3.1

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  Chaque fois que je le voyais, Calithra arborait ce même sourire solaire, à tel point que j’avais fini par me demander s’il lui arrivait d’être malheureux. Certes, il était agréable de voir quelqu’un d’aussi jovial, et je le pensais sincère. Mais cela m’agaçait également. Je l’enviais, j’étais incapable d’être comme lui.

« Comment c’était d’être dans la guilde Black Diamond ? m’interrogea-t-il.

  • Nous étions… comme une famille, je suppose. Un peu mal assorti, avec des jalousies, des tensions. Malgré cela, nous nous soutenions. Enfin, c’était surtout Aldegrin, notre maître, qui nous soutenait. Et il réglait les querelles en un tour de bras. Je m’y plaisais, même si le rythme de nos missions étaient intenses.
  • C’était quel genre de missions ? Tu devais prendre les plus difficiles, non ?
  • Elles ne devaient pas être différentes de celles de votre guilde, fis-je en fronçant les sourcils, intrigué par sa question. Mais je n’étais pas le seul rang S à Black Diamond, nous étions trois et nous nous les partagions sans distinction, cela dépendait des demandes.
  • Oui, il y avait Orchid Daemécia et Andras Abelin.
  • C’est… exact, mais comment le savez-vous ? Ils sont devenus célèbres ? »

Son visage se ferma brusquement et il baissa aussitôt les yeux sur le sol. Je pressentis qu’il allait me dire quelque chose que je ne voulais pas entendre.

« Je pense que tu dois être mis au courant de ce qui est arrivé à Black Diamond. Maître Aloïs m’a dit d’attendre un peu avant de t’en parler, mais… je crois que tu devrais savoir. »

Mon cœur accéléra, j’étais craintivement pendu à ses lèvres. Black Diamond avait été dissoute, c’était tout ce qu’on m’avait dit à mon réveil. Que pouvait-il m’annoncer d’autre ? Il vint s’asseoir sur mon lit et m’invita à faire de même. Je m’exécutai et inspirai profondément avant de l’écouter attentivement.

« Quelques mois après que tu as été scellé, Black Diamond a… changé. Ils ont accepté des missions interdites, des missions de mort. Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ?

  • Des assassinats, lâchai-je difficilement entre mes dents.
  • Ils ne se sont pas arrêtés à ça… Ils ont massacré des guildes entières », me dévoila-t-il en posant sur moi un regard compatissant.

Je cherchai au fond de ses yeux verts quelque chose m’indiquant qu’il mentait. Sans la trouver.

« Orchid et Andras étaient toujours là où un massacre avait lieu, il y a eu de nombreux témoignages de leurs actes. Ils agissaient sur les ordres d’Aldegrin, me dévoila-t-il encore.

  • Je n’en crois pas un mot. Il n’aurait jamais fait cela.
  • Quand les rumeurs ont été vérifiées, toutes les guildes de la région se sont liguées contre Black Diamond, et…
  • Alors, lorsque vous disiez qu’elle avait été dissoute… en fait, tous les membres ont été massacrés ! », constatai-je en déglutissant péniblement.

J’imaginais tous ces visages que je connaissais, pourchassés et exécutés sans sommation. Était-ce ma faute ? Avait-on pensé qu’ils étaient comme moi ? Un nœud noua ma gorge avec force en songeant à cette probabilité.

« Bonten…

  • Jamais Aldegrin n’aurait laissé sa guilde aussi mal tourner ! assurai-je sur un ton ferme. C’était un homme bon. Il m’a recueilli quand plus personne ne voulait de moi, il a été un père pour moi ! Et il aurait encouragé ses membres à devenir des meurtriers ? Non, je n’y crois pas. Tout ça, c’est à cause du massacre de Yokusai, n’est-ce pas ? On s’est vengé sur eux.
  • Non, répondit-il presque imperceptiblement. Désolé, je ne voulais pas t’assommer avec tout ça, ni que tu te sentes coupable. Maître Aloïs pourra t’en dire plus lorsqu’il sera rentré. Est-ce que… quelque chose te revient ? Tu n’as jamais… surpris une conversation qui irait dans ce sens ?
  • Non, jamais. »

Je ressentis le besoin d’aller marcher, il fallait que j’évacue toute ma rage. Il fallait que je réfléchisse davantage à ce que venait de me dire Calithra. Et fouiller mes souvenirs à la recherche de la vérité. Ce dernier voulut m’accompagner, mais je préférai rester seul. Le jardin du manoir se prêta aisément à mes déambulations nocturnes. Je fis les cent pas durant une partie de la nuit, dans un froid glacial à essayer de faire le tri entre ce dont je me rappelais et ce que Calithra m’avait dit. Sans arriver à faire le lien. Un doute m’assaillit : et s’il avait raison ? Aldegrin aurait-il pu me cacher un tel projet ? Non, il m’en aurait parlé. Je ne retrouvai pas l’homme que j’avais connu dans ces actes, il me fallait voir des preuves pour m’en convaincre.

Ma nuit fut courte, je me levai aux aurores en espérant retrouver Calithra rapidement. Je l’attendis en faisant des aller et retour entre le réfectoire et le hall pour ne pas le louper. Lorsqu’il descendit enfin les escaliers, le visage encore endormi, j’hésitai à approcher – derrière lui, Iason fronçait déjà les sourcils. Envois-le sur les roses, lui ! m’encourageai-je, depuis quand tu crains les imbéciles dans son genre ?

« Bonten, je peux t’aider ? fit Calithra avec sa bienveillance habituelle.

  • J’ai besoin de savoir si ce que tu m’as dit hier est vrai.
  • Tu prends Calithra pour un menteur ? » grogna Iason en croisant les bras.

Cette fois, j’étais déterminé à ne pas fuir et lui adressai un regard glacial qui voulait dire entre autres « si tu me cherches, petit, tu vas me trouver et peu importe les conséquences ». S’il ne comprit manifestement pas le message – crétin ! – Calithra, oui. Il l’incita à aller l’attendre au réfectoire puis s’avança vers moi dès que Iason eut disparu.

« Est-ce que ça va ? Tu as encaissé le coup ? se soucia-t-il.

  • J’ai besoin de preuves, insistai-je.
  • D’accord, mais avant, tu dois manger !
  • Ça peut attendre.
  • Si tu t’évanouis en remontant les escaliers parce que tu es anémié, tu devras attendre encore plus longtemps », protesta-t-il en m’attrapant par le bras.

Chaque muscle de mon corps se tendit à son contact. Je ne me rappelais pas que quelqu’un ait osé un jour me tirer ainsi derrière lui, comme si j'étais un gosse. Ni même que quelqu’un m’ait véritablement touché. Pas même Aldegrin.

Nous passâmes la porte de la grande salle et tombèrent nez à nez avec ses trois amis. Rosa et Hide nous saluèrent. Iason, lui, resta égal à lui-même et détourna la tête. Calithra m’ordonna d'aller m’asseoir, puis poussa ses amis jusqu’au comptoir – sans doute pour empêcher Iason de me lancer une pique – tandis que j’observais pensivement la pièce. À cette heure, il n’y avait pas grand monde, quelques lève-tôt et ceux qui travaillaient aux cuisines.

Calithra revint vers moi, portant un plateau en équilibre sur chaque bras, dont l’un était diaboliquement bien garni. Il déposa celui-ci devant moi avec un large sourire, promettant que croissants et pains au chocolat étaient entièrement fait sur place.

« Je ne sais pas ce que tu préfères, café, thé ou chocolat chaud, alors j’ai demandé les trois, m’indiqua-t-il. Ce n’est pas grave si tu ne finis pas. »

Je n’osai lui dire qu’à cette heure, la seule chose qui m’importait était de voir ses preuves. Une nouvelle fois, il parut lire à travers ma mine dépitée et ajouta :

« Elles seront toujours là dans une vingtaine de minutes. Plus vite tu mangeras, plus vite je te les montrerai. »

Il poussa le plateau un peu plus près de moi puis s’installa sur la chaise voisine. Il ne me laissait pas le choix. Je soupirai et me tournai vers le monstrueux petit déjeuner – comment pensait-il que je pourrai avaler toute cette nourriture ? – puis surpris son expression satisfaite. Sa vie a l'air tellement simple. Il me suffit d'accéder à sa demande, et le voilà qui sourit.

Tout le temps que dura le repas, Iason me fixa ; sa bouche restait close, mais un feu ardent brûlait au fond de ses yeux. Quant aux trois autres, ils discutaient, l'air de rien, et me jetaient de brefs regards comme pour me surveiller. Avaient-ils reçu des instructions ? Je soupirai malgré moi, sentant un profond sentiment de colère et d'injustice poindre au fond de ma cage thoracique.

Mon repas partiellement fini, je dus attendre encore un moment ; Calithra racontait son rêve de cette nuit – dont je me fichais royalement – et ne tarissait pas de détails. Puis il sembla se rappeler mon existence et se leva.

« On va ramener les plateaux, vous pouvez y aller », nous fit la jeune femme en glissant un regard appuyé vers Iason.

La crainte passa brièvement sur le visage de celui-ci lorsqu'il posa les yeux sur son ami et il fit tout bas :

« Fais gaffe ! Tu le connais pas. »

Je fis comme si je n'avais pas entendu, lui assurer que je n'étais un danger pour personne n'aurait fait qu’attiser une flamme sur laquelle ma simple existence soufflait déjà. Je songeai que la seule raison pour laquelle il laissait Calithra agir à sa guise, était qu'il savait qu'actuellement, il pourrait aisément se défendre contre moi.

Égal à lui-même, Calithra sourit puis m'encouragea à le suivre d'un signe de la main.

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