2.1
Je fus réveillé un peu plus tard par Calithra. Me voyant toujours épuisé, peinant à émerger, il s’excusa.
« Je pensais te faire visiter avant le dîner, mais si c’est trop tôt…
- Ça ira, j’apprécierai de connaître les lieux. »
Sans surprise, le manoir était un vrai labyrinthe. Dédale lui-même n’aurait pas fait mieux. Mon guide m’assura que je finirai par ne plus m’y perdre après plusieurs mois – si tant est que mon séjour ici dure aussi longtemps. Les deux étages étaient composés de chambres, et d’une grande salle de bain commune. L’infirmerie s’était greffée à l’une des extrémités, au premier. Je ne comptai plus les pièces et les couloirs, et je plaignis sincèrement celui ou celle qui s’occupaient de nettoyer les fenêtres.
Je trouvai étrange de n’avoir croisé personne, et lorsque j’en fis part à Calithra, il me dévoila que tous ou presque étaient en train de dîner.
Il choisit de finir par le rez-de-chaussée. On y trouvait le hall d’entrée, une bibliothèque, une salle où des missions étaient affichées, le bureau du maître de la guilde et une dernière salle que je m’apprêtais à visiter : le réfectoire. Celle-ci était tout en long, et environ un quart était réservé à la cuisine. Le carrelage à carreaux larges blancs cassés contrastait avec un vieux papier peint brun. Des tables de formes et tailles différentes emplissaient la salle, lui donnant un air désordonné de taverne.
À peine avais-je mis un pied à l’intérieur que le silence s’imposa de lui-même et toutes les têtes se tournèrent vers moi comme celles d’une nuée de hiboux vers la seule proie disponible. Leurs yeux jugeaient, condamnaient, alourdissaient chacun de mes pas et je dus vérifier que mes pieds ne s’enfonçaient pas dans le sol. Calithra m'encouragea d'un sourire puis m’invita à le suivre jusqu’au comptoir de la cuisine. Tandis que nous passions entre les tables, mes muscles se raidirent un peu plus. Pour la première fois de ma vie, je me sentis prêt à faire demi-tour. À fuir. Et n’osai finalement rien faire.
Le cuisinier servit Calithra puis posa sur moi un regard sombre ; ses yeux me transperçaient sans que je n’aie le courage de répliquer. À une époque, je le lui aurai fait regretter. Désormais, c’était moi qui courbais l’échine. Il attendit encore une long minute puis poussa un plateau vers moi.
Calithra sembla avoir remarqué mon trouble et me fit signe de le prendre avant de m’indiquer une table où étaient déjà assises trois personnes. J’inspirai profondément pour me donner le courage de retraverser la salle et le suivis. Je m’assis sans un regard pour les occupants de la table puis un chahut général s’éleva aussitôt. Mes oreilles vont siffler pendant des mois… ironisai-je tristement. Je fixais mon repas sans envie, poussant la nourriture du bout de ma fourchette. J’avais faim, mais la haine écrasante qui émanait de toute la salle nouait mon estomac avec force. Je n’étais pour eux que le Boucher de Yokusai, un être pour qui la mort était trop douce. Voulaient-ils me voir souffrir jusqu’à la fin des temps ? Le spectacle leur plairait-il ? J’en étais certain.
« Tu devrais manger avant que ça refroidisse », me conseilla Calithra avec douceur.
Pourquoi se montrait-il si gentil avec moi ? Pourquoi occultait-il que j’étais peut-être un meurtrier ? À sa place, je n’aurais pas laissé une seule chance à un tel individu.
« T’étais pas obligé de nous le ramener, maugréa l’un des deux jeunes hommes de la table.
- Il faut bien qu’il mange, protesta-t-il.
- En ce qui me concerne, il peut bien crever la dalle, j’en ai rien à foutre.
- Iason ! le gronda aussitôt la demoiselle à ses côtés en lui donnant un coup de coude.
- Quoi ? J’ai pas raison ? Tu crois vraiment qu’un type comme lui a le droit de bouffer ? J’vous le dis, cette fois, ça y est ! Le vieux a pété un boulard ! »
Crétin… pensai-je, agacé par son insolence.
« T’as quelque chose à dire ? grogna-t-il comme s’il avait entendu ma pensée.
- Rien qui puisse me dispenser de vos braillements, fis-je en le fixant froidement.
- Tu me cherches, Boucher ?
- Bon sang, Iason, fiche-lui la paix ! » intervint Calithra dont la voix délicate retirait toute autorité.
Le brun s’apprêtait à répliquer – son ego le lui ordonnait, assurément ! – et de nouveau la demoiselle lui asséna un coup. Il soupira bruyamment, la mine boudeuse avant de regarder ses deux autres camarades dont le soutient était absent. Il leva les yeux au ciel, capitulant pour cette fois. Mais il reviendrait à la charge bientôt.
Je pris une première bouchée, conscient que mon corps en avait besoin pour récupérer. Ce fut la seule chose qui me motiva, car mon esprit se perdit rapidement en espoirs vains et en regrets. Les mêmes questions me revenaient constamment : comment pouvais-je prouver mon innocence ? Avec quelles preuves ? plus de cent ans après les faits. Maître Aloïs avait-il des pistes ? Où tout cela allait-il me conduire ? L’espoir d’une vengeance m’avait fait tenir. Alors, que me restait-il pour justifier mon existence ? Est-ce que tout cela valait encore le coup ?
Dès que j’eus fini mon assiette, Calithra m’indiqua qu’il ramènerait mon plateau. Sa bienveillance aurait dû réchauffer mon cœur, mais il était de pierre, rien n’y était jamais entré. Je le remerciai simplement et décidai de remonter me coucher. Le corps lourd, je me laissai tomber sur le lit, songeant que même si je l’avais voulu, je n’aurais pu tenter de m’enfuir pendant la nuit. Et où serais-je allé ? Ou plutôt, jusqu’où ? Sûrement pas plus loin que la porte d’entrée avant de me rendre compte que mon corps ne me porterait pas plus loin. On me laisse une chance de connaître la vérité, je ne vais bêtement la gaspiller pour disparaître, si ? Et s’ils me retrouvent, il ne sera plus question d’avoir des réponses. Soit je serai mort, soit ils m’enfermeront.
Des coups sur la porte me firent sursauter, puis j’entendis la voix de Calithra à travers :
« Bonten, tu ne dors pas ? Je peux entrer ?
- Oui, bien sûr », répondis-je en m’asseyant.
Un pied à peine glisser à l’intérieur de ma chambre, il m’offrit de nouveau la vision de ses dents blanches – j’allais finir par m’y habituer – puis m’informa que le Maître souhaitait me voir le lendemain matin et qu’il me conduirait à son bureau. Je m’attendais à ce qu’il reparte aussitôt, mais il resta là à me regarder d’un air désolé.
« Ne fais pas trop attention au comportement de Iason, il va se calmer, dit-il après quelques secondes.
- Je ne m’en ferai pas un ami, mais je survivrai, répondis-je sur un ton sérieux. Tout le monde sait qui je suis ?
- Bonten le Boucher, oui… Ils t’appellent comme ça. C’est que… tu es célèbre. Le massacre de Yokusai fait encore parler de lui, de nos jours. Tous les ans, à la date d’anniversaire, les médias s’en donnent à cœur joie.
- Où est-ce que vous m’avez trouvé ?
- Près de la forêt. Je me baladais avec mes amis et d’un coup, j’ai traversé le sol, m’expliqua-t-il en esquissant un sourire. J’ai cru ma dernière heure arrivée ! Et je t’ai vu. J’ai eu la peur de ma vie, j’ai cru que tu étais mort.
- J’étais… sous terre ?
- Oui, on aurait dit une cavité creusée et consolidée à la hâte. Des chaînes où étaient gravés des sceaux te retenaient, mais j’ai tout de suite vu qu’ils n’étaient plus actifs.
- Maintenant que vous en parlez, tout ça m’est vaguement familier.
- Tu ne te souviens pas ?
- Ma mémoire me fait défaut, mais j’imagine que tout me reviendra avec le temps. Puis-je vous poser une question ? »
Il acquiesça, manifestement intrigué.
« Pourquoi êtes-vous si bienveillant à mon égard ? Ne suis-je pas un monstre à vos yeux ?
- J’espère sincèrement que non. Je fais surtout confiance à Maître Aloïs.
- Oui, vous l’avez déjà dit. Et c’est tout ? Cela tient à peu de chose.
- Le Maître se trompe rarement, quand il doute de quelque chose, c’est souvent qu’il y a anguille sous roche. Il a de l’instinct.
- Contrairement à moi… » soupirai-je pensivement.
En avoir m’aurait exempté de ces cent quatorze dernières années.
Mes yeux glissèrent sur le visage aux traits fins de Calithra. Il devait naturellement inspirer la confiance. Ses yeux émeraude transpiraient de compassion et de bienveillance tandis que le miens étaient vides de tout éclat. Ils l’avaient toujours été. Ne disait-on pas qu’ils reflétaient l’âme ?
« Je te laisse te reposer, à demain », fit-il avant de m’éclairait d’un énième sourire.
Manifestement, il était immunisé contre mon aura, celle qui m’avait toujours attiré des regards de travers.
Allongé dans le lit, le sommeil m’emporta sans délai. Je priai simplement pour qu’à mon réveil, je ne découvre pas que tout ceci n’était qu’une cruelle hallucination. La nuit me parut étrangement courte ; à peine avais-je fermé les yeux qu’ils s’ouvraient pour affronter une nouvelle journée. Bon, je suis toujours dans cette chambre, tout ceci est donc vrai. Pourtant, je n’arrivai pas à m’en réjouir.
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