3.3 (Partie 2)
« Tout ça doit te rappeler ton propre entraînement, n’est-ce pas ? fit Rosa en m’adressant un sourire chaleureux comme si elle avait deviné mes pensées et voulait me réconforter. Et ton Maître. »
Je restai muet dans l’espoir qu’elle n’insisterait pas. Elle prit un air désolé et je décidai instantanément de remonter dans ma chambre pour ne pas subir d’autres questions. Mais Iason fit un pas de côté pour me barrer le passage et demanda aussitôt :
« Il y avait deux autres rang S dans ta guilde, tu pouvais les battre ? »
Depuis mon réveil, je subissais un véritable interrogatoire des membres d’Aconitum ; Calithra m’avait énormément questionné, et la question de son ami ne me semblait pas anodine non plus.
« Qu’est-ce que ça peut faire ? C’était il y a longtemps, ils sont morts tous les deux. À moins que vous ne cherchiez à savoir combien de rang S il faudrait pour m’enfermer ? Dans ce cas, la réponse est tout autre ! Comme je l’ai dit à votre Maître, je préfère encore mourir plutôt qu’être de nouveau scellé !
- C’est pas ça ! m’assura Calithra. Nous croyons tous à l’hypothèse de Maître Aloïs ici. Et… si tu pouvais les battre, cela appuie sa théorie. Tu aurais été une gêne pour les plans de Black Diamond.
- Je te l’ai dit, je n’y crois pas, répétai-je fermement comme pour m’en convaincre. Ce genre de projet ne ressemble pas à Aldegrin. Vous ne le connaissez pas comme je l’ai connu. »
Un profond doute m'assaillit. Encore. Il me fallait découvrir une nouvelle piste pour m’en débarrasser ou il allait me rendre fou. Je ne pensais qu’à ça depuis que Calithra m’en avait parlé.
« Bonten, m’interpella timidement Hide, tu as été scellé longtemps après le massacre de Yokusai ?
- Environ six mois.
- Tu t’es caché tout ce temps ?
- Oui, soupirai-je, agacé de continuer à répondre à leurs questions. J’ai fini par me rendre… sur les conseils d’Aldegrin. Je n’avais confiance qu’en lui, il était l’unique personne qui savait où j’étais. Il m’avait juré qu’il arriverait à m’innocenter, que les choses s’arrangeraient, mais… ça a été tout le contraire.
- Comment tu peux ne pas te rendre compte que ce type t’a trahi ? fulmina Iason en hochant machinalement la tête.
- Cela signifie-t-il que tu me crois innocent ?
- J’en sais rien, j'ai un doute. En tout cas, ton Aldegrin n’était pas tout rose dans cette affaire ! C’est évident ! Et je comprends pas pourquoi tu t’entêtes à croire en lui. »
Parce que c’était mon père et qu’il m’aimait ! Mais était-ce réellement suffisant ? Les pères ne sont pas une espèce à part, ils sont exactement comme le reste de l’humanité ; certains sont loyaux, aimants et feraient tout pour leur enfant, quand d’autres parviennent à s’en aller sans jamais se retourner. Et entre ces deux extrêmes se trouvait une multitude de profils que toute une vie n’aurait permis de recenser. Il a toujours été fier de moi, c’est avec ses valeurs que j’ai grandi. Je suis ce qu’il a fait de moi. Comment aurait-il pu me rejeter ? Me trahir ?
« Imagine un instant que tout ça soit vrai, poursuivit Iason, ça te fout pas en rogne ?
- À quoi cela m’avancerait-il d’être en colère ?
- Tu devrais essayer, ça soulage ! Gueule un bon coup, tu vas voir !
- Et tu sais de quoi tu parles ! », le railla gentiment Calithra en lui adressant un clin d’œil.
Iason dirigea vers lui un regard faussement sévère, puis l’instant d’après, il arracha une touffe d’herbe qu’il lui jeta au visage. Hide et Rosalya firent machinalement un pas en arrière ; le petit asiatique cherchait déjà des munitions tandis que la jeune femme semblait vouloir éviter de prendre part à la bataille qui se préparait. De l’herbe se mit à voler de droite à gauche et de gauche à droite, atteignant parfois une cible ou s’écrasant prématurément sur le sol. Hide s’était caché derrière l’arbre et bombardait Iason. Celui-ci avait remarqué son manège, et attendit que son ami se penche pour ramasser une nouvelle poignée pour lui foncer dessus. Là, il l’attrapa d’une main par l’épaule pour l’empêcher de fuir, et de l’autre, lui écrasa de l’herbe mêlée à de la terre sur le visage.
« Bouffe ça, sale gosse ! » fit Iason sur un ton vainqueur.
Je reçus à mon tour de l’herbe sur le torse et tournai les yeux vers Calithra qui me regardait d’un air enjoué. Il m’invitait clairement à lui rendre la pareille. Je le considérai un instant, avant de soupirer. Joue avec tes amis, et laisse-moi ! Mais il attendit, souriant comme s’il essayait de me convaincre de me joindre à eux. Allez, arrête de me regarder ! Je ne sais pas jouer, moi ! Son regard insistant commença à me mettre mal à l’aise ; je me détournai légèrement, espérant qu’il comprendrait.
« Tu sais Bonten, ça se fait de lâcher prise, de temps en temps ! me fit Iason qui en avait manifestement fini avec Hide. Faire le con, raconter des conneries… tu sais t’amuser au moins ?
- Il s’agit manifestement plus de ton domaine, répondis-je sur un ton ennuyé.
- Exact ! Si tu as besoin de conseils, demande-moi !
- Non merci.
- Tu veux pas profiter de ma générosité ? grogna-t-il.
- Iason, fiche-lui la paix ! le sermonna sa petite amie en esquissant un sourire. Excuse-le, il ne sait pas s’arrêter. »
Hide réapparut soudainement, le visage sale, de la terre dans la main, prêt à se venger. Il se précipita immédiatement sur Iason qui se cacha derrière Rosalya. Elle protesta immédiatement quant au fait d’être un bouclier et supplia Hideto de ne pas la mêler à leur jeu stupide. Mais le jeune homme afficha un sourire carnassier et déclara :
« Si tu es entre ma proie et moi, tu es donc contre moi ! »
Rosa poussa un cri strident lorsque sa main passa à quelques centimètres de sa joue et Iason fit un bond en arrière avant de s’enfuir, poursuivi aussitôt par son ami. La pauvre demoiselle tenta de s’éloigner, mais fit de nouveau office de protection entre les deux garçons quelques secondes plus tard. Elle les menaça de représailles si jamais l’un ou l’autre venait à la toucher, et fut parfaitement ignorée.
Calithra en avait profité pour se rapprocher de moi. Une ligne fendit généreusement ses lèvres dès qu’il croisa mon regard. Il ne va pas me lâcher… Malgré tout, je les admirais, tous les quatre : leur amitié semblait gravée dans le marbre tandis que je n’avais jamais compté un seul ami. Les autres n’avaient pas été le problème, c’était moi. Je pensais n’avoir besoin de personne, qu’ils seraient une gêne dont j’étais heureux de me dispenser. Je ne me souciais que de moi et je me fichais d’eux, sauf lorsqu’ils me payaient pour régler leurs problèmes. C’était la seule relation que je consentais à partager avec les autres. Et c’est pour ça que personne ne m’a jamais défendu… parce que personne ne tenait à moi. Hormis Aldegrin. S’il a vraiment essayé.
« Tiens, fit Calithra en me tendant un mouchoir, tu saignes du nez. »
Je portai immédiatement ma main à mon visage et vis du sang sur mes doigts, puis j’eus un léger vertige et m’appuyai sur ma bâtarde pour garder l’équilibre.
« Tu devrais te reposer, je vais te raccompagner jusqu’à ta chambre, d’accord ? » ajouta-t-il en agitant le tissu devant moi.
Je le pris et épongeai les quelques gouttes de sang qui s’échappaient de mon nez. Dans mon état, je doutais de pouvoir regagner ma chambre seul, c’est pourquoi j’acceptai son aide. Calithra eut l’air ravi ; il attrapa mon épée et me fit signe de le suivre.
« Déjà fatigué ? » me lança Iason avec un sourire en coin.
Hide arriva derrière lui, tira sur le col de son pull et y glissa de l’herbe avant de s’enfuir précipitamment, sa victime à sa suite. Rosalya jeta un regard dépité vers nous auquel Calithra répondit par un sourire. Puis nous rentrâmes au manoir où nous regagnâmes ma chambre.
Je m’assis sur le lit puis Calithra s’accroupit devant moi et entoura brusquement mon visage de ses mains. Je le regardai, surpris, une vive chaleur me montant aux joues, avant de comprendre qu’il voulait vérifier si je saignais encore.
« Ça a l’air d’aller. Tu as peut-être fait une hausse de tension ou quelque chose comme ça ? Si ça recommence, n’hésite pas à aller à l’infirmerie. »
J’hochai brièvement la tête.
« Je peux te laisser seul ? Tu ne vas pas tourner de l’œil, hein ? s’enquit-il.
- Ce serait bien la première fois.
- Je viendrais te chercher pour le dîner, repose-toi ! »
Personne n’avait jamais été autant aux petits soins avec moi. Mais je n’étais pas dupe, en l’absence du Maître, il fallait bien que quelqu’un me surveille. Pourquoi était-ce tombé sur Calithra ? Je pensais qu’Aloïs lui faisait confiance mais qu’il avait également jugé que le caractère du jeune homme serait compatible avec le mien.
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