1.2

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À l’extérieur, un soleil éclatant me laissa découvrir un paysage inconnu. Aurora n’était plus la même, elle aussi, avait changé… Où était donc ses routes pavées ? Où étaient les chevaux ? Les quelques bâtiments que je vis furent tout aussi étranges : lisses et blancs, j’ignorais dans quelle matière ils avaient été construits. Seul le vieux manoir dont je sortais semblait avoir plusieurs décennies derrière lui – sa couleur grisâtre, trace de la saleté accumulée avec les années, trahissait son âge – sans pour autant m’être familier. Étais-je véritablement à Aurora ? Je commençai à en douter sérieusement. Calithra m’avait-il menti ? Dans quel but ? Moi qui aimais la nature, je me réjouis cependant de voir que la végétation avait repris sa place ; arbres, fleurs et arbustes remplissaient généreusement les trottoirs et les balcons, se glissaient à travers des clôtures et plus surprenant : se trouvaient à même les murs de certaines constructions.

Je n’eus guère le temps d’en voir davantage. Un comité d’accueil dont je me serais volontiers passé me barrait le passage. Ils savent.

« Calithra, éloigne-toi de cet homme ! » ordonna une voix féminine.

Loin d’être terrifié, celui-ci m’adressa un regard désolé avant de simplement reculer d’un pas puis fixa son attention sur un vieil homme qui s’extirpait de la foule.

« Je vous prie de croire que je ne veux faire de mal à personne, alors laissez-moi simplement passer, et vous n’entendrez plus jamais parler de moi », fis-je en guettant le moindre de leurs mouvements.

S’ils m’attaquaient, j’étais prêt à riposter. Mais, le pouvais-je ? J’étais conscient que non. Mon corps n’aspirait qu’à une chose : la convalescence. J’étais parfaitement incapable de lancer un sort ou d’utiliser ma bâtarde.

« Hélas, Bonten… commença l’homme, je ne peux autoriser ton départ. »

À l’évocation de mon nom, je vis certains tressaillir et d’autres dont le visage s’assombrit brusquement.

« Je ne demande pas votre autorisation. Laissez-moi partir ou sinon…

  • Tu n’es pas en état de tenter quoi que ce soit, me répondit-il sur un ton étrangement calme. Regarde-toi, tu tiens à peine debout ! Calithra, ne t’avais-je pas demandé de le garder là-haut ?
  • Oui Maître, mais il est têtu, se défendit-il.
  • Qui êtes-vous ? l’interrogeai-je, comprenant qu’il avait une certaine autorité.
  • Aloïs Alverède, Maître de la guilde Aconitum, se présenta-t-il en se grattant la barde.
  • Aconitum ? Je ne la connais pas. Est-elle récente ?
  • Eh bien pour toi, probablement, mais elle aura bientôt cent ans.
  • Qu’en est-il de Black Diamond, existe-t-elle encore ?
  • Ta guilde a été dissoute il y a longtemps », m’informa-t-il.

Mon cœur se serra aussitôt : y étais-je pour quelque chose ? Probablement. Qui voudrait les services d’une guilde où un membre avait commis un massacre ? Moi-même, j’aurais ressenti une profonde aversion pour elle.

« Aloïs, il faut le sceller de nouveau, ou mieux, le tuer ! l’interpella un homme d’une quarantaine d’année. Il est faible, c’est notre seule chance ! »

Le Maître de guilde fronça les sourcils, l’air soucieux. Le regard qu’il posait sur moi semblait sonder jusqu’à mon âme. Il avait ma vie entre ses mains, mais voulait-il seulement me donner une chance ? Ma réputation avait plus de valeur que mes mots.

« À choisir, je préfère encore la mort, dis-je, fataliste. Je l’ai bien assez attendue.

  • Pourquoi ne pas choisir la vie ? m’interrogea Aloïs en faisant un pas vers moi. Je connais ton histoire, elle m’a passionné pendant de nombreuses années. Comment un mage a-t-il pu massacrer tout un village sans que personne n’ait rien vu ? Et pourquoi ? Certains ont mis cela sur le compte de ton caractère, mais… j’ai toujours cru qu’il y avait autre chose. Je ne m’attendais pas un jour à te voir réapparaître, aussi n’ai-je jamais espéré faire la lumière sur cette affaire. Cependant, te voilà…
  • Aloïs, qu’avez-vous en tête ? grogna le quadragénaire en costume.
  • Découvrir la vérité sur le massacre de Yokusai, monsieur le maire, et je vais avoir besoin de la seule personne encore en vie et directement concernée par cette histoire.
  • Vous n’y pensez pas ! Je ne l’autorise pas ! Ce monstre va être arrêté et scellé, comme il devrait encore l’être.
  • J’en prends la responsabilité. Il mettra des mois avant de retrouver complètement sa puissance d’antan. D’ici là, j’espère avoir mes réponses.
  • Mais enfin, imaginez s’il commet encore d’autres atrocités !
  • Tel que vous le voyez, il est inoffensif. Et il restera constamment sous ma surveillance. Qu’en dis-tu, Bonten ? »

Méfiant, je pesais le pour et le contre. Était-ce un subterfuge pour me faire baisser ma garde ? Il m’offrait la chance de faire éclater la vérité. De m’innocenter. Pouvais-je passer à côté ? Trois choix se présentaient à moi : accepter, être scellé de nouveau jusqu’à en perdre la tête, ou mourir. Et si ce dernier me semblait terriblement tentant, cet Aloïs avait fait naître en moi quelque chose que je ne croyais plus possible : l’espoir.

Derrière le vieil homme, on débattait, le ton montait. Pourtant il restait à me fixer, un air bienveillant sur le visage qui m’incitait à lui faire confiance.

« Je suppose qu’il y aura des conditions, fis-je, résigné.

  • Tant que nous n’aurons pas de certitudes sur la tragédie de Yokusai, oui.
  • Permettez dans ce cas que je commence par celle-ci : si la vérité n’éclate pas, promettez que vous ne me scellerez pas, vous me tuerez.
  • J’imagine sans peine ce que tu as ressenti pendant ces cent quatorze années. Il est étonnant que tu n’aies pas perdu la tête. Alors j’accepte.
  • Alors, c’est d’accord. »

Sous un brouhaha de mécontentement, il me confia à Calithra, indiquant qu’il me verrait plus tard et qu’il devait d’abord rassurer ses pairs. Le jeune homme aux cheveux châtains m’ouvrit la porte et accompagna son geste d’un sourire encourageant.

De nouveau dans le grand hall, je remarquai le sol en marbre – un motif de damier noir et blanc que je trouvais déjà vieillot à mon époque – et les boiseries sculptées des murs. Des peintures de paysages et d’individus y étaient accrochés çà et là. Au moins je ne suis pas dépaysé dans ce vieux manoir… soupirai-je intérieurement.

« Je vais te montrer ta chambre, tu y seras mieux qu’à l’infirmerie, et si tu as des questions, n’hésite pas !

  • Une, l’interrompis-je alors qu’il se dirigeait déjà vers l’escalier, vous n’avez pas peur de moi ?
  • Je fais entièrement confiance à Maître Aloïs, s’il ne te voit pas comme une menace, je n’ai pas de raison d’avoir peur. Et… »

Je levai un sourcil interrogateur dans sa direction.

« Au vu de ton état, tu ressembles plus à un petit vieux qu’à un meurtrier. »

Vexant, mais juste. J’étais aussi inoffensif qu’un foutu vieillard… Nous montâmes au premier étage où les couloirs se ressemblaient tous : un lambris sombre recouvrait les murs et le plancher de la même couleur grinçait sous chaque pas. Après avoir passé devant plusieurs portes, Calithra s’arrêta devant l’une d’entre elle et l’ouvrit.

« Voilà, installe-toi ! La lumière est ici et… il n’y avait pas l’électricité à ton époque, n’est-ce pas ? me demanda-t-il avec une gêne soudaine.

  • Elle n'était qu'à ses premices. »

Il actionna un interrupteur près de la porte et une vive lumière blanche inonda la pièce.

« N’utilisez-vous plus de cristaux de lune ou des bougies ?

  • Les cristaux sont plutôt chiants à recharger et ne durent que quelques nuits, et la cire est un enfer à nettoyer. Et rien n’éclaire aussi bien que l’électricité ! »

La chambre n'était pas très grande ; un lit, un bureau et une commode la composaient. Une fissure parcourait le plafond sur toute sa longueur et la fenêtre de petite taille laissait difficilement la lumière du jour entrer. Mais après avoir passé des années suspendu à des chaînes, c’était un véritable luxe ! Si Calithra n’avait pas été là, je me serais jeté sur le lit et aurais dormi pendant des mois.

Je remarquai soudain le coup d'œil qu'il me lançait et attendis sa question. Devant son silence, je m'impatientai :

« Qui a-t-il ?

  • Rien, je te laisse te reposer. »

Alors arrêtez de me regarder ! pestai-je en priant pour qu’il me laisse seul.

« Ne sors pas de ta chambre, cela t’évitera des problèmes, me conseilla-t-il. Dis, elle sert à quoi ton épée, à part de canne ?

  • Vous ne savez pas, vraiment ?
  • Puisque je te demande !
  • À me battre, quelle question !
  • Tu peux ? C’est vrai ? J’en ai entendu parler, mais c’est une pratique tellement vieille que plus personne ne sait comment l’utiliser », rit-il.

Je le regardai, dépité par ce que j’entendais. Pouvais-je m’adapter à une époque si différente de la mienne ? Était-ce trop demandé qu’un petit sentiment de familiarité ?

« Tu pourrais me montrer ? s’enthousiasma-t-il. Oh, mais tu es peut-être trop fatigué maintenant ?

  • Je peux essayer. »

Je posai la pointe de ma bâtarde sur le sol et plaçai ma main au-dessus. À peine l’eus-je lâchée qu’elle s’écrasa lourdement par terre. Calithra la ramassa et la replaça dans ma main, m’adressant un sourire compatissant qui fit raidir tous mes muscles.

« Laissez-moi recommencer, j’ai seulement perdu l’habitude, dis-je en repositionnant l’épée.

  • Ou tu es peut-être trop fatigué. Maître Aloïs a dit que cela pourrait prendre des mois avant que tu retrouves ta puissance.
  • Certes, la magie est en lien étroit avec l’énergie vitale. Et dans mon cas, elle est au plus bas. Mais en tirant un peu sur la corde… »

Je fis le vide dans mon esprit, puis le laissai vagabonder jusqu’à mon arme où il en entoura chaque contour. Ma main lâcha le pommeau et cette fois-ci, la bâtarde resta à la verticale.

« Ce n’est pas très impressionnant pour l’instant, je ne peux pas la soulever.

  • Je sais que ce n’est pas aussi simple que de déplacer un objet, alors, qu’est-ce qui est différent ?
  • Cette pratique est très fatigante, elle demande beaucoup d’entraînement. L’arme doit devenir un prolongement du corps, ainsi les mouvements deviennent fluides. Lorsque vous la maîtrisez, vous finissez par ne plus y penser.
  • Moi qui arrive à peine à mettre un pied devant l’autre… »

Il y eut un silence puis les lèvres de Calithra s’étirèrent joyeusement. Encore. J’avais à faire à un spécimen bien étrange, qui en plus de ne pas me craindre, souriait bêtement dès qu’il croisait mon regard…

« Tu n’as pas l’air d’un tueur, lâcha-t-il subitement. Tu as même l’air très gentil.

  • Heureusement qu’on ne laisse plus la sélection naturelle faire son travail… soupirai-je en constatant sa naïveté, vous vous seriez fait dévorer à peine sorti du nid.
  • Je me trompe rarement sur les gens, insista-t-il.
  • Je n’ai jamais eu ce don. Ni celui de savoir communiquer avec les autres. Alors je suppose que tout est lié.
  • Je suis certain que tu en as d’autres !
  • Celui de m’attirer des ennuis, à n’en point douter… ».

La tristesse que je lus dans son regard me fit sentir comme si j’étais un enfant qui pleurnichait. Du plus profond de ma mémoire, je ne me souvenais pas avoir pleurer. Pas une seule fois.

« Je viendrai te chercher pour le dîner ou peut-être avant, si Maître Aloïs souhaite te parler.

  • Puis-je avoir confiance en vous ? »

Ma question lui tira un nouveau – agaçant – sourire puis il répondit :

« Si ta question sous-entend « est-ce que vous allez me trahir et m’enfermer ? », alors la réponse est non. Maître Aloïs n’a qu’une parole. Mais il serait plus avisé de te faire ta propre idée de lui, n’est-ce pas ? »

Il sortit et me laissa à cette réflexion. Fatigué, je m’allongeai sur le lit, songeant que seul le temps répondrait à ma question. De toute mon existence, je n’avais fait pleinement confiance qu’à une seule personne : Aldegrin, le Maître de ma guilde. Plus que cela, il avait été un père pour moi.

À dire vrai, je n’avais guère le choix. Je me consolais en songeant que cela me laisserait le temps de récupérer. Peut-être même qu’avec un peu de chance, cet Aloïs pourrait m’aider…

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