4.1

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  Par curiosité autant que par ennui, je passai plusieurs jours enfermé dans la bibliothèque du rez-de-chaussée. C’était ça ou tourner en rond ! Et je préférai la compagnie d’un bon millier d’ouvrages que celle des membres d’Aconitum qui ne manquaient pas de me dévisager dès que j’avais le malheur d’entrer dans une pièce. Je continuais mon apprentissage de cette époque avec voracité, dévorant livre d’histoire après livre d’histoire – je n’avais que ça à faire, après tout. Et cela me permettait de ne pas me concentrer sur ma situation.

J’attaquai les premières pages d’un livre sur l’aviation et ses progrès. Si à mon époque, on essayait déjà de faire voler les Hommes, je n’avais jamais été très optimiste à propos des engins présentés. Cependant, aujourd'hui, je m’inclinais face à la persévérance de l’humanité.

« Bonten ? me fit sursauter Calithra tandis que j’étais happé par un passage relatant les exploits d’un pilote. Maître Aloïs est revenu, il souhaite te voir. »

Connaissant mon étroite relation avec la malchance, je sentis que cette entrevue allait être fort déplaisante. Je laissai derrière moi une pile de livre, espérant pouvoir revenir plus tard et suivis le jeune homme jusqu’au bureau du Maître. Je n’étais pas d’un naturel anxieux, pourtant mon cœur battait comme un tambour annonçant une guerre imminente.

Le vieux Maître attendait pensivement, assis derrière son bureau, l’air grave. Il m’invita à m’asseoir et pria Calithra d’attendre dans le couloir. Puis il joignit ses mains devant lui et me scruta plusieurs secondes.

« Je ne vais pas y aller par quatre chemins : les membres du conseil et moi-même avons voté pour décider de ton sort. La majorité a fait le choix de te sceller.

  • Alors on ne me laisse même pas essayer de me défendre ? fis-je, amer. Je vous l’ai dit, je refuse d’être de nouveau enfermé. Tuez-moi, je n’opposerai aucune résistance.
  • Ou… peut-être peux-tu me laisser finir ? me gronda-t-il en posant sur moi un regard lourd. Je me suis fermement opposé à cette décision, et après des heures interminables de débat, le conseil a fini par reconnaître qu’il subsistait un doute de ta culpabilité.
  • Et ? le pressai-je.
  • Tant qu’aucune preuve ne certifie ta culpabilité ou ton innocence, il a été officiellement décidé que rien ne te serait fait.
  • Comment puis-je prouver mon innocence en restant coincé ici ? Et, c’était il y a plus d’un siècle ! Quelle preuve pourrait avoir survécu ? C’est couru d’avance…
  • Seulement si tu perds espoir. Calithra m’a dit qu’il t’avait raconté mon hypothèse. Qu’est-ce que tu en penses ?
  • Que vous ne connaissiez pas Aldegrin. Je ne l’imagine pas accepter tout cela de son plein gré. Si jamais c’est arrivé, ce dont je doute fortement, alors c’est que quelqu’un l’y a obligé. Mais Aldegrin n’était pas un homme que l’on contraint. S’il avait eu des ennuis avec quelqu’un, il m’en aurait parlé, je l’aurais aidé.
  • Et Orchid et Andras ? En auraient-ils été capables ?
  • Je crains de ne pas être objectif, je détestais ces deux-là, et c’était réciproque. Ils en avaient les capacités, mais… je ne les vois pas faire une chose pareille.
  • Même sur les ordres de leur Maître de guilde ?
  • Tout le monde lui obéissait. Enfin, presque.
  • Hormis toi. Je connais ta réputation, Bonten, du moins, celle qu’on t’a faite. Le prodige n'en faisait qu'à sa tête, selon certains journaux.
  • Comme Aldegrin aimait le dire, on ne fait pas d’un loup son animal de compagnie. »

Aloïs se leva, fit le tour de son bureau et s’appuya contre avant de poser sa main sur mon épaule.

« J’ai besoin de savoir tout ce dont tu te souviens de ce jour-là, au lac Moca. Est-ce que ta mémoire t’est revenu ?

  • Eh bien… J’étais parti là-bas pour une affaire de disparition, tout indiquait qu’il s’agissait d’un Kappa, mais… une fois sur place, je n’ai rien trouvé. Il pleuvait des cordes, j’y suis resté plusieurs jours à guetter les berges du lac. Lorsque je suis rentré à Black Diamond, on m’a arrêté. J’ai attendu naïvement que l’on m’innocente, puis l’annonce de ma condamnation à mort a été faite. Je me suis échappé et je suis resté caché jusqu’à ce qu’Aldegrin me convainc de me rendre. Tout le pays était à cran, mais c’était pire ici, à Aurora. L’atmosphère y était lourde, tout le monde voulait ma peau. Les habitants se livraient sans vergogne à une chasse à l’homme et ne reculaient devant rien. La pression les poussait à être agressif les uns envers les autres, il y a eu des morts. Certains fuyaient même la ville. Alors, quand Aldegrin m’a dit que je pouvais ramener le calme si je me rendais, que je n’avais aucune crainte à avoir parce qu’il ne connaitrait le repos que lorsqu’il m’aurait innocenté, qu’il ne me laisserait pas être tué, je l’ai cru…
  • Cette mission au lac, c’est lui qui t’y a envoyé ? »

Je restai soudain figé, comprenant son insinuation. Non. Il n’a pas… Il n’a pas fait ça ? Je relevai un instant les yeux sur Aloïs dont le visage désolé voulait exprimer une pensée qui m’était inimaginable. Une violente douleur serra mon cœur. Non, Aldegrin n’aurait jamais fait ça. Il ne m’aurait pas… Sentant les larmes monter sous mes yeux, je me mordis la langue pour les retenir. Jamais je n’avais pleuré devant quelqu’un, et je refusais que ce jour soit arrivé. Je baissai la tête ; le trou béant dans mon cœur fut submergé d’un coup par la colère.

« Oui. J’avais trouvé cela étrange parce que cette mission était assez simple. Mais je m’étais dit que, pour une fois, cela ne me ferait pas de mal. Cela me sortait de mes affrontements répétitifs contre les Viazacs.

  • Les Viazacs ?
  • C’était un groupe de mage noir qui sévissait dans la région.
  • Quand tu étais au lac, tu n’as croisé personne ?
  • Pas que je me souvienne. »

Tout à coup, l’image d’un garçon d’une quinzaine d’année refit surface dans mon esprit. Il m’avait suivi un moment, sans doute curieux de savoir ce que je faisais là, puis avait disparu quand il en avait eu assez.

« Si ! sursautai-je, un gosse ! Il devait venir du village voisin, Mocadi. Mais, il n’a jamais dit m’y avoir vu.

  • C’est une piste à suivre, m’assura Maître Aloïs.
  • Je ne vois pas pourquoi, il est probablement mort, depuis le temps ! pestai-je.
  • Je vais quand même creuser de ce côté. On ne sait jamais. »

Je continuai de bouillir de l’intérieur, tournant et retournant mes souvenirs pour trouver malgré moi une défense à mon mentor. Je ne parvenais pas à croire complètement qu’il ait pu me trahir, même si tout tendait à me pousser à cette conclusion. C’est Aldegrin, merde ! Je lui dois tout, à commencer par ma vie !

« Bonten, je sais que la situation est dure pour toi. Mais j’aimerais être certain que tu ne vas pas faire de bêtise, me fit doucement Aloïs. Je sais que tu dois te sentir emprisonné, je te demande cependant d’être patient et de me laisser le temps de réunir les preuves de ton innocence. Puis-je compter sur toi ?

  • Oui, soupirai-je en songeant qu’il ne me laissait pas vraiment le choix.
  • Bien, ce sera tout pour l’instant. Je te tiendrai au courant de mes avancés. »

Il tapota doucement mon épaule puis alla ouvrir la porte à Calithra. Celui-ci afficha un sourire triste dès qu’il me vit. Avait-il entendu notre conversation ? Présentement, je m’en moquais. Je voulais être seul. Aloïs lui demanda de me mener à l’infirmerie et je l’y suivis sans poser de question. Ce ne fut qu’une fois assis sur la table d’auscultation que je demandai à mon accompagnant ce que nous faisions là.

« Séance de vaccination ! m’informa-t-il.

  • Des vaccins ? Pourquoi ? Je ne suis pas malade.
  • Justement ! Il faut les faire avant ! À ton époque, ils n’existaient pas tous, et ils n’étaient pas obligatoires. Tu n’aimerais pas tomber bêtement malade, n’est-ce pas ?
  • Au point où j’en suis… soupirai-je en pensant que ce serait le cadet de mes soucis.
  • Retirez votre veste et remonter votre manche », aboya l’infirmière tandis qu’elle préparait une injection un peu plus loin.

J’obéis, n’accordant aucune attention au ton qu’elle employait avec moi. Les parois de mon crâne se renvoyaient le nom d'Aldegrin, c'était la seule chose qui me préoccupait. Elle s’avança, une seringue à la main et pinça la peau de mon épaule.

« Vous ne lui faites pas un examen avant, pour voir s’il va bien ? » s’inquiéta Calithra.

La femme se stoppa immédiatement et lui lança un regard noir. Par chance, ses yeux ne pétrifiaient pas encore, sans quoi Aconitum aurait eu un nouvel ornement pour son jardin. Elle enfonça l’aiguille dans mon bras – un geste qu'elle avait dû reproduire maintes et maintes fois, aussi ne sentis-je presque rien. Une grimace déforma le visage de Calithra, comme s’il pouvait la ressentir. Puis elle me gratifia de trois autres, et m’annonça :

« Vous aurez peut-être de la fièvre. Certains sont malades, d’autres n’ont rien. Vous verrez bien.

  • C’est tout ? Vous ne lui en faites pas d’autres ? l’interrogea mon accompagnant.
  • Je connais mon métier, Calithra, le gronda-t-elle. Il y avait plusieurs vaccins dans ces injections. Il faudra faire le rappel, disons, dans un mois. »

Elle attrapa les flacons vides et se dirigea vers son bureau avant de se mettre à griffonner. Je lançai un regard interrogatif au jeune homme, ne sachant si je pouvais partir ; un sourire éclaira aussitôt son visage puis il me tendit ma veste.

« Tu devrais aller te reposer, me conseilla-t-il, il ne faudrait pas que tu fasses une réaction aux vaccins.

  • Me reposer… Je ne fais que ça ! râlai-je. Autant aller dans un sanatorium…
  • Tu n’as pas la tuberculose, allez, viens ! Je te ramène à ta chambre.
  • Non, je n’ai pas envie de me reposer ! insistai-je sèchement. J'ai encore mon libre arbitre, je peux décider de ce que j'ai envie de faire ! Pourquoi tu es toujours en train de me materner, hein ? Je ne suis pas un gosse, je n’ai pas besoin que tu m’accompagnes partout !
  • Je... Je veux juste t'aider.
  • Je ne t'ai rien demandé ! »

Il eut un léger sursaut, bégaya quelques secondes puis son visage se ferma.

« Ok », dit-il simplement avant de tourner les talons et de me laisser seul.

C'est ça, va bouder ! Pourtant, je n'arrivai pas à m'en réjouir. J'avais le sentiment d'avoir été parfaitement injuste, et cela me dérangeait. Une partie de moi éprouvait un plaisir coupable à l'avoir fait fuir, et l'autre en était profondément attristée. Il y avait toujours eu dans un coin de ma tête un écriteau qui disait « Pas besoin des autres ! ». Pour la première fois, j'eus envie de le voir disparaître. Mais c'est parce que j'ai eu besoin d’Aldegrin que j'en suis là. Dans le cas contraire, il ne m’aurait pas… Je ne parvenais pas à dire ce fichu mot, comme si le prononcer rendrait les choses plus concrètes. Et je voulais continuer de croire qu’il y avait une autre explication, car sinon…

J’aurais vraiment été seul toute ma vie.

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