3.3 (partie 1)
En début d’après-midi, on toqua à ma porte. Je découvris sans surprise Calithra, mais fut étonné de voir Iason derrière lui. Celui-ci jeta un regard à son ami puis le reporta sur moi.
« On venait voir si tu voulais te joindre à nous, m’annonça le jeune homme aux cheveux châtain, on va aller se détendre un peu dans le jardin et profiter des derniers rayons de soleil avant l’hiver. »
Je restai silencieux, sceptique quant au fait que Iason souhaitait ma présence. À ses côtés, Calithra affichait un large sourire qui semblait vouloir m’inciter à accepter sa proposition mais je n’étais pas certain d’avoir suffisamment d’énergie pour me confronter à son ami.
« Bon, te fais pas désirer ! grogna celui-ci, les bras croisés. Ramène ton cul ! »
Et sur ces mots, il s’éloigna.
« Tu viens ? me pressa Calithra.
- C’est une très mauvaise idée de l’obliger à me supporter, lui soulignai-je. Ça ne fera que renforcer sa haine contre moi, et je n’ai pas envie d’entendre ses reproches.
- Il est d’accord !
- Il en avait l’air, oui…
- Il ne le montre pas, mais il est aussi curieux que nous de te connaître.
- Je n’ai nullement envie d’être l’attraction du moment.
- Trop tard, tu l’es depuis que tu es réapparu ! Tu sais, plus on en apprendra sur toi, mieux tu t’intégreras.
- Non, on se fiche bien de me connaître, et ça ne changera rien à ce que les gens pensent de moi.
- Donc tu préfères rester dans ta chambre, tout seul, à broyer du noir et à penser à une situation à laquelle tu ne peux rien ?
- Tu sais comment remonter le moral à quelqu’un, toi…
- Allez, viens, insista-t-il plus doucement, mes amis et moi, on a vraiment envie de savoir qui tu es. Même Iason, je te le jure ! Offre-lui la chance de devenir sympathique avec toi ! »
Un éclat malicieux passa dans ses yeux verts et… j’acceptai. Pourquoi ? Je ne le sus pas moi-même. Je suivis Calithra jusqu’au jardin où ses trois comparses attendaient, assis en cercle sous un grand arbre. Armé de la veste donnée par Hide, je sentis le froid tenter de s’immiscer au travers. Je regardai le ciel grisâtre derrière lequel le soleil essayait vainement de percer. Profiter des derniers rayons, qu’il disait… râlai-je. Je gardais cette pensée pour moi et m’assis entre Calithra et Iason. Ce dernier m’ignora… ce qui m’allait parfaitement !
Pendant un moment, je les écoutai se raconter leurs mésaventures récentes. Je remarquai leur bonne entente, leur complicité et… je compris également la relation qui liait Iason et Rosa. Ils ne s’étaient jusque-là permis aucun geste tendre en ma présence, mais cette fois-ci, je vis la jeune femme caresser distraitement la main de son bien-aimé tandis qu’elle conversait avec les deux autres. Et Iason y répondit quelques fois en lui rendant son attention. Était-ce pour cela qu’il se montrait aussi agressif ? Il craignait que je lui fasse du mal ? Je l'enviai. Moi, je n'avais jamais eu quelqu'un à protéger.
« Et toi, Bonten ? me fit tout à coup Rosalya. Tu n’as pas d’anecdote ? J’imagine que toutes tes missions ne se sont pas passées comme elles l’auraient dû. »
Je m’attendais à une remarque de son petit-ami, mais il semblait simplement attendre ma réponse.
« Non », fis-je en détournant le regard.
Aucune chance que je vous dise quoi que ce soit que vous pourriez retourner contre moi ! Ils échangèrent des regards gênés – j’étais toujours aussi doué pour plomber l’ambiance, une capacité innée dont la constance relevait de la malédiction. Comme un vilain petit canard, je ne savais comment parler leur langage, comment m’intégrer. Et j’étais certain d’une chose, une fois qu’on loupait l’occasion, il était tout bonnement impossible d’avoir une seconde chance. Ils m’avaient déjà sûrement jugé, et « erreur de la nature à éviter » étaient inscrit en grosses lettres rouges dans leurs esprits dès qu’ils songeaient à moi. J’aurais mieux fait de rester dans ma chambre…
« Comment t’es entré chez Black Diamond ? me questionna Iason. Parait que c’était assez élitiste. »
Ils eurent tous le même regard intéressé, comme si la question leur brûlait les lèvres.
« Grâce à Aldegrin, le Maître de la guilde.
- D’accord, mais pourquoi toi ? insista-t-il.
- Il m’a trouvé.
- C’est-à-dire ? Développe !
- J’ai été abandonné par mes parents lorsque j’étais petit. Je vivais avec d’autres orphelins quand j’ai croisé le chemin d’Aldegrin. Il m’a recueilli, m’a appris tout ce qu’il savait, et j’ai naturellement intégré sa guilde.
- On dit que tu as atteint le rang S très tôt, est-ce que c’est vrai ? intervint Rosa.
- Oui, j’avais quatorze ans.
- Q-Qua… Est-ce que c’est possible ? fit-elle en me regardant avec des yeux ronds.
- C’est vrai que tu sais manier une arme ? m’interrogea la petite voix d’Hide.
- Oui, je ne sortais jamais sans ma bâtarde. J’avais aussi d’autres armes sur moi, mais mon épée était la seule qui ne me quittait jamais. »
Un souvenir me revint en mémoire, étirant brièvement mes lèvres, et tout de suite, ils voulurent en connaître la raison.
« Ce n’est rien, leur assurai-je, persuadé qu’ils n’en auraient rien à faire.
- Non, non, je sens poindre l’anecdote croustillante ! Raconte ! m’encouragea Calithra dont l’énergie me sembla bien trop décuplée.
- Si tu y tiens… Chaque fois que je rentrais à Black Diamond, Aldegrin me criait d’aller déposer ma bâtarde… Le terme est un peu faible. Il hurlait par la fenêtre avant même que j’ai posé un pied dans le hall.
- Pourquoi ?
- Il craignait que je raye son fichu parquet… Et… il est arrivé un malencontreux accident dans son bureau, une fois.
- Quel genre ? me pressa-t-il, pendu à ma bouche comme ses amis.
- J’étais légèrement contrarié. Ma bâtarde a touché le sol un peu vite. Il m’en a voulu pendant des semaines pour une toute petite fente. Je lui avais conseillé de poser une plante par-dessus, et l’affaire aurait été réglée, mais non. Il a fait changer le plancher, m’a demandé de régler la note, et a juré que jamais plus il ne me verrait avec mon épée sur le dos à l’intérieur. Mais… elle et moi étions inséparables, alors…
- Est-ce qu’on peut la voir ? » demanda Hide, manifestement plus intéressé par elle que par mon histoire.
J’acquiesçai d’un signe de tête, et avant même que je puisse me lever, Calithra était déjà sur ses pieds en direction du manoir, criant qu’il allait la chercher. Je remarquai les regards entendus qu’échangeaient ses amis. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Je les regardai tour à tour, et seule Rosa me répondit par un sourire évasif.
« Vous me dites ce qu’il se passe ? grognai-je, agacé de ne pas comprendre leur échange.
- Rien, rien », m’assura-t-elle en peinant à masquer son amusement.
Ils sont en train de se payer ma tête. Mais pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Calithra revint l’instant d’après, ma bâtarde à la main, aussi fier que s’il venait de trouver son premier trésor. Dès qu’il fut près de nous, il s’amusa avec mon épée de la même façon que j’imaginais enfant être un pirate avec un bâton pour seule lame. Pff… grand nigaud ! songeai-je en retenant un sourire.
« Je peux ? fit Hide en indiquant ma bâtarde du menton.
- Bien sûr. Tu ne risques pas de lui faire plus de mal », répondis-je en songeant à l’état déplorable dans lequel elle se trouvait.
Sous le poids de ma bâtarde, Hide sembla rapetisser. Il déposa rapidement la pointe sur le sol et l’examina attentivement.
« Elle est plutôt lourde, je n’en avais jamais vu des comme ça. Pourquoi la lame est-elle si large ?
- Je trouvais cela plus pratique pour me défendre, mais chacun a ses préférences. Et grâce à son poids, elle est plus difficile à stopper.
- C’est quoi ce truc accroché au pommeau ? intervint Calithra en désignant la petite clochette bleutée auquel était relié une longue bande de tissu bleu pâle.
- C’est un fūrin, un carillon, il est cassé depuis… longtemps, expliquai-je. Sur le ruban, il y a un haïku qui dit « Ce matin sans doute, une feuille solitaire, tombée en silence ». Il s’agissait d’un cadeau de la part d’un vieil homme, après l’une de mes missions.
- Ce poème était prémonitoire, non ? » fit Iason sur un ton sérieux.
Je tournai vers lui un regard sévère, avant de comprendre qu’il ne disait pas cela pour être désagréable ou pour m’attaquer, mais parce que c’était un fait. Ces mots me décrivaient parfaitement. Ma déchéance n’avait d’égale que ma solitude.
« Tu m’autorises à y jeter un œil ? » poursuivit-il.
Je lui fis un signe affirmatif de la tête. Leur engouement pour mon arme était distrayant ; pour quelques minutes, je n’étais plus totalement le sujet de conversation.
Iason l’observa à son tour, suivant chaque ligne, chaque contour comme s’il cherchait un défaut. Puis il passa ensuite sa main dessus et s’entailla plusieurs doigts sur le tranchant de la lame.
« Merde ! sursauta-t-il, elle coupe encore !
- Visiblement. Tu devrais désinfecter ça, lui conseillai-je, il vaut mieux être prudent avec la rouille. »
Il haussa les épaules et porta ses doigts à sa bouche avant de se faire gentiment gronder par Rosa. Elle lui fit promettre de passer à l’infirmerie, et il répondit simplement par un clin d’œil.
« Tu nous fais une démonstration ?
- Je ne peux pas, Maître Aloïs me l’a interdit.
- Mais il n’est pas là.
- Mais ce manoir a un peu trop de paires d’yeux. Il ne fait aucun doute que les bouches qui vont avec parleront. Et je suis encore trop fatigué pour faire quoi que ce soit qui vaille le coup d’être regardé. Autrefois, je t’aurai offert un ballet de lames…
- Tu contrôlais d’autres armes ? me coupa-t-il avec enthousiasme.
- Oui, j’en portais toujours plusieurs sur moi, pour être prêt à tout : ma bâtarde, un wakizashi, deux dagues, un poignard et un kunaï toujours attaché à ma cheville.
- Et pas de shuriken ? me railla-t-il.
- C’est déjà un exploit de savoir manier autant d’armes en même temps, lui soulignai-je en fronçant les sourcils.
- Pas la peine de crâner, je le sais !
- C’est sa façon de te taquiner, intervint Calithra en se penchant vers moi comme pour une confidence.
- Eh bien je n’aime pas qu’on me… taquine », dis-je en faisant signe à Iason de me rendre mon épée.
Il fit un pas en arrière, un sourire en coin sur le visage qui semblait vouloir me défier d’attraper ma bâtarde. Il savait parfaitement que j’étais incapable de lui courir après et qu’il avait gagné d’avance.
« Puisque tu ne peux pas nous montrer, tu peux peut-être m’enseigner la technique ? » demanda-t-il soudain très sérieusement.
J’y vis l’occasion de lui montrer que je n’étais pas qu’un monstre. Et le maniement des armes était un domaine que je maîtrisais parfaitement. Avec moi comme professeur, il allait réussir du premier coup.
« Très bien, essayons ! Regarde bien l’épée, visualise-la dans ta tête. Son poids, sa taille, tu dois les voir, les ressentir. Ignore le pommeau dans ta main, ce n’est pas avec ton corps que tu vas la bouger, mais avec ton esprit. Projette-le autour, laisse-le l’entourer. Chaque contour, chaque centimètre t’appartient.
- C’est très… sensuel, rit-il.
- Concentre-toi, le grondai-je immédiatement. Lorsque tu te sentiras prêt, soulève-la ! »
Son sourire idiot retomba aussitôt. Je le vis regarder ma bâtarde plusieurs secondes pendant lesquelles son visage avait repris son sérieux. Puis il fit une première tentative : l’épée ne bougea pas d’un pouce. À la deuxième, elle s’éleva de quelques centimètres avant qu’il ne se rende compte que sa main l’avait trahi.
« T’es pas en train de foutre de moi, hein ? me lança-t-il, tout à coup sceptique.
- Si l’élève est mauvais, on ne blâme pas le maître, répondis-je, agacé par son ingratitude. Recommence ! »
Il jeta un rapide coup d’œil à ses amis comme pour s’assurer qu’ils ne se moquaient pas de lui et s’exécuta, cette fois, avec plus de sérieux. Il ferma un instant les yeux et lorsqu’il les rouvrit, l’épée s’éleva légèrement au-dessus du sol sans action de sa main.
« Eh, regardez ça ! Je suis un pro ! » fanfaronna-t-il à l’attention de ses trois camarades.
Ridicule… songeai-je tandis que ma bâtarde retombait sur le sol. Il l’avait tenue à peine plus de cinq secondes. Cela me rappela mon tout premier entrainement, et un souvenir : la fierté d’Aldegrin en me voyant réussir du premier coup, et déjà, la jalousie de certains.
Aldegrin.
Pourquoi n’était-il pas venu me libérer ? Lui qui n’avait jamais laissé personne lui tenir tête, je n’imaginais pas une seconde qu’il ait pu m’abandonner. Il se serait battu envers et contre tout pour me libérer. Sauf si…
« T’en fais une tête ! me souligna Iason en me rendant mon épée. J’étais pas si nul que ça, si ? »
J’haussai simplement les épaules. Je me fichais de lui donner une réponse, davantage encore si ce devait être pour lui faire plaisir. J’étais là, à jouer les professeurs pour des gosses alors que j’ignorais pourquoi on m’avait fait accuser d’un crime effroyable. Je n’avais aucune idée de qui et de pourquoi, ni même si je connaitrais un jour la vérité.
« Excusez-moi, monsieur le prodigieux rang S, grogna-t-il, on n’est pas tous à votre niveau ! Veuillez pardonner les humbles rangs inférieurs qui essayent encore d’apprendre ! »
Je le regardai, silencieux, constatant ô combien il était loin du compte. Rien n’avait changé. Les autres me voyaient toujours comme quelqu’un de prétentieux, de méprisant envers les rangs inférieurs au mien. C’était ainsi depuis toujours, pourquoi cela aurait-il changé ?
« Bonten, tout va bien ? me questionna Calithra avec sa bienveillance habituelle.
- Pourquoi il irait pas bien ? » grogna Iason en croisant les bras.
Je fis quelques pas, songeant au malaise qui s’était installé. J’en étais responsable, et je ne savais comment y mettre fin. Je ne pouvais pas simplement leur dévoiler mes pensées, dire à Iason que je me fichais de sa prouesse parce que la crainte d’avoir était été trahi par la seule personne à qui j’avais accordé ma confiance hantait chaque seconde mon esprit.
« Si tu veux nous parler, de quoi que ce soit, n’hésite pas, insista Calithra en s’avançant vers moi comme s’il s’attendait à ce que je me confesse.
- Pourquoi ? Quel intérêt ? On ne se connait pas, dis-je plus sèchement que je ne le voulais. Pour que vous puissiez raconter des ragots aux autres membres ? Je crois t’en avoir déjà assez dit sur moi. Bien trop, sans doute.
- Il n’y a… aucun mal à ça, protesta-t-il tristement. À se confier, je veux dire.
- Pourquoi tu l’agresses ? Il essayait d’être gentil, me sermonna Iason dont les prunelles semblaient vouloir de nouveau m’anéantir. Tu fais la gueule, c’est normal de demander pourquoi, non ? Et si tu veux qu’on te fasse confiance, il va bien falloir que tu nous en dises plus sur toi, à commencer par ce qui se passe dans ta petite tête ! »
Facile à dire ! Ce n’est pas lui qui pourrait y laisser la vie… pestai-je en détournant les yeux. Si j’avais appris une chose grâce au massacre de Yokusai, c’était que peu importait ce que je pouvais dire, cela pouvait être transformé pour me nuire. Alors même si ces quatre-là se disaient mes alliés, je refusais de baisser ma garde.
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