3.2
Une fois de retour dans le hall, Calithra m’indiqua qu’il nous fallait retourner dans sa chambre.
« Tu as des preuves dans ta chambre ? fis-je, interloqué.
- Pas exactement, mais tu pourras les voir là-bas », rit-il.
Je le suivis sans comprendre comment cela était possible. Contraire à celle d’Hide, la pièce était ordonnée. Il avait lui aussi de nombreuses photos de ses proches. Il sembla remarquer mon intérêt pour elles mais ne dit rien. Il attrapa un objet rectangulaire posé au bout de son lit, l’ouvrit et appuya sur l’un des nombreux boutons. Une vive lumière apparut, m’éblouissant presque.
« Qu’est-ce que c’est ? le questionnai-je, sceptique.
- Un ordinateur.
- Est-ce que… c’est magique ?
- Non, pouffa-t-il, est-ce qu’à ton époque, on imaginait que tout deviendrait magique ?
- Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, me renfrognai-je. Et non, nous n’imaginions pas que tout serait magique. La magie est liée à l’énergie vitale, il serait dangereux de l’utiliser tout le temps, surtout pour nourrir un objet. Et à quoi sert ton… ordinateur ?
- À beaucoup de chose, écrire des textes, regarder des vidéos, faire des calculs, jouer, faire des recherches sur internet.
- Internet ?
- Je t’expliquerai ça une autre fois, d’accord ? s’amusa-t-il. Maintenant, regarde ! Euh… tu sais lire ?
- Bien sûr que oui ! On savait déjà lire, en 1881. Surpris ? » grognai-je en fronçant les sourcils.
Il esquissa un sourire puis son expression devint terriblement sérieuse. Il n’était plus l’heure des moqueries. Il m’expliqua que de vieux journaux avaient été scannés ; un procédé, disait-il, permettant de transformer des documents papiers en documents numériques. Il s’agissait de science-fiction pour moi, mais cela me permit de visionner la une d’un journal datant de mon époque. Je parcourus longuement les lignes des yeux. Elles confirmaient les dires de Calithra.
Abasourdi, je me laissai tomber sur le lit, le regard dans le vide.
« Si tu veux être sûr que ce n’était pas simplement les divagations d’un journal, je peux t’en montrer d’autres », hésita Calithra.
Je lui fis signe que non. Je n’en avais pas besoin. Aldegrin…
« Quelqu’un… quelqu’un a dû le pousser à faire ça, avisai-je. Ce n’est pas possible autrement.
- Ceci est pour le public, mais si tu demandes à Maître Aloïs, il te rapportera un journal où y est mentionné la raison de leurs actes.
- Tu as vu ce journal ?
- Non, le Maître m’en a parlé une fois.
- Dis-moi pourquoi ils ont fait ça, lui ordonnai-je, sentant la colère poindre en moi.
- Ils étaient à la recherche d’un objet rare, une pierre.
- Quel genre de pierre ? le pressai-je.
- Un œil de démon, chuchota-t-il comme s’il avait peur d’être entendu.
- Non, c’est dangereux, Aldegrin le savait. Jamais il n’aurait pris ce risque. Et pourquoi, hein ? Black Diamond était respectée, elle avait une réputation. Pourquoi aurait-il pris le risque de tout perdre pour une pierre ?
- Nous l’ignorons. Mais… cette pierre peut apporter beaucoup de chose : de l’argent, de la gloire… du pouvoir.
- Elle corrompt quiconque la porte. Aldegrin n’était pas stupide ! Encore moins au point de s’intéresser à l’une de ces maudites pierres.
- On ne sait pas encore tout de cette histoire, Bonten. Mais on sait qu’il était derrière tout ça, ajouta-t-il doucement.
- Il me l’aurait dit ! Il m’en aurait parlé ! protestai-je. Tout ça, c’est à cause du massacre de Yokusai ! »
Calithra me regarda tristement, comme si je lui faisais pitié. Il vint s’asseoir à côté de moi, et après un long silence, il dit :
« Maître Aloïs a une théorie sur Yokusai. Personne n’a jamais voulu y croire.
- Quelle est-elle ?
- Eh bien… Bonten… Si jamais ton Maître avait eu un tel projet, est-ce que tu te serais joint à lui ?
- Non, je l’aurais dissuadé ! Peu importe ce qu’il comptait faire de cette pierre, rien de bon n’en serait sorti.
- S’il avait insisté, tu te serais opposé à lui ? insista Calithra.
- Évidemment ! Où est-ce que vous voulez en venir ?
- Maître Aloïs pense que c’est Aldegrin lui-même qui a organisé le massacre de Yokusai pour te faire accuser et enfermer. »
Choqué, je le fixai sans réagir. Son hypothèse était grotesque : Aldegrin tenait à moi, j’étais le fils qu’il n’avait jamais eu. Et je savais qu’il n’était pas capable de me trahir, surtout pas de la sorte.
« Si tu n’étais pas à Yokusai ce jour-là, poursuivit Calithra, pourquoi a-t-il dit t’y avoir vu ? »
Mes yeux remontèrent d’un trait sur lui. Il pouvait soupçonner Aldegrin, mais je refusais qu’il essaye de me manipuler avec un tel mensonge.
« Tu ne l’as jamais su, conclut-il tristement.
- Taisez-vous !
- C’est lui… qui t’a dénoncé. Il a même signé une déclaration où il y était noté qu’il t’avait vu commette le massacre de Yokusai.
- Je vous ai dit de vous taire ! fis-je fermement. S’il avait fait cela, on lui aurait sûrement demandé pourquoi il ne m’avait pas arrêté !
- Oui… Il a rédigé tout un rapport sur l’événement. Il a dit que tu étais trop puissant.
- Trop puissant ? J’aurais pu le battre, c’est vrai, mais… vous mentez ! Il n’aurait jamais fait ça !
- Alors qui ?
- Le vrai auteur du massacre de Yokusai ! Si je savais qui c’était, on ne serait pas là à débattre bêtement de l’implication d’Aldegrin ! Et je ne serais pas resté enfermé cent quatorze ans ! »
Je n’avais pas pour habitude de hausser le ton, mais ses dires me mettaient hors de moi. Je ne voulais pas l’avouer tout haut, mais… au fond de moi, un doute creusait ma poitrine.
« Pour s’épanouir, il ne faut jamais avoir peur de perdre ce qui nous est le plus précieux, fis-je pensivement.
- Pardon ?
- Aldegrin m’a dit cela quelques jours avant le massacre de Yokusai. Je n’ai jamais compris, mais… »
Le jour où j’avais été scellé fut aussi la première fois où je vis Aldegrin pleurer. Je me souvins de ses mots rassurants, de la peine immense que je lisais dans son regard et de sa promesse de me discréditer. Il m’avait dit de ne pas avoir peur, qu’il ne trouverait de repos que lorsque je serai à nouveau libre. Il m’avait assuré que tout Black Diamond travaillait déjà à rassembler des preuves de mon innocence. Pourtant aujourd’hui, tout m’indiquait qu’il avait menti.
« Lorsque vous m’avez libéré, vous saviez qui j’étais ? Vous me cherchiez ? finis-je par demander.
- Non, à dire vrai, personne n’a jamais eu le désir de te retrouver. Le Maître a toujours été passionné par ton histoire, mais jamais il n’aurait pu envisager d’entreprendre des recherches. Tu aurais pu être n’importe où. Et pour ma part, je suis littéralement tombé sur toi par hasard. »
J’eus quelques brèves visions de l’endroit où j’avais été enfermé. Assez loin de la ville pour ne pas être découvert par accident – Bel échec… – et assez près pour être surveillé. Un bâtiment aurait été facilement repérable et ils craignaient que Black Diamond ou des fanatiques ne cherchent à me libérer. Qui aurait pensé à chercher sous terre ?
« Le sceau a mal vieilli, c’est pour ça qu’il vous a été si simple de m’extirper de mes entraves.
- Iason m’a aidé.
- Votre ami doit regretter son geste maintenant, constatai-je.
- Il est méfiant, mais ça ira mieux dès qu’il verra que tu n’es pas malveillant. Je me posais une question : pourquoi personne n’a essayé de te tuer après que tu as été scellé ?
- Quand ils n’avaient pas encore refermé la cavité ? Aldegrin a dû s’y opposer, conclure un marché, je n’en sais rien. Et à sa mort, la pression concernant l’affaire de Yokusai avait dû retomber. Je n’étais plus une menace, à tel point qu’on m’a oublié. »
Le simple fait de vivre était la preuve qu’il ne m’avait pas trahi. Comment pouvais-je croire en sa culpabilité ? Les faits étaient bien là, Black Diamond avait commis des assassinats. Mais peut-être mentaient-ils également ?
« Si quelqu’un peut faire la lumière sur toute cette histoire, c’est Maître Aloïs ! Il s’est procuré la déclaration et la garde précieusement. Ce n’est pas la preuve qui te permettra d’être disculper, mais qui sait ? Peut-être qu’elle sera utile un jour ? Tu pourras lui demander de te la faire lire, je ne crois pas qu’il refusera.
- Oui… Je devrais y aller tout de suite mais… il dort peut-être ? Je ne l’ai pas vu au réfectoire.
- Non, il n’est pas là, il est parti ce matin après votre entrevue. Il devait s’entretenir avec le conseil des Maîtres. Il ne pouvait pas leur cacher ton retour, et… ils ont décidé qu’ils devaient se réunir.
- Laissez-moi deviner, ils sont tous aussi vieux que leur mentalité ? Rien n’a changé, soupirai-je. Et ce n’est pas bon pour moi… Ce sont ces hommes qui ont ordonné que l’on me scelle.
- Ceux-là sont mort depuis longtemps, tenta-t-il de me rassurer, peut-être qu’eux écouteront.
- Vous prenez le pari ? » fis-je en arquant un sourcil.
Le conseil des Maîtres était composé de Maîtres de guilde élus, il prenait des décisions concernant l’ensemble des guildes de la région et de leurs membres. Aldegrin avait refusé de l’intégrer lorsqu’on le lui avait proposé. Il avait toujours fait bonne figure face à eux pour s’assurer leurs bonnes grâces, mais les couvraient de noms d’oiseaux dès qu’on abordait le sujet.
« Ils vont décider de mon sort, n’est-ce pas ? demandai-je sur un ton défaitiste.
- Je ne sais pas, mais avec Maître Aloïs comme défenseur, tu ne devrais pas trop t’inquiéter.
- Êtes-vous insouciant ou avez-vous autant confiance en lui que vous le laissez paraître ?
- Tu apprendras à lui vouer toi aussi une confiance aveugle », m’assura-t-il tandis que ses lèvres s’étiraient.
J’inspirai profondément puis relâchai l’air de mes poumons, espérant que ce que je ressentais s’évacuerait en même temps. Mais rien ne pouvait m’éloigner de mes pensées. Je sentis le regard compatissant de Calithra planait sur moi. Je l’évitai soigneusement, par crainte qu’il comprenne ce que je ressentais.
« Ça te dirait d’en apprendre un peu plus sur cette époque ? » me demanda-t-il tout à coup.
Je compris immédiatement qu’il essayait de me distraire de l’éternel questionnement qui s’était installé dans ma tête. Peut-être se sentait-il aussi un peu coupable de m’avoir fait ces révélations. À dire vrai, j’avais grand besoin de me changer les idées, et connaître cette époque pourrait m’aider à m’adapter plus rapidement. J’acquiesçai d’un signe de tête puis Calithra se jeta de nouveau sur son ordinateur.
« Sans vouloir trop insister, est-ce que tu pourrais me tutoyer ? demanda-t-il avec douceur, c’est un peu étrange de se faire vouvoyer par quelqu’un de son âge.
- Étrange ? répétai-je. C’est du respect.
- Eh bien de nos jours, c’est bizarre.
- Oh, très bien », fis-je en croisant les bras.
Drôle d’époque. Pendant un long moment, il me fit lire de nombreuses pages internet. J’y découvris d’abord les progrès de la science, de l’astronomie et de la technologie, puis les guerres vinrent assombrir le tableau. Les atrocités qui y avaient été commises étaient si terribles qu’elles avaient marqué l’histoire. On parlait de bombes lâchées sur des civiles, de génocides et de bien d’autres actes hautement condamnables.
« L’humanité ne changera jamais, conclus-je avec une déception non masquée. Elle n’est vouée qu’à s’auto-détruire et à emmener le monde avec elle dans sa tombe.
- J’imagine qu’il est normal d’arriver à cette conclusion après avoir lu tout ça, mais elle fait aussi des choses bien.
- Je n’ai jamais pris le temps de m’y intéresser, avouai-je, et je suis bien trop pessimiste pour y accorder de la valeur. Ai-je manqué autre chose pendant ces cent quatorze années ?
- Laisse-moi réfléchir, fit-il en se pinçant pensivement le menton, la production de véhicule a connu une croissance exponentielle et désormais tout le monde voyage beaucoup plus vite qu’à ton époque. Voiture thermique, voiture électrique, certains sont pour, certains sont contre, bref, personne ne tombera jamais d’accord. Il y a eu un essai de voiture magique, elle se nourrissait de l’énergie de son hôte mais… le brave gars était sur les rotules après seulement quelques kilomètres et personne n’a réussi à stocker la magie pour en faire une sorte de batterie. Quoi d’autre ? La pollution ? Mais ça, c’est surtout un lègue de ton époque, n’est-ce pas ? Le charbon, les machines à vapeur, tout ça !
- Tu essayes de me faire culpabiliser ? Je n’ai pas créé toutes ces choses, lui indiquai-je. Et à mon époque, le prix d’une voiture t’aurait fait aimer celui de tes chaussures.
- C’est toujours le cas, crois-moi ! rit-il tandis qu’il sortait un étrange petit objet rectangulaire de sa poche. Et voici… un téléphone portable ! »
Il en parut assez fier, c’est pourquoi je le laissai un moment m’expliquer en quoi cela différait des téléphones que je connaissais. Si en ce temps-là, l’objet avait fait sensation, il était aujourd’hui banalement commun et ne se limitait plus à pouvoir parler à quelqu’un qui n’était pas dans notre champ de vision. Je me sentis un peu perdu face à ce petit appareil, c’est pourquoi je lui demandai de m’en reparler plus tard.
Soudain, il pencha la tête sur le côté en me fixant du coin de l’œil. Je plantai mes prunelles dans les siennes, attendant une question qui lui brûlait manifestement les lèvres.
« Dis, te vexe pas mais… comment ça se fait que tu n’as pas perdu la tête ? Tu es très lucide et, à part quelques pertes de mémoires, ça a l’air d’aller ?
- Je ne sais pas, je suis aussi surpris que toi. Peut-être que je dois cela à Aldegrin ? Il a dû me jeter un sort pour…
- Bonten, m’interrompit-il doucement, il n’était pas là quand tu as été scellé. Tu l’as vu avant, n’est-ce pas ? »
Je me tus, songeant qu’il avait raison. J’avais vu mon mentor pour la dernière fois quelques heures avant d’être enfermé. Il ne pouvait donc pas m’avoir aidé à conserver ma mémoire.
« Est-ce que tu crois que quelqu’un aurait pu faire ça pour se venger ? Peut-être qu’il voulait te faire regretter le massacre de Yokusai ? Qu’il voulait que tu ais des remords pour toujours ?
- Je n’en sais rien, quand on m’a scellé, c’était à la fois comme si je dormais et que j’étais éveillé en même temps. C’était perturbant au début, ensuite j’ai commencé à avoir des doutes sur à peu près tout. Je ne savais plus si j’existais, parfois je croyais avoir tout imaginé. Je finissais par confondre mes rêves et la réalité, et c’était la douleur des chaînes qui me faisait émerger de cet état. Mais avec les années, cela fonctionnait de moins en moins et… je crois qu’il m’arrivait de perdre la tête. Cependant, depuis que je suis ici, je n’ai plus vu ni ombre ni silhouette, je n’ai plus entendu de chose dont je doutais de l’existence. Je sais que je suis en vie, et…
- Et ? m’incita-t-il à poursuivre.
- Je pensais sans cesse au jour où je me vengerai. Mais plus de cent ans après, qui puis-je châtier ? Je sais qu’on finira par me dire de profiter de cette nouvelle chance, de cette… nouvelle vie ? Si je suis innocenté, bien sûr. Mais j’ai perdu Aldegrin qui était la seule famille que j’avais, j’ai perdu Black Diamond qui donnait un sens à ma vie, et je ne suis même plus l’homme que j’étais. Sans parler de ce monde qui ne m’est plus familier. Et personne ne va payer pour tout cela. »
Pourquoi lui dévoilais-je mes pensées ? Pourquoi étais-je si vulnérable tout à coup ? Cela ne me ressemblait pas. Un profond malaise s’immisça en moi, et je ressentis le besoin d’être seul. Il était si facile de parler avec Calithra que j’en avais oublié à quel point je détestais me confier. Crétin ! Pourquoi es-tu si faible ? J’avais envie de me frapper pour punir ma bêtise. Je pris congé sans lui accorder un regard, couvert de honte pour m’être ainsi laissé aller.
« Bonten, attends, me rattrapa Calithra, ce que tu ressens… est légitime. Tu as le droit d’être en colère, et tu as le droit d’être triste. Personne ne peut te dire que ça t’est interdit. Alors ne sois pas cette personne ! Autorise-toi à ressentir ! Tu as envie de crier ? Crie ! Tu veux pleurer jusqu’à en avoir mal aux yeux ? Vas-y ! Ne laisse pas tout ça au fond de toi, ça ne t’apportera rien de bon. »
Qu’est-ce que tu en sais, toi ? Cette phrase ne franchit pas la barrière de mes lèvres. Tu ne me connais pas. Mon orgueil m’empêchait de céder comme il me conseillait de le faire, me soufflant à l’oreille au combien j’avais toujours été au-dessus de ça.
Calithra fit un pas hésitant vers moi puis se ravisa.
« Merci… pour toutes ces informations, lui dis-je finalement.
- Je ne sais pas si j’ai bien fait de te dire tout ça.
- Il fallait bien que je le sache, soupirai-je, ça ne veut pas dire que j’y crois complètement. Je suis certain qu’il y a une explication à laquelle personne n’a encore pensé. Aldegrin… »
Je ne parvins pas à finir ma phrase, comme si je n’arrivais plus à dire ce en quoi je peinais désormais à croire. Je ressentis le besoin de m’isoler et rejoignis ma chambre avec l’espoir d’arriver à trouver une raison à la folie de Black Diamond.
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