4.3

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Nous arrivâmes à Laquiline en fin de matinée. J’y étais venu quelques fois pour des missions, mais là non plus, je ne reconnus pas les lieux. Mes compagnons décidèrent de se séparer : Rosa, Iason et Hide iraient à la mairie pour connaître les derniers renseignements sur notre objectif, tandis que Calithra et moi étions chargés d’aller chercher à manger.

« Il y a un petit restau qui fait des repas à emporter, ce sera parfait pour nous, me dit-il en regardant son téléphone. Il a de bons avis, tentons notre chance !

  • Ton truc te dit tout ça ? fis-je, toujours étonné qu’il puisse y avoir autant d’information réuni dans une si petite chose.
  • Je t’expliquerai internet, un de ces jours. Oh, on peut commander directement avec l’application, génial, on va gagner du temps ! »

Je ne comprenais rien à son charabia et le vit pianoter avec dextérité sur l’écran. Après quelques minutes, il le tourna vers moi en me demandant ce que je voulais manger. Les yeux écarquillés, je découvris des plats à la forme étrange et leurs noms me semblaient ceux d’une langue inconnue.

« Je suis bête, tu n’as jamais dû manger de truc comme ça, dit-il, un peu gêné, si tu me fais confiance, je commande pour toi. Quelque chose d’assez simple, comme ça, pas trop de risque que tu n’aimes pas.

  • D’accord. »

Il tapota encore quelques secondes sur son écran puis se tourna joyeusement vers moi :

« Voilà, ce sera prêt dans une vingtaine de minutes. Ça nous laisse le temps d’aller jusqu’au restaurant. »

Le ciel était couvert comme s’il allait neiger, et un vent frais nous fit frissonner tandis que nous nous mîmes en route. Je n’avais jamais détesté le froid, je le trouvais formidablement revigorant. Et si ce devait être ma seule sortie avant longtemps, je tenais à profiter de chaque sensation.

« C’est bien de te voir sourire un peu, fit Calithra en ralentissant le pas pour être à ma hauteur. Ça doit te faire du bien de sortir !

  • Tu n’as pas idée !
  • Et tu vois, Iason s’est calmé ! Je te l’avais dit, il avait juste besoin de voir que tu n’es pas une menace.
  • Si seulement c’était suffisant pour m’innocenter… Mais, merci… de me laisser au moins une chance.
  • C’est normal quand il subsiste un doute, non ?
  • Si les rôles étaient inversés, je ne t’en aurais laissé aucune.
  • Vraiment ? Je n’y crois pas.
  • Intransigeant. C’est un terme qui revenait souvent pour me désigner. Avec orgueilleux et buté.
  • Je suis sûr que tes amis diraient le contraire.
  • Des amis ? Non, je n’en avais pas. Aldegrin était la seule personne que j’appréciais. Les autres, même les membres de Black Diamond… je ne leur parlais que si c’était nécessaire. J’étais vraiment… un bel idiot.
  • Et tu disais que Black Diamond était ta famille ? Bah maintenant, tu nous as nous ! s’enthousiasma-t-il. Ou peut-être qu’il est encore trop tôt ?
  • C’est un peu tôt, oui. Mais réjouis-toi, je ne vous ai pas encore chassé ! Bien que j’aie failli le faire avec toi.
  • Tu ne m’aurais pas fait fuir aussi facilement, m’avoua-t-il avec un clin d’œil. Et sinon une petite amie ? Ou… un petit ami ?
  • N-Non. Ni l’un… ni l’autre, dis-je, gêné.
  • Pardon, j’oublie parfois que tu n’es pas de cette époque. Je ne voulais pas sous-entendre quoi que ce soit.
  • Ce n’est rien. Mais, pour ton information, je ne pense pas que l’homosexualité soit un péché. D’abord, parce que je n’ai jamais cru à l’existence d’un Dieu ou d’un être supérieur qui veillerait sur nous, et parce que tous les écrits qui se rapportent à des religions l’ont étés par des hommes. Quoi qu’on en dise. Ensuite… parce que… je le suis moi-même. »

Il se mit à sourire comme s’il l’avait déjà deviné.

« On dit gay, de nos jours. Bienvenue au club, dans ce cas ! »

Il l'avait dit avec une telle légèreté que je me sentis bête d'avoir craint de le lui avouer.

« Oh ? Toi aussi ? Tu es le premier à qui je le dis.

  • Vraiment ? Alors j’en suis honoré. C’est une preuve de confiance ! »

Sa bouche s’étira, laissant voir ses dents parfaitement alignées. Une douce chaleur s’était installée près de mon cœur : pour une fois, ce n’était pas si mal de se confier. Mais je ne voulais pas m’y habituer et je rompus aussitôt le contact visuel avec lui.

« Merci d’être venu avec nous, d’ailleurs. Tu ne devrais pas, et je soutiens toujours que c’est une erreur. Mais Iason serait sûrement parti tout seul. Peut-être qu’Hide l’aurait suivi, mais j’imagine que ça reste dangereux, n’est-ce pas ?

  • À quatre, vous avez probablement une chance de le tuer, tout dépend de votre niveau, mais ce n’est pas sans danger. La première erreur aurait été de foncer tête baissée sans connaître votre ennemi. Les bralions sont rusés.
  • Peut-être que tu pourrais nous faire un petit topo sur ce que tu sais à leur sujet ? J’avoue qu’internet n’est pas friand de détails.
  • Ah ! Enfin une chose que ton internet ne sait pas faire ! » me moquai-je.

Lorsque nous arrivâmes devant le restaurant, de délicieuses effluves vinrent nous saisir les narines et titiller nos estomacs. Le lieu me sembla tout à fait étrange : la salle de restauration était si petite qu’elle ne comportait que quelques tables, et un peu plus loin, des sacs étaient regroupés sur un comptoir. Je ne vis ni maître d’hôtel ni serveur, et l’endroit était bien loin de ressembler à une auberge ou une taverne dans lesquels, à mon époque, ni l’un ni l’autre n’était nécessaire.

Je suivis Calithra jusqu’au comptoir où il échangea un numéro contre deux sacs puis nous ressortîmes aussi vite que nous étions entrés. Nous décidâmes ensuite de nous rendre à la mairie pour rejoindre les autres. Ils sortaient à peine du bâtiment et à la mine renfrognée de Iason, je sus que quelque chose n’allait pas.

« Ils sont incapables de nous donner un lieu où chercher. « Allez-voir dans la forêt », qu’ils nous disent ! pesta-t-il. On en a pour des semaines à la fouiller, elle est immense !

  • Peut-être pas. Il y a eu des attaques récemment ? l’interrogeai-je.
  • Oui, deux, mais à plusieurs kilomètres de distance.
  • Tu sais où s’est produite la plus récente ?
  • Ouais, j’ai ajouté des points de repère sur mon téléphone pour les retrouver facilement.
  • Alors nous le pisterons à partir de là-bas.
  • Tu t’es pris pour un limier ? me railla-t-il.
  • Si tu ne veux pas de mon aide…
  • Si, si, bien sûr ! Ça va, j’ai rien dis !
  • D’abord on mange, ensuite on réfléchit ! fit Hide dont le ventre émit un grognement disgracieux. J’ai super faim ! »

Calithra avait repéré des bancs un peu plus tôt, près d’une place gazonnée. Nous nous installâmes sur deux d’entre eux, qu’un bon mètre séparait. Il se chargea de répartir les repas ; avant de me donner le mien, il prit soin d’ouvrir la boîte et d’y glisser une fourchette. J’examinais le tout avec attention : le contenant semblait à la fois robuste et souple, comme du carton mais était plus doux au touché.

« Une fourchette en bois ? fis-je en songeant qu’elle ne devait pas être très pratique.

  • Eh oui, on recycle de nos jours ! me répondit-il, amusé.
  • Pour quoi faire ?
  • Tu crois peut-être que les ressources de notre bonne vieille planète sont illimitées ?
  • Bah… elle est grande, non ?
  • Mais nous sommes nombreux, rit-il, très nombreux ! Donc on essaye de les préserver. Et c’est aussi pour limiter la pollution.
  • Donc… vous coupez des arbres pour faire des fourchettes en bois, fourchettes recyclables mais pas réutilisables ? J’ai bien compris ?
  • Elles sont en bambou.
  • Effectivement, ça change tout ! fis-je sur un ton sarcastique.
  • Le bambou pousse très vite et demande moins de ressources qu’un arbre. »

Derrière lui, ses amis ne perdaient pas une miette de notre conversation. Je fus étonné que Iason n’y prenne pas part. Mais il mangeait son repas comme s’il avait été affamé pendant des jours.

« Comment tu appelles ça ? demandai-je en observant le mien sans savoir ce que j’allais avaler.

  • C’est un poke bowl au poulet façon teriyaki.
  • J’espère que c’est meilleur que le nom que ça porte.
  • Ch’est une tuerie, tu vas voir ! Goûte ! m’encouragea Hide en enfournant une bouchée sans même avoir fini la précédente.
  • On ne parle pas la bouche pleine ! le grondai-je immédiatement. Déjà que vous avez fait disparaitre la négation de vos phrases et que vous jurez toutes les cinq secondes… Épargne-moi au moins ça !
  • Fais pas ton vieux ou tu vas vite devenir chiant ! me lança Iason.
  • Ne fais pas ton vieillard ou tu pourrais fortement nous ennuyer, le corrigeai-je en pointant ma si peu vaillante fourchette vers lui. Je n’ai rien dit jusqu’ici, mais faites l’effort de parler correctement !
  • Toi fais l’effort de parler comme quelqu’un de ton âge ! rétorqua-t-il. D’ailleurs, ça te fait quel âge ?
  • Vingt-deux.
  • Plus cent quatorze ans… Oh, merde, cent trente-six ? T’es archi vieux !
  • Vingt-deux, puis-je te rappeler que je n’ai pas vieilli ?
  • Tu peux, mais ça ne change pas ton année de naissance, papy ! répondit-il en levant vers moi un sourcil provocateur.
  • Les garçons, mangez ! On a une mission après, je vous rappelle ! » intervint finalement Rosalya, telle la voix de la sagesse.

Je reportai mon attention sur mon plat ; la variété de ses couleurs était engageante, tout comme son odeur. Je reconnus du riz et des carottes, mais le reste m’était parfaitement inconnu. Bon, quand il faut y aller… J’osai glisser dans ma bouche une petite boule marron et… une explosion de saveurs nouvelles l’envahit. J’ignorai ce que c’était, mais je n’avais jamais rien mangé d’aussi bon. J’allai même jusqu’à me demander si je n’avais pas à faire à de nouveaux aliments dont le goût serait immensément supérieur à ceux auxquels j’étais habitué.

« Alors ? me pressa Calithra qui avait cessé de manger pour guetter ma réaction.

  • Qu’est-ce que c’est ?
  • Du poulet frit. Je ne sais pas trop ce qu’ils y ajoutent, mais personnellement, j’adore ça !
  • C’est… très bon.
  • Bah alors ? T’en perds ton vocabulaire, papy ? se moqua Iason qui venait de finir son repas.
  • Appelle-moi papy encore une fois, et…
  • Et quoi papy ? fit-il avec un large sourire.
  • Tu vas lui foutre la paix ? fit soudain Rosa en lui pinçant affectueusement la joue. Laisse-le manger ! Je ne veux plus t’entendre !
  • Mais, ma puce…
  • Tais-toi ! » le coupa-t-elle en se retenant de rire.

Il plissa les yeux dans ma direction et releva légèrement le menton, semblant vouloir me dire qu’il n’en resterait pas là. Mais quel morveux !

Chaque bouchée me fit découvrir des goûts que je n’aurais jamais pu imaginer. Je n’avais jamais été un passionné de cuisine, n’ayant jamais pris plaisir à manger quoi que ce soit – tout m’avait toujours paru si fade – mais après ce repas digne des dieux, j’étais désormais curieux de goûter de nouvelles choses. Hélas, Calithra me sortit de ma transe gastronomique et me demanda de dévoiler tout ce que je savais sur les bralions.

« Environ deux mètres de haut pour plusieurs tonnes, autant dire qu’il ne faut en aucun cas se retrouver sous eux. Ils ont des griffes et des dents aussi acérées que des lames de rasoirs, et empoisonnées de surcroit. Leur dos est recouvert d’épines plutôt épaisses, ne vous faites pas piquer où vous serez paralysés pendant des heures. Et il faudra faire attention à sa queue, s’il vous attrape avec, il vous étouffera et vous brisera les os au passage. Il faut les attaquer au niveau du poitrail et du ventre. Des questions ? »

La peur s’était installée dans leurs yeux. Tant mieux, ça prouve qu’ils ne sont pas bêtes.

« Tu… as déjà affronté une de ces créatures ? hésita Hide.

  • Oui, on les chassait à mon époque. D’ailleurs, je suis surpris que l’espèce n’est pas disparue. En général, les individus sont solitaires, mais j’ai eu la surprise de tomber sur deux d’entre eux une fois. Il faut bien qu’ils s’accouplent…
  • Et comment tu t’en es sorti ? s’inquiéta Rosa.
  • J’étais armé, répondis-je en fixant ma fidèle bâtarde que Calithra avait déposée contre le banc. Ne vous en faites pas, je vous protégerai. »

Je ne voulais rien montrer, mais j’étais impatient de voir de nouveau l’une de ces créatures. J’espérai secrètement qu’ils auraient besoin de mon aide. Que je pourrais enfin reprendre du service. Le pouvais-je ? Mon corps n’était-il pas encore trop fatigué ? Si physiquement, il n’était pas complètement rétabli, j’étais déjà en mesure d’utiliser la magie. J’en avais fait l’expérience dans ma chambre, en secret, loin d’yeux trop curieux. J’étais bien loin de mes capacités d’antan, mais pour aujourd’hui, cela suffirait.

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