La grande salle était déjà bien remplie lorsque j’arrivai. Inévitablement, toutes les têtes se dirigèrent vers moi et me suivirent lorsque je me rendis au comptoir. Le cuisinier me fusilla du regard, comme la veille et attendit plusieurs secondes avant de me servir. Je pris mon plateau et cherchais du regard une table vide. Aussitôt Calithra se leva et me fit signe de le rejoindre. Hide était avec lui, ainsi que ses deux autres amis. Joie… L’autre va encore m’agresser… Voyant que je cherchais à me dérober, Calithra redoubla d’effort pour attirer mon attention, faisant de grands signes dans ma direction. Ouais… Je t’ai vu… soupirai-je intérieurement. Aucune autre table n’était libre, je me résignai donc à les rejoindre. Iason posa immédiatement sur moi un regard assassin auquel je répondis en levant un sourcil. À ses côtés, Rosa se râcla la gorge, ce qui fit retomber son expression.

« Il parait que tu as essayé d’aider Hide ce matin ? » me demanda-t-elle innocemment.

J’haussai les épaules, ne comprenant quelle aide je lui avais apporté.

« On se posait une question, reprit Calithra, tu es de quel rang ? Rosa et Iason penchent pour le A, et Hide et moi pour le S.

• S.
• C’était avant ou après que tu ais tué tous ces pauvres gens à Yokusai ? » me lança Iason.

Il y eut soudain un silence religieux dans le réfectoire, comme si tous avaient attendu qu’il me pose cette question. Je n’avais pas besoin de regarder autour de moi pour savoir que leurs regards ne m’avaient pas quitté. Je restai les yeux baissés sur mon assiette, partagé entre la rage, le besoin de lui faire passer son arrogance et la honte. J’aurai voulu ne rien ressentir, mais je fus profondément peiné par sa remarque. Il n’imaginait pas un seul instant que je puisse être innocent. Je mis au fond de moi toutes les émotions qui traversaient mon corps, me levai sans un bruit et sortis dans un silence de plomb pour retourner dans ma chambre. Je me répétai de ne pas exploser, sachant que cela ne ferait que me desservir. Mais qu’est-ce que j’avais envie de donner une leçon à ce Iason ! Autrefois, jamais il n’aurait osé me parler comme il l’avait fait ! Il m’aurait suffi d’un seul regard pour lui faire regretter ses mots.

Un peu plus tard, Calithra me rendit visite et s’excusa pour la conduite de son ami. Je feignis l’indifférence – une vieille habitude – mais il sembla voir à travers mon jeu.

« Est-ce que ça va ? Tu es parti si rapidement tout à l’heure, me demanda-t-il soucieusement.

• Je suis en vie, je ne peux pas demander mieux.
• Je parlais de ce que Iason a dit, insista-t-il.
• Je sais. »

Il me fixa, tordant sa bouche sur le côté d’un air embêté puis sortit deux pommes et un morceau de pain de ses poches.

« Tiens, je t’ai pris ça. J’ai cru comprendre que tu n’avais pas mangé depuis ce matin.

• Vous êtes toujours si… prévenant, Calithra ?
• Seulement avec mes amis, répondit-il avec un sourire bienveillant. Tu peux me tutoyer, tu sais ?
• Nous ne sommes pas amis.
• Ça viendra. »

Je lus sa certitude dans son regard, alors même que j’ignorais encore si je voulais avoir un ami. Pour moi, l’amitié signifiait être trahi, être blessé. Presque comme faire un pacte avec démon : il y avait toujours une contrepartie. Pouvais-je lui faire confiance sans crainte ? Pouvait-il devenir mon ami ? L’avenir me le dira, j’imagine…