4.4

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La forêt qui bordait Laquiline n’était pas comme celle au sud d’Aurora. Au nord, les arbres y étaient plus grands, plus denses. À tel point que la lumière ne pénétrait pas le feuillage et que tout y était sombre. J’avais entendu maintes légendes à son propos, mais aucune n’avait jamais été vérifiée. La plus répandue voulait que l’eau de la rivière qui la traversait soit en fait les larmes d’un géant. La créature aurait eu le cœur brisé après que sa bien-aimée eut été tuée par des mages. Bien qu’il eût échoué à la protéger, son souhait, porté par son chagrin, aurait nourri et fait pousser les arbres plus grands et plus forts afin que jamais la dépouille de sa belle ne puisse être souillée. Il se serait ensuite allongé à ses côtés pour s’endormir, continuant de pleurer son amour perdu jusqu’à la fin des temps. Leurs deux corps enlacés avaient ainsi formé la montagne Stellald qui surplombait la forêt.

Personne n’avait jamais vraiment su pourquoi ces arbres étaient démesurément grands. Pour ma part et bien que je ne m’y étais pas souvent rendu, cette forêt était un havre de paix où je pouvais flâner sans risquer de croiser quelqu’un. J’avais aimé m’y sentir aussi petit qu’une fourmi explorant le monde, grimpant sur des racines gigantesques, croisant des créatures dont la taille aurait semblé disproportionnées ailleurs. Il y avait là tout un nouvel univers à découvrir, et je me mis un instant à rêver de ce que j’aurais pu faire, à l’époque, si je ne m’étais pas contenté d’exécuter mes missions sans réfléchir.

Un chemin nous permit de nous enfoncer profondément dans la forêt pendant environ une heure, puis il s’arrêta net.

« C’est quoi ce bordel ? râla immédiatement Iason.

  • Tu ne captes plus ? l’interrogea Rosa.
  • Ça fait un moment déjà, mais j’avais prévu, j’ai sauvegardé la carte. Non, pourquoi le chemin s’arrête ? »

J’avais une réponse à sa question et me mis à sourire.

« Les habitants de Laquiline entretiennent ce chemin car ils viennent cueillir des baies dont les propriétés médicinales sauvent des vies. À l’époque, ils ont essayé de construire une route pour faciliter l’accès. À peine avaient-ils commencé que toutes les baies se mirent à pourrir. La forêt se protégeait. Ils ont essayé pendant des années, sans succès. Manifestement, ils ont fini par abandonner.

  • T’es en train de me dire que la forêt est vivante ?
  • Vivante, non, mais elle a une certaine… conscience. Un peu comme les plantes carnivores.
  • Me dis pas que cette putain de forêt est une sorte de plante carnivore qui va vouloir nous bouffer tout cru ! me gronda-t-il.
  • Elle est comme les autres, soupirai-je. Elle ne va pas t’attaquer. J’y ai déjà dormi et je n’ai presque rien vu d’étrange.
  • Presque ? me fit Calithra avec des yeux ronds.
  • Aldegrin a dit que j’avais rêvé lorsque je lui en ai parlé, mais… je suis tombé sur un animal surprenant une fois.
  • À quoi il ressemblait ?
  • À un cerf. Mais plus grand. Beaucoup plus grand. Ses bois étaient immenses et certaines parties de son corps étaient bleues luminescentes, comme les lucioles. Un troupeau le suivait, comme s’il les guidait, mais eux étaient tout à fait normaux. Je n’ai pas bougé d’un pouce, ils sont passés, et je n’ai jamais plus revu une bête pareille. Aldegrin m’avait dit d’arrêter de manger des champignons, mais… je sais ce que j’ai vu.
  • Cette forêt m’a l’air bien mystérieuse, fit Hide en faisant mine de réfléchir. Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’informations à son sujet ? Si tu as vu cette créature, il doit y en avoir d’autres bien plus étranges, non ?
  • J’imagine que, comme autrefois, peu s’y aventure.
  • Peut-être qu’on va en voir d’autres alors ?
  • Un bralion suffira ! pesta Iason, les yeux rivés sur son téléphone. Suivez-moi, c’est par là ! »

Nous laissâmes le chemin derrière pour nous enfoncer sous les arbres. Déjà l’obscurité y était plus intense, absorbant la moindre particule de lumière. Il était difficile de savoir ce qui nous entourait ; j’étais certain que des yeux se posaient déjà sur nous. Mais étaient-ils amis ou ennemis ? Je conseillai à mes compagnons de rester sur le qui-vive.

Après un moment, nous arrivâmes finalement sur le lieu de la dernière attaque. Une clairière où du sang mêlé à la terre témoignait du terrible drame qui s’était produit. Un homme et sa fille s’étaient fait dévorer. Seule la femme de celui-ci en avait réchappé. Qu’étaient-ils venu faire si loin de toutes civilisations ? Personnellement, je m’en moquais. Le résultat était là, des victimes et une bête qu’il fallait chasser.

Je jetai un coup d’œil aux alentours, à la recherche de traces qui m’indiquerait dans quelle direction était partie la bête. La terre était sèche, et les feuilles mortes ne facilitaient pas l’exercice. Sans parler de la faible luminosité…

« Pff, il n’y a rien ici ! râla Iason, les mains sur les hanches.

  • Tu t’attendais à trouver une grosse empreinte placée en évidence ? Ou peut-être une flèche pour t’indiquer une direction ? » fis-je, un sourire en coin sur le visage.

J’approchai d’un arbuste et inspectai une branche cassée ; l’avait-elle été lors de l’attaque ou lors du départ de la créature ? J’avançai pour voir si j’en trouvai d’autres un peu plus loin quand Iason laissa exploser sa rage.

« Bordel ! Mais qu’est-ce qu’on fout ici ? Si ça se trouve, elle est à des kilomètres de là !

  • Du calme, fit Rosa d’une voix douce. Bonten a dit que c’était la meilleure chose à faire, et il a plus d’expérience que nous. Laisse-lui le temps de trouver une piste ! »

Un éclair traversa brusquement mon corps lorsque je vis derrière lui deux orbes jaunes dans la pénombre. Je les fixai plusieurs secondes pour être certain, et les vit disparaître un court instant. Des yeux.

« Iason, stop ! Ne bouge plus ! ordonnai-je.

  • Pourquoi ? Ton cerf magique va me sauter dessus ?
  • Il y en a un bralion juste derrière toi ! »

Sa colère s’évapora subitement pour laisser place à la peur. Le corps figé, il chercha des yeux où était la menace.

« Éloigne-toi, chuchota-t-il à sa bien-aimée.

  • Non ! Au moindre mouvement de fuite, il va se jeter sur l’un d’entre vous ! expliquai-je. Calithra, donne-moi ma bâtarde, lentement.
  • Hé ! T’es sensé nous épauler, pas faire le boulot, grogna Iason.
  • D’après la distance entre ces yeux et le sol, celui-là n’est qu’un bébé, le grondai-je calmement, la mère ne doit pas être bien loin. Et je ne crois pas qu’elle nous trouvera de bonne compagnie. »

J’eus à peine fini ma phrase que je sentis une masse me foncer dessus. Je l’esquivai de justesse en me jetant sur le côté et me précipitai sur mon épée tendue par Calithra. Ma main effleurait le pommeau lorsque la créature bondit dans ma direction, ne me laissant que quelques secondes pour mettre ma lame entre ses crocs et moi. Sa force était telle que je tombai à terre et rampai en arrière, essayant tant bien que mal de ne pas finir écraser sous l’une de ses pattes ou dans sa gueule.

« Bonten ! hurla Calithra.

  • Tuez le petit, ne vous occupez pas de moi ! » fis-je sur un ton autoritaire.

Si seulement j’avais toutes mes armes ! fulminai-je. La bête m’obligeait à reculer laborieusement sur le dos, poussant contre ma bâtarde comme si elle tenait à m’enterrer. Pierres et branches m’arrachaient la chair à chaque mètre gagné par le bralion, et je dus me faire violence pour ne pas crier ma douleur. Ses dents claquaient contre mon arme à chacune de ses tentatives. Est-ce qu’ils s’en sortent au moins avec le petit ? J’entendis soudain un cri de douleur, puis, le silence. J’osai un regard vers eux et vis le bras de Rosalya dans la gueule du bébé bralion. La jeune femme se débattait vivement, et les trois garçons ne savaient pas quoi faire, de toute évidence.

« Calithra, tue-le avec ma bâtarde ! »

Je n’hésitai pas une seule seconde ; un éclat argenté apparu près de mon poignet, et s’étira brusquement pour former un solide et large bouclier. Je frappai aussitôt l’œil de la bête avec pour l’obliger à lâcher mon épée. Puis je l’envoyai à mon compagnon. Mais le bralion comprit rapidement la manœuvre et redoubla de férocité. Voyant qu’elle ne parvenait pas à me tuer et que son petit était en danger, la mère reporta son attention sur mes camarades. Elle s’élança d’un bond mais fut immédiatement stoppée par un mur de pierre qui se dressait devant elle dans un grondement sourd. Son corps fit volte-face, me laissant deviner qu’elle savait que j’en étais à l’origine. Elle fonça sur moi et m’assena un coup de queue qui me projeta plusieurs mètres en arrière et qui me coupa le souffle. Mon mur s’effaça brusquement, lui laissant le champ libre. Merde, merde, merde !

Iason avait créé des chaînes pour immobiliser le bébé, mais semblait avoir du mal à maintenir son sort. Hide se concentrait sur sa mâchoire, qu’il essayait de forcer à lâcher le bras de son amie. Mais il n’y parvenait pas, quand bien même il y mettait toutes ses forces. Je voyais ses mains se séparer encore et encore, sans succès. Et Calithra… était bien trop hésitant, il ne savait pas s’il devait frapper ou aider son amie dont le teint livide était inquiétant.

La mère avait déjà fait demi-tour pour aller protéger sa progéniture. Je me sentais à bout de force, mais je n’eus pas le choix. Une seconde fois, je la séparai de mes compagnons en faisant apparaitre un mur. Elle lâcha un râle furieux et se précipita sur moi, gueule en avant. Et se confronta de nouveau à mon bouclier. Cette fois-ci cependant, elle fut plus rusée et glissa sa queue jusqu’à ma gorge afin de l’enserrer. De ma main libre, je tirai de toutes mes forces contre cette entrave. Je ne pouvais risquer de faire disparaître ma seule protection contre ses dents pour libérer l’autre. J’étais coincé. Plus les secondes passaient, et plus mon esprit devenait confus. Pas le choix, il faut que je fasse disparaître le mur. Elle… me lâchera. J’espérai avoir raison. Je m’exécutai instantanément ; comme prévu, la mère me délaissa pour rejoindre son bébé. Alors que je toussai, cherchant à reprendre l’air qui m’avait tant manqué, il me vint une idée. Ignorant la fatigue de mon corps, je fis apparaître le même obstacle pour la troisième fois. La réaction du bralion se fit immédiate : elle se tourna vers moi, et je vis dans ses yeux qu’elle était prête à en finir. Elle attaqua avec une hargne nouvelle et je craignis de manquer de force pour maintenir mon bouclier. Pouvais-je seulement réaliser mon plan ? Il le fallait ! Je me contorsionnai péniblement pour glisser ma main libre sous elle ; une lumière blanche apparut dans ma paume d’où se matérialisa une épée qui alla se planter directement dans son poitrail. La lame se brisa nette puis s’évapora aussitôt, laissant un liquide chaud se répandre sur mon corps. Le bralion hurla, chercha à retirer ce qui l’avait transpercée, et je dus encore redoubler d’effort afin de ne pas finir sous l’une de ses énormes pattes. Puis, tandis qu’elle s’écroulait sur le sol pour se vider de son sang, mon mur disparu, me laissant découvrir ma bâtarde fichée dans le ventre du bébé, étendu sur un lit de feuilles mortes, inerte. Ils s’en sont sorti !

Rosa était exsangue et semblait à peine consciente. Je me relevai laborieusement – mes muscles étaient tétanisés par l’effort et j’étais épuisé d’avoir tant utilisé la magie – et avançai jusqu’à elle pour l’examiner.

« Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’on fait ? On est loin de tout ici, bégaya Iason en me regardant comme si j’étais son dernier recours pour sauver sa petite-amie.

  • Elle est empoisonnée, expliquai-je, par chance, cela va faire coaguler le sang et arrêter le saignement…
  • Par chance ? répéta-t-il, hors de lui. Quelle chance, hein ? On n’arrivera jamais à temps chez un toubib pour la sauver !
  • Il faut trouver du vénénum.
  • La fleur rouge de tout à l’heure ? sursauta Hide. Je vais en chercher ! »

Il s’enfonça aussitôt dans la forêt. Je bénis sa curiosité qui l’avait poussé un peu plus tôt à me demander si je connaissais tel arbre ou telle plante. Cela allait probablement sauver la vie de son amie.

« Et elle va faire quoi, ta foutue plante ? me hurla Iason. T’as dit que tu nous protégerais ! Tu appelles ça protéger ? Pas étonnant que tout le monde t’ait laissé tomber ! T’es qu’un sale prétentieux, un putain de menteur !

  • Le vénénum va ralentir le poison, expliquai-je. Nous aurons certainement le temps de l’emmener auprès d’un médecin.
  • Certainement ? répéta-t-il en me fusillant du regard. Si elle y passe, je te jure que je te fais la peau !
  • Iason, ça suffit ! intervint Calithra. Tu crois que c’est le moment ? »

Du sang s’échappa de mon nez, que j’essuyai d’un revers de manche. Pas maintenant ! Il faut que je tienne le coup.

« Calithra, appelai-je en sentant qu’un vertige s’emparait de moi, il faut mâcher la fleur… la réduire en pâte… l’appliquer sur toute la plaie. Et la bander.

  • D’accord ! Hide ne devrait pas tarder à revenir. Tu tiens le coup ? Comment tu te sens ?
  • On s’en cogne ! fit Iason dont le regard s’embrasa davantage. Rosa est dans un état pire que le sien ! Merde ! »

Hide revint à cet instant, chargé de la précieuse fleur et Calithra lui expliqua la marche à suivre. Ensemble, ils s’occupèrent de la blessure de la jeune femme. Et une fois le bandage fait, ils la chargèrent sur le dos de son amant.

« Bonten, tu peux te lever ? » me demanda Calithra.

J’acquiesçai d’un léger signe de tête. Iason prenait déjà le chemin du retour, Hide sur ses talons qui guettait l’état de Rosa. Je me mis sur mes jambes comme je pus, ignorant la main tendue de Calithra, et alors que je m’apprêtai à faire un pas, tout devint noir.


****


À mon réveil, j’étais dans un lit. Je ne reconnus rien du mobilier de la chambre où je me trouvais et en déduisis que je n’étais pas à Aconitum. Calithra était là, endormi sur le bord de mon lit comme s’il avait veillé sur moi. Sa présence me mit mal à l’aise. Qu’est-ce qu’il fait là ? Il avait peur que je me réveille et que j’essaye de m’enfuir ? D’un coup, je sursautai et le secouai brusquement, une question brûlant mes lèvres :

« Rosa ? Est-ce que ça va ? »

Il se frotta les yeux et les plissa dans ma direction avant de finalement comprendre ce que je venais de dire.

« Elle a vu un médecin qui lui a injecté un antidote et a soigné son bras. Elle se repose dans la chambre d’à côté. Iason est avec elle. Elle a eu de la chance que tu sois là, sans le vénénum, le médecin a dit qu’elle serait sûrement morte.

  • Non… Si je n’avais pas été là, vous ne seriez pas venu chasser ce fichu bralion. C’est ce qu’il se passe quand les gens s’approchent de moi.
  • Ne dis pas de bêtise. Nous n’étions pas prêts à affronter cette créature. Tu ne nous as pas obligé à venir, c’est même plutôt l’inverse.
  • Tu ne comprends pas, le résultat est le même. J’ai présumé de mes forces, j’ai été trop confiant. Et cela aurait pu nous coûter la vie à tous ! Prendre des risques ne m’a jamais dérangé, mais j’étais seul.
  • Ce n’est pas ta faute, Iason y serait allé quand même.
  • Vraiment ? fis-je froidement. Je ne crois pas. C’est ma faute pour avoir accepté de venir et de faire équipe avec vous. Je n’ai jamais été bon pour ça, et en voilà encore la preuve aujourd’hui. Je n’ai pensé qu’à moi parce que c’est comme ça que j’ai toujours pensé. Et là encore, c’est ce que je fais. Je ne me soucie pas de ton amie, mais de ce qui me serait arrivé si elle était morte.
  • À ce propos, j’ai appelé Maître Aloïs ce matin. Il était très en colère, mais aussi soulagé que tu sois venu avec nous. Il va nous passer un sacré savon…
  • Redis-moi ça quand je serais de nouveau scellé, que j’essaye de m’en soucier », fis-je, amer.

Il baissa les yeux et après un long silence, m’annonça que cela faisait deux jours que nous étions dans une auberge de Laquiline et que nous allions bientôt repartir. Ensuite, il sortit de la chambre, la tête basse.

Mettre en danger les membres de sa guilde, le Maître ne me pardonnera jamais… Je devrais m’enfuir et essayer de me faire oublier. Cette idée disparut de mon esprit dès que l’espoir d’être innocenté refit surface. Et je n’avais jamais été homme à ne pas assumer ses actes. J’avais délibérément manqué à ma parole, il me fallait en subir les conséquences.

C’est dans un silence de plomb que nous reprîmes le bus pour Aurora. Je m’étais assis loin des autres ; Iason était d’une humeur massacrante, et même s’il ne m’avait pas fait de nouveaux reproches, je ne voulais pas lui en donner l’occasion. Et ses trois amis ne m’avaient plus adressé la parole. Voilà ce que je gagne à aider les autres.

Je passai le reste du voyage, les yeux dans le vague, à regretter mes décisions.

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