5.2 (Partie 1)

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Deux jours plus tard, Maître Aloïs était rentré. Je m’attendais à ce qu’il s’entretienne avec moi dès son arrivée, mais il envoya quelqu’un me chercher en début d’après-midi. Devant son bureau, je croisais mes quatre camarades qui en sortaient, la tête basse. Calithra, Rosa et Hide m’adressèrent un regard compatissant, quant à Iason, il détourna la tête.

« Tu peux entrer, Bonten » fit la voix du Maître sur un ton grave.

J’allais refermer la porte derrière moi lorsqu’une jeune femme la bloqua avec son pied. Elle me dévisagea, une expression glaciale dans les yeux puis se glissa dans un coin de la pièce. Voilà les problèmes… Ses longs cheveux bruns encadraient un visage rond. Elle était beaucoup plus grande que moi, et aussi beaucoup plus musclée. À côté, j’avais sûrement l’air d’un gringalet dont la croissance s’était arrêtée avant la puberté.

« Assieds-toi, ajouta Aloïs à mon attention.

  • Maître…
  • Bonten, tu m’appelles Maître, mais tu ne fais pas parti de cette guilde. Tu le fais par respect, j’imagine, or tes actes montrent un caractère irrévérencieux. J’en conclus donc que tu essayes de m’amadouer.
  • Je n’avais pas l’intention de manquer à ma parole.
  • Mais tu l’as fait, volontairement. Ta parole ne vaut donc rien », conclut-il durement.

Je détestais me faire gronder comme un enfant, mais j’étais en tort. Je ne pouvais que me taire et écouter.

« Que vais-je bien pouvoir faire de toi ? » poursuivit-il en joignant ses mains.

Je n’avais aucune réponse à lui donner. Je priai pour que cet instant prenne fin, où ma tête allait véritablement prendre la place de mon cou tant elle s’enfonçait entre mes épaules.

« Mes petits ont plaidés ta cause, tu leur as fait forte impression. Je ne saurais dire cependant si ta présence a été le déclencheur de cette bêtise ou si tu les as sauvés de leur sottise.

  • Si je puis me permettre, il y a eu plus de peur que de mal. Et la leçon a été apprise par tous.
  • C’est vrai, voilà pourquoi j’ai décidé de ne pas les punir. La frayeur qu’ils ont eu est suffisante. Te concernant, je serai cependant moins souple car j’aurais eu beaucoup à perdre si quelqu’un t’avait reconnu. Davantage encore si un drame s’était produit. Je t’ai demandé de ne pas quitter le manoir pour cette raison, et parce qu’ici, tu es sous ma protection. J’apprécierai un peu de reconnaissance.
  • Je vous suis reconnaissant, lui assurai-je honteusement.
  • Je vais te laisser une seconde chance, pour que tu puisses le prouver. Mais Bonten, n’abuse pas de ma gentillesse. Tu pourrais me découvrir sous un nouveau jour.
  • Oui, merci Maître. »

J’étais soulagé, mais je ne parvins pas à me détendre. La présence de la jeune femme derrière moi m’inquiétait. Elle n’avait pas dit un mot, mais si Maître Aloïs avait autorisé sa présence, ce ne pouvait être pour cette affaire.

« Voici Félicité Delombre, la présenta-t-il finalement en l’indiquant d’un geste de la main, j’imagine que tu es intrigué par sa présence. Elle était en mission depuis plusieurs semaines. Elle est l’unique rang S d’Aconitum et a été choisie par le conseil pour te surveiller.

  • Me surveiller ? répétai-je en me tournant vers elle pour la dévisager.
  • Le conseil veut être certain que tu ne commettras pas d’autres massacres, Boucher », me répondit-elle alors sur un ton hautain.

Nous nous affrontâmes immédiatement du regard, comme deux chiens prêts à se battre. Je soupçonnai Aloïs d'avoir garder cette information lors de notre dernière entrevue pour ne pas m'accabler davantage.

« Allons, essayez de bien vous entendre, nous gronda gentiment le Maître. Félicité veillera à ce que personne ne te fasse de problèmes et à ce que tu restes bien sagement au manoir pendant que je rassemble des preuves pour t’innocenter.

  • Si preuve il y a, commenta-t-elle.
  • D’ailleurs, j’ai une bonne nouvelle pour toi, poursuivit-il comme s’il ne l’avait pas entendue, j’ai retrouvé la famille du garçon que tu avais vu au lac. Plus exactement, une femme qui la connait. La famille a déménagé il y a plusieurs années, et cette personne a gardé le contact avec elle. Nous avons pu les joindre par téléphone, le fils du garçon va venir ici, dans quelques jours.
  • Et, que peut-il pour moi ? fis-je, sceptique.
  • Son père lui a confié t’avoir vu au lac le jour du massacre de Yokusai. Difficile donc d’être à deux endroit à la fois, non ?
  • Je doute que cela suffise pour m’innocenter.
  • Mais cela insufflera le doute, rétorqua-t-il avec un sourire satisfait. Cet homme, qui est désormais un vieil homme, n’a rien à gagner à mentir. Il ne te connait qu’à travers le récit du massacre.
  • À moins qu’il ne veuille son instant de gloire, lança Félicité dont la voix commençait à me faire perdre mes nerfs.
  • Pourquoi son père n’a-t-il jamais rien dit alors ? ajoutai-je en l’ignorant.
  • Je lui ai posé exactement la même question. Il m’a répondu que son père n’était alors qu’un jeune garçon à qui on a dit de fermer sa bouche. Sa famille aura sans doute eu peur d’être mêlée à cette histoire, et aura craint les répercutions que cela aurait pu avoir sur elle. C’est compréhensible.
  • Compréhensible ? Si tel est bien le cas, ils auront été lâches ! pestai-je, bouillant intérieurement. Ils auraient pu m’éviter ces cent quatorze dernières années !
  • Tu étais le seul suspect de cette affaire, certains auraient vu d’un très mauvais œil un témoignage qui aurait pu t’innocenter.
  • Peut-être cela les aurait-il fait réfléchir ? Comment un mage seul aurait-il pu assassiner tout un village sans que personne n’en réchappe. Pas une seule personne. Pourtant on a dit m’y avoir vu.
  • Aldegrin a dit t’y avoir vu. Ton propre Maître, Bonten. »

À l’évocation de cette inimaginable trahison, je me tus. Une vive douleur s’était faite ressentir près de mon cœur, m’indiquant que même si je ne voulais y accorder du crédit, au fond de moi, je sentais qu’il me disait la vérité. Le Maître se mit à farfouiller dans les tiroirs de son bureau puis sortit une chemise cartonnée vert pin, vierge de toute inscription. Il en extirpa une feuille qu’il glissa sous mes yeux.

« Ceci est la déclaration d’Aldegrin Évagor. Je suppose que tu reconnais son écriture. Je te laisse en prendre connaissance. »

Je reconnus immédiatement ces lettres maniérées aux grandes courbes et cette façon faussement humble de s’exprimer. Un passage me fit l’effet d’une bombe :

Bonten était devenu fou et exécutait tous ceux qui avaient le malheur de passer devant lui avec un sourire dément. J’ai tenté de l’arrêter mais il était bien trop puissant. J’ignore comment il a pu devenir si fort. Mais j’étais certain que j’allais périr aussi si je restais en travers de son chemin.

En bas de la page, sa signature attestait de ma culpabilité. Je rendis silencieusement le document au Maître ; j’aurais dû exploser de colère ou de chagrin. À la place, je me sentis… vide. Comme si mon esprit avait délibérément emmené mes émotions ailleurs pour m’empêcher de faire une bêtise.

« Je sais que c’est dur à encaisser, fit Aloïs d’une voix compatissante, prends le temps qu’il te faut. Je te tiendrai au courant de mes avancées, tu peux disposer si tu n’as pas de question. »

Une éternité n’aurait pas suffi à me préparer à affronter cette réalité. Je restai placide, éteint. Après une longue minute, je me levai et sortis du bureau, préoccupé. Les mots d’Aldegrin repassaient en boucle dans ma tête, et malgré moi, j’essayai déjà de justifier leurs existences.

« Bonten ? Est-ce que ça va ? »

Je me tournai vers la voix pour découvrir Iason qui était, semble-t-il, resté dans le couloir après son entretien avec Maître Aloïs. Voyant que je ne répondais pas, il ajouta :

« Je t’attendais, je… voulais m’excuser pour ce que je t’ai dit. J’avais peur de perdre Rosa… j’ai passé mes nerfs sur toi. Tu n’es pas responsable de ce qui est arrivé.

  • Et pourtant tu avais raison, je suis prétentieux et je me suis menti à moi-même.
  • Dans ce cas, on est deux, fit-il avec un sourire triste. J’étais persuadé qu’on était prêts mais… mentalement… dès que la peur s’est faite sentir… »

Il me considéra un instant avec intérêt puis fit un pas vers moi.

« Tu m’apprendrais à manier une épée ? me demanda-t-il tout à coup. Pas simplement la soulever comme la dernière fois, mais me battre avec !

  • Dans ce cas, il te faudra une vraie arme, faite avec du vrai métal. Parce qu’utiliser la magie créatrice et la magie d’influence en même temps t’épuisera en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. En attendant, je peux te prêter ma bâtarde.
  • On peut commencer maintenant ? Enfin, si tu as fini avec le Maître.
  • Nous avons fini, oui.
  • Ça s’est bien passé ? hasarda-t-il en me faisant signe de le suivre.
  • J’ai gagné une geôlière… soupirai-je.
  • Ça explique ton visage livide lorsque tu es sorti ! fit-il sur un ton plus léger. Félicité n’est quasiment jamais au manoir, alors je ne la connais pas bien, mais… c’est une grande gueule. Alors, si elle te dit quoi que ce soit, ignore-la ! »

Nous passâmes à ma chambre pour prendre mon épée puis nous nous dirigeâmes jusqu’au jardin. Quoi de mieux qu’un entrainement pour ne plus penser à rien ? Je laissai tout d’abord Iason se familiariser de nouveau avec ma bâtarde. Il mit quelques minutes avant de parvenir à la soulever puis me regarda dans l’attente d’un exercice.

« Tu vas la lancer en l’air et la rattraper, fis-je en reculant.

  • Sérieux ?
  • Oui, c’est plus dur qu’il n’y parait. »

Il fronça les sourcils, croyant sans doute que je me moquais de lui puis reporta son attention sur l’arme. Une ride ondula son front sous l'effet de la concentration, puis l’épée s’éleva comme pousser par un doux courant d’air. Elle retomba subitement et avant qu’elle ne touche le sol, Iason la fit remonter.

« Du premier coup ! me fit-il fièrement.

  • J’avais dit lancer, lui soulignai-je en retenant un sourire.
  • Ça revient au même ! râla-t-il.
  • Pas du tout ! Tu comprendras pourquoi si tu essayes. »

Il lâcha un long soupir mais sa volonté à réussir l’exercice ne semblait pas avoir faiblit. Pendant plusieurs minutes, il guida ma bâtarde, la projetant en l’air encore et encore à des hauteurs différentes sans jamais parvenir à la rattraper. Elle atterrissait systématiquement sur le sol, plantée dans l’herbe comme pour signifier la présence d’une dépouille d’un brave soldat – ou de la patience de Iason.

« Pourquoi j’y arrive pas ? grogna-t-il tout à coup. Je comprends rien à ton exercice de merde !

  • Ton langage…
  • Mon langage serait plus poli si tu m’expliquais ce que tu veux que je comprenne ! Je perds mon temps là !
  • Quelle impatience… Tu perds le contrôle de l’épée parce que tu romps le contact avec elle. Lorsqu’on a commencé, tu l’as soulevée, tu l’as fait redescendre et tu l’as remontée. Or, quand tu la lances, ce n’est pas différent de lorsque tu le fais avec ta main, tu perds le contrôle sur elle. Ton esprit doit l’accompagner sans interrompre sa course.
  • Et comment je fais ça ?
  • En t’entrainant ?
  • Je parie que toi, tu as réussi du premier coup ! Monsieur je-suis-devenu-un-rang-S-à-quatorze-ans !
  • Au deuxième, le corrigeai-je avec un sourire forcé. Mais tu n’es pas moi ! Allez, recommence ! Et pense à ce que je viens de te dire. »

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