5.1
À notre arrivée au manoir, nous nous séparâmes sans un mot. Je regagnai ma chambre et me débarrassai des vêtements et artifices de Rosalya avant de me laisser tomber sur mon lit. Maître Aloïs n’était pas encore rentré, mon répit ne durerait que quelques jours…
Après un moment à me repasser des scènes en imaginant changer quelque chose à ce qu’il s’était passé, je me levai et inspectai mon dos dans l’unique miroir mural de la chambre. Plusieurs coupures et bleus s’étaient incrustés dans ma chair. Comme si je n’en avais pas assez ! Les marques du scellement étaient encore visibles sur tout le reste de mon corps. Si j’avais voulu être raccord, je n’aurais pas fait mieux ! Je découvris sur ma gorge une profonde marque rouge là où la queue du bralion avait serré. De mieux en mieux… Je décidai de me rhabiller et, ne voyant pas ma bâtarde, allais toquer à la porte de Calithra.
« Oui ? fit-il d’une petite voix en m’ouvrant. Oh, Bonten ? Tu as besoin de quelque chose ?
- Mon épée.
- Ah ! Oui, pardon, j’ai oublié de te la rendre. »
Il resta planté devant moi, une lueur triste dans les yeux.
« Calithra, ma bâtarde, insistai-je.
- Je suis désolé qu’on t’ait entrainé avec nous. J’expliquerai tout au Maître.
- Ça changera quelque chose ? Et puis, ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Il m’avait interdit de sortir d’ici et d’utiliser la magie. J’ai volontairement accepté de rompre ces deux promesses.
- Si t’avais pas été là… on n’était pas assez fort, même à quatre.
- Ils étaient deux et ils nous ont surpris.
- Mais moi, j’ai paniqué.
- Tout le monde a paniqué.
- Pas toi.
- Bien sûr que si, mais j’avais l’expérience de mon côté. »
Tout son être avait perdu la petite étincelle de joyeuseté qui l’habitait quotidiennement. J’eus envie de simplement entrer, prendre ma bâtarde et ressortir, mais…
« Tu crois que tout se passe toujours comme on le croit ? fis-je plus doucement. J’ai connu des échecs moi aussi, ou des demi-victoires. Les bralions sont morts, et nous sommes tous en vie. C’est le plus important.
- Iason s’en veut, me dévoila-t-il. Il n’a pas su protéger Rosa. Et nous non plus.
- Vous n’êtes pas responsable d’elle. Crois-tu qu’elle comptait sur vous pour faire tout le travail ? Qu’elle allait simplement vous accompagner et vous regarder faire ? Non. Elle est venue en tant qu’actrice, elle voulait participer. À partir de là, elle avait déjà accepté de prendre des risques. Elle a été mordue, mais ça aurait pu être n'importe lequel d’entre nous. C’est tombé sur elle, c’est tout. »
Il hocha machinalement la tête puis se décala en me faisant signe d’entrer.
« J’ai cru remarquer que tu ne signais pas tes sorts, poursuivit-il tandis que ses yeux de chien battu ne me quittaient pas.
- Et ?
- Tu es le premier que je rencontre. Tu y arrives depuis quand ?
- À vrai dire, je ne les ai jamais vraiment signés. Toute cette gestuelle inutile à apprendre par cœur… ça m’ennuyait à un point ! Ça a toujours été plus naturel pour moi de les exécuter par la pensée.
- C’est plus difficile.
- Pour moi, c’était plutôt inné, mais je pourrais essayer de t’apprendre, un de ces jours.
- D’accord. Ça me plairait bien. »
Alors que je me penchais pour attraper ma bâtarde, Calithra glissa une main près de mon cou. Je me relevai brusquement, surpris et le vit se rapprocher pour m’examiner.
« Tu es allé voir l’infirmière ?
- Non, elle n’est sûrement pas là.
- Elle est là, me corrigea-t-il. Ça fait mal ?
- Non. »
Il appuya doucement pour vérifier et la douleur me fit sursauter. J’attrapai sa main pour l’éloigner tandis qu’il me jetait un regard faussement agacé.
« Va à l’infirmerie.
- Ça passera… Ce n’est pas la première fois que je me fais étrangler, persistai-je.
- Quoi ? fit-il en esquissant un sourire amusé. Tu aimes qu’on t’étrangle ? »
Son visage s’illumina finalement, me permettant de retrouver le Calithra habituel. L’éclat de ses yeux verts me captiva, m’envouta. Je ne pouvais expliquer pourquoi, mais j’aimais m’y plonger. Il y avait tant de nuance à découvrir dans ses iris, tant de douceur et de bienveillance. Comme si un monde nouveau se trouvait là, juste devant moi et ne demandait qu’à être découvert. Mon cœur se mit à pulser violemment dans ma poitrine, me laissant presque hagard. Ce bralion m’a vraiment épuisé… soupirai-je intérieurement, regrettant déjà l’instant où mes yeux allaient quitter les siens. Je les baissai sur le sol, puis y plongeai de nouveau quelques secondes pour mieux tenter de me défaire de leur influence.
Par chance, Rosa vint me sauver en passant sa tête dans la chambre.
« Ah, tu es là, j’avais bien cru entendre ta voix, me fit-elle d’une voix chaleureuse. Est-ce que… je peux te parler ? »
La vue de cet énorme bandage sur son avant-bras me replongea une nouvelle fois dans mes regrets. C’est ce qui arrive quand les gens m’approchent, me répétai-je. Je m’apprêtai à la rejoindre dans le couloir, mais elle me stoppa d’un geste.
« Je voulais te remercier d’être venu avec nous, même si… reconnaissons-le, nous n’aurions jamais dû aller là-bas. Ça faisait un moment que Iason s’entêtait à vouloir essayer une mission de rang A, et nous n’avons pas été capable de lui dire non. Je ne voudrais pas que tu te sentes coupable, nous sommes tous responsables. »
Mais y seriez-vous allé si je n’avais pas été là ? Vous comptiez sur moi pour qu’il ne vous arrive rien. J’acquiesçai d’un signe de tête, prenant brusquement conscience que je n’étais plus aussi fort qu’auparavant. Bien sûr ! Mon corps ne pouvait pas se remettre aussi vite de cent quatorze années d’enfermement ! Et si… j’avais perdu bien plus que ce que j’imaginais ? Pouvais-je redevenir aussi puissant ? Je me rappelais parfaitement la fierté que j’en retirais, avec la certitude indéfectible que personne ne pouvait me surpasser. Avec le recul, je voyais ô combien arrogant j’avais pu être… Et je ne me leurrais pas, je l’étais toujours.
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