanc – je n’ai pas cru un seul instant que j’étais au paradis, l’idée même que tout puisse y être de la même couleur me parait stupide, en supposant qu’il existe. Plusieurs lits étaient alignés à ma droite. Des rideaux clairs et fins m’empêchaient de voir à l’extérieur. Où étais-je ? Était-ce encore le fruit de mon imagination ? Je cherchai en plissant les yeux un élément qui me révélerait la supercherie. J’étais seul. Rien d’étrange ne me signalait une nouvelle hallucination. Les objets étaient posés à l’endroit, les murs étaient parfaitement verticaux et…
J’avais… faim ? Et soif ?
Des sensations que j’avais oubliées. C’était la première fois que je les ressentais depuis… quand ? Mes vêtements étaient différents, à tel point que je doutais d’avoir été capable de les imaginer. Dessous, mes membres avaient une teinte aubergine et des cratères bosselés les parsemaient là où les chaînes avaient traversé ma peau. La douleur était toujours présente, j’avais encore l’impression de sentir les épines de métal me transpercer.
Tout ceci me fit douter : était-ce vraiment le fruit de mon imagination ?
Si tout était réel, je me jurai de retrouver les abjects auteurs du massacre de Yokusai et de faire justice moi-même. Tous seraient forcés d’admettre mon innocence dans cette affaire !
J’ignorai volontairement la douleur saisissante de mes yeux et examinai scrupuleusement mon environnement lorsqu’un jeune homme aux cheveux châtains entra. Il se figea aussitôt qu’il me vit. Nous nous dévisageâmes mutuellement comme deux loups d’une meute rivale, attendant chacun que l’autre amorce une conversation.
« Tu devrais mettre ça, me dit-il simplement en tendant vers moi une paire de lunette aux verres sombres, il est trop tôt pour exposer tes yeux à la lumière. »
J’observai l’objet avec attention – les branches en plastique vert fluo les rendirent semblable à des jouets pour enfant, et je me demandai s’il se moquait de moi. Sous l’insistance de son regard, je les pris et les plaçai sur mon nez. Après quelques secondes, la douleur dans mes yeux s’apaisa. Mon regard glissa de nouveau sur lui : ses vêtements étaient étranges, larges, colorés, et ne ressemblaient pas à ce que je connaissais. Cela devait être confortable pour dormir, à la rigueur, mais à sa place, jamais je n'aurais pensé me présenter devant quelqu'un avec.
« Comment tu te sens ? »
Je reconnus finalement sa voix, c’était celle que j’avais entendu avant que le sommeil ne s’empare de moi. Elle était cependant quelque peu hésitante cette fois-ci. En l’absence de réponse, il continua de me fixer, comme s’il essayait de pénétrer mon esprit. Il ne semblait pas avoir peur de moi : ignorait-il qui j’étais ? Je doutai que ma réputation fut oubliée et décidai de me méfier de lui. Si j’étais bien dans le monde réel et pas dans une illusion, il était hors-de-question qu’on me scelle de nouveau.
« Je vais aller prévenir l’infirmière que tu es réveillé », m’annonça-t-il avant de sortir.
Il revint avec une femme d’une quarantaine d’années, des cheveux bruns parsemés de blancs attachés en chignon et un air grincheux avec lequel elle devait être née. Sans un mot, elle attrapa mon bras pour prendre ma tension, un regard mauvais qui m’était adressé.
« Vous vous rappelez ce qui vous est arrivé ? » me questionna-t-elle d’une voix grinçante.
La façon dont elle me dévisageait occupait toutes mes pensées. Si elle connaissait mon identité alors je devais fuir le lieu au plus vite. Mais comment ? Pouvais-je marcher ? Saurai-je sortir de cet endroit ? Trouverai-je où me cacher ?
Je fis signe que non.
« Puis-je vous demander où je suis ? » l’interrogeai-je.
Ma propre voix me parut celle d’un étranger. J’aurai voulu parler pendant des heures pour l’entendre encore et encore et me la réapproprier, mais c’était à peine si j’arrivais à organiser mes pensées. Il me fallait rester concentré sur ma survie, le reste attendrait.
« À Aurora, au manoir de la guilde Aconitum », répondit sèchement l’infirmière.
Je retins un sursaut : je me trouvais dans la ville où j’avais grandi, où j’avais vécu. Celle-là même où on m’avait enfermé. Logique. Où pouvais-je être sinon là où l’on m’avait scellé ? Aurora. Ce nom me rappela soudainement de nombreux souvenirs. Mais je ne savais rien de cette Aconitum. Pourtant je connaissais de nombreuses guildes pour avoir été membre de l’une d’entre elles. Nous remplissions des contrats contre de l’argent. Cela allait de la protection de la population contre des criminels ou des créatures, au simple service en tout genre.
« Je m’appelle Calithra, se présenta le jeune homme aux cheveux châtains, glissant vers moi un sourire amical, et toi ?
- Je ne sais plus. »
Il n’allait pas m’amadouer pour me tirer les vers du nez ! Mon esprit était embrumé, mais pas suffisamment pour que je lui donne mon nom. J’ignorais combien de temps avait passé, mais si l’on se souvenait de moi, je refusais de leur facilité la tâche.
« D’accord, ce n’est pas grave. Ça te reviendra sûrement. »
Compte là-dessus ! pensai-je tandis que je cherchai une échappatoire. Ses yeux restèrent sur moi comme s’il s’attendait à ce que je le questionne davantage. Je n’avais pas pour habitude d’être ainsi observé, et le regard de l’infirmière derrière lui appuya un peu plus le mal aise que je ressentais.
« Quel jour sommes-nous ? finis-je par demander avec appréhension.
- Mercredi.
- L’année, dis-je en masquant mon agacement.
- 2017. »
Mon corps se figea, mon cœur loupa un battement et j’eus l’impression qu’un gigantesque colosse venait de me gifler. Cent quatorze ans. C’était le nombre d’année que j’avais passé enfermer. J’avais fait si vite le calcul, presque comme une évidence… Si l’Enfer existait, nul doute qu’il ressemblait à cela. Tous ceux que je connaissais étaient probablement mort, et je pris rapidement conscience que ma vengeance m’était arrachée. Il me fallut plusieurs longues minutes afin d’accepter que le monde avait continué de tourner, que cent quatorze années s’étaient écoulées.
J’étais seul.
Encore.
Personne n’était là, à m’attendre, à espérer me revoir.
« C’est vous qui m’avez trouvé, n’est-ce pas ?
- Oui, tu étais dans un sale état. Tu ne te rappelles vraiment de rien ? » me demanda Calithra d’un air soucieux.
J’ignorai volontairement sa question et regardai une nouvelle fois mes cicatrices. Plus j’en observais les détails, plus j’étais certain que tout ceci était bien réel. Mon esprit n’était pas capable d’être si précis, ou même d’imaginer des personnes que je ne connaissais pas comme ce Calithra ou l’infirmière revêche. Il s’agissait de vraies personnes, j’en étais désormais sûr. Ils ne ressemblaient pas aux ombres habituelles.
La magie des sceaux qui me retenaient avait dû s’affaiblir avec le temps, rendant mes chaînes aussi faciles à enlever que de simples cordes. Il fut évident que mes bourreaux n’avaient pas anticipé cela – jamais ils n’auraient envisagé de laisser sortir le monstre qu'ils avaient imaginé.
Soudain, un éclat de mémoire me revint. Je balayai la pièce du regard, cherchant l’objet qui manquait tant à mon esprit. Son absence me contraria profondément – l’avait-on jeté ? – je décidai de questionner mon sauveur qui me paraissait être le plus enclin à me répondre :
« Mon arme ? Où est-elle ?
- Ton arme ?
- Mon épée bâtarde.
- Ah, juste ici ! fit-il en se précipitant derrière le seul bureau de la pièce. Une chance que je l’aie remarquée, hein ? »
Son sourire niais retomba aussitôt qu’il se retourna vers moi. Certes, mon visage mi-ennuyé mi-agacé n’encourageait pas la discussion. J’avais toujours été bien incapable de feinter de l’intérêt pour les autres ou pour leurs conversations futiles qui faisait perdre un temps précieux. Et j’étais davantage concentré sur la façon dont j’allais m’échapper de cet endroit. Même si cela ne semblait pas encore fait, ils découvriraient mon identité. Il valait mieux être loin quand cela arriverait. Et pour ça, j’avais grand besoin de ma bâtarde : comme un canot n’avance pas sans rame, je ne pouvais me battre sans elle. Mais savais-je encore comment la manier ?
« Elle a l’air vraie, reprit-il en la déposant à côté de moi, mais elle semble trop large et trop lourde pour que quelqu’un puisse s’en servir, non ? »
Qu’est-ce qu’il croit ? Que je me promène avec pour me donner un genre ? pensai-je en le dévisageant durement. Est-ce qu’il sait au moins à quoi elle sert ?
« Elle t’appartient alors ? »
Le jour où j’avais été scellé, on l’avait effectivement laissée à proximité. C’était une faveur : je m’étais rendu et n’avais opposé aucune résistance, persuadé qu’on ferait rapidement la lumière sur cette affaire. Quelle naïveté…
Je posai la main sur ma fidèle bâtarde. Si le temps n’avait pas eu d’emprise sur moi, il en était tout autre pour elle. La rouille s’était installée en seule souveraine sur la lame, et l’état du pommeau et de la garde me fit pâlir. Comment arrivait-elle encore à tenir en un seul morceau ? Je pestai intérieurement de voir ma vieille amie si détériorée avant de songer que nous faisions sûrement la paire. Ni elle ni moi ne pouvions nous battre.
« T’es pas très bavard, hein ? me lança Calithra en me gratifiant d'un nouveau sourire.
- Vous l’êtes pour deux, manifestement. »
J’étais à présent certain qu’il ne connaissait pas mon nom. Dans le cas contraire, jamais il ne m’aurait donné mon épée. Quant à l’infirmière, peut-être était-elle ainsi par nature ? Elle s’était assise à son bureau et nous observait discrètement en feignant de remplir des documents.
Quand bien même ces deux-là se montreraient davantage amicaux, je devais partir. J’avais été naïf une fois, et cela m’avait coûté cent quatorze années de ma vie. Jamais plus je ne referai cette erreur.
On avait tant parler du massacre de Yokusai à l’époque – tous les journaux en avaient fait leur une, parlant de moi comme d’un démon sanguinaire. Je devais à l’un d’eux un titre particulièrement mémorable : celui du Boucher de Yokusai.
Bien que je doutais de la capacité de mes jambes à me soutenir, je devais me lever et fuir.
« Tu te souviens de cette vieille épée, mais tu ne te rappelles pas de ton propre prénom ? m’interrogea-t-il encore.
- Mémoire sélective, sans doute. »
Ma réponse se voulait sèche et dissuasive. Mais sa question suffit à me faire douter de nouveau. Mon cœur accéléra brusquement tandis que je le détaillais du regard. Je ne pouvais attendre de savoir s’ils connaissaient mon identité, il fallait que je parte ! Je m’assis au bord du lit et saisis le pommeau de mon épée. Elle me semblait bien plus lourde que la dernière fois où je l’avais eu en main. Je me levai difficilement ; un vertige me prit aussitôt, que je préférai ignorer. Tous mes muscles se mirent à trembler douloureusement, mais je choisis de ne pas les écouter.
« Tu devrais rester allongé », me conseilla Calithra, les mains tendues, prêtes à me rattraper.
Me servant de ma bâtarde comme d’une canne, je fis un premier pas. Maladroit et incertain, comme si c’était le premier de mon existence. Bon sang, quel empoté tu fais ! Un pied devant l’autre, ce n’est pourtant pas compliqué !
« Attends, tu vas où comme ça ? Tu n’es pas en état pour une balade ! Et tu ne sais même pas qui tu es, tu n’as pas d’argent non plus », s’inquiéta-t-il en jetant à l’infirmière un regard suppliant.
Cette dernière se contenta de soupirer, puis lui fit signe de me laisser faire avant de replonger le nez dans ses écrits.
J’arrivai difficilement jusque dans un couloir. À bout de souffle, je pris quelques secondes pour reprendre mes esprits.
« Tu vois bien que tu es déjà fatigué, repose-toi encore un peu, d’accord ? » fit mon poursuivant.
Je glissai vers lui un regard irrité : ne pouvait-il me ficher la paix ? De quoi se mêlait-il celui-là ? Lentement, je suivis un dédale de couloirs, trouvai un escalier menant à un immense hall et rejoignis ce qui me sembla être la porte d’entrée. Encore quelques pas, et je serai dehors !
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