VII. L'envol
Arse avait senti l'esprit perçant de la jeune fille dans ses pensées et, voyant qu'aucun mot ne franchissait la barrière de ses lèvres, il se détourna. La nuit était tombée et aucune lueur, hormis celle de discrètes lucioles ne venait troubler la pénombre. Le lézard reporta son attention sur la créature ensanglantée. Son pelage s'était éteint mais de nombreuse traces de brulures le parsemaient. Il arracha, un à un, les bouts de bois qui l'empalaient. Puis, rassemblant de nouvelles branches, il constitua un petit fagot qu'il enflamma du bout des doigts. Saylin observait son manège en silence, plongée dans ses pensées.
Arse avait arraché deux morceaux de chair du cadavre de l'animal et les faisait désormais rôtir au-dessus du feu qu'il avait engendré. Le lézard était un piètre cuisinier mais le fumet qui se dégageait de la viande attirait irrésistiblement Saylin. Quand il lui tendit un morceau, elle accepta à contrecœur, affichant une moue dégoutée, mais savoura avec délice la chaleur de la viande tendre dans sa bouche. Son repas terminé, et toujours sans un mot, elle se dirigea vers l'arbre d'où elle était descendue et se hissa à son sommet. Arse la regarda, adossé à un autre immense tronc, ne sachant quoi penser de son comportement.
Il fut réveillé en sursaut au milieu de la nuit par des grognements et le sentiment de présences étrangères rôdant autour de lui. Il n'avait dormi que d'un œil et fut immédiatement à l'affût d'un quelconque danger. Le feu s'était éteint et il distinguait, dans la pénombre, des silhouettes furtives, des animaux sans doute, grouillant autour de la carcasse du sanglier. L'odeur du sang avait attiré les charognards, voire toute la forêt. Le plus silencieusement possible, Arse se leva, toujours adossé à l'arbre et saisit une branche robuste au-dessus de lui. À la force des bras, il se hissa en hauteur et en sécurité des créatures. Il repéra l'arbre où dormait Saylin pour s'assurer qu'elle allait bien et, rassuré, il se reposa à nouveau, tous ses sens aux aguets.
Le reste de la nuit se passa sans encombres, et le matin venu, lorsqu'Arse rouvrit les yeux, Saylin se trouvait assise à ses côtés. Il réprima une exclamation de surprise et regarda dans la direction du sanglier. Il ne restait de lui que ses os. Un frisson parcourra l'échine du lézard. Sans se démonter, il sauta au sol, ne supportant plus l'idée que l'arbre l'avait protégé. Saylin atterrit en silence à ses côtés et quitta directement la clairière délabrée. Arse la suivit docilement, s'éloignant autant qu'il le pouvait des arbres.
Quand, en fin de matinée, les deux compagnons entendirent le tumulte d'une cascade, les sourires revinrent sur leurs visages. Trop heureux de quitter cette forêt et ces arbres arrogants, Arse saisit la main de Saylin et couru en direction du Rideau. Celle-ci se laissa entraîner de bon cœur et s'arrêta à la lisière du bois, vérifiant que personne ne les verrait sauter dans le mur d'eau. Ici aussi, ses gouttelettes illuminaient la terre et prodiguait une lueur cristalline à l'environnement. Contrairement au bord extérieur de l'anneau, le flux d'eau remontait, contre toute gravité et se dirigeait vers l'anneau du dessus. Cela n'étonnait même plus Saylin mais Arse était ébahi. Jamais il n'avait vu un tel miracle, à l'encontre des lois de la nature. Il passa sa main dans le flot et sentit qu'il ne la portait plus. Il devait même résister pour éviter qu'elle fuse vers le ciel et le démembre.
"Ça fonctionnera, déclara-t-il en tournant la tête vers Saylin.
– Je l'espère bien, répliqua-t-elle, un mince sourire aux lèvres."
Sans plus attendre, le lézard s'avança au bord de la cascade et, avec un cri de guerre déterminé, il sauta dans la cascade. Il sentit, comme à son arrivée sur la terre de Saylin, l'eau le pousser vers le haut. Il était comme abrité dans une énorme bulle car son corps n'était pas mouillé. Il ferma les yeux, ébloui par la lumière qui le portait et le faisait voler. Puis, en y réfléchissant, il se décida à rouvrir ses paupières, jaugeant la chance incroyable qu'il avait de pouvoir regarder derrière le Rideau. Il plaqua ses mains sur les parois de la bulle lumineuse et regarda, émerveillé, la terre qui rapetissait sous ses yeux, les montagnes qui ne devenaient que des petites pierres, les forets des arbustes et les villages, des tas de bois. Puis, il tourna son attention vers l'autre paroi de la bulle, orientée vers le vide qui perce l'anneau de terre. Il espérait y voir l'intérieur, l'anneau en dessous, sa terre natale qui lui manquai tant. Mais il n'en fut rien. Il aperçut juste une cascade d'eau, le Rideau, tombant dans le bon sens, comme n'importe quelle cascade. Cela signifiait que, derrière cette chute d'eau à l'envers, il y en avait une à l'endroit. Et sans doute inversement sur les bords extérieurs de l'anneau. Pour monter, il avait donc, sans le faire exprès, traversé la première cascade allant vers le bas, pour rejoindre celle montant vers le ciel. Tout cela n'était pas encore très clair dans l'esprit du lézard mais comprendre enfin la raison de son atterrissage chez Salin lui fit l'effet d'un coup de poing au ventre. Il était en train de découvrir des secrets de la nature, encore inconnus de tous. Il n'avait jamais été très doué en géographie et en science mais ses découvertes lui ouvraient tant de possibilités qu'il ne parvenait pas à les accepter. Le monde entier allait être bouleversé par cette nouvelle et cela faciliterait sans aucun doute l'avenir de son pays. Il se retourna à nouveau vers l'intérieur des terres. Elles étaient devenues microscopiques. Arse remarqua qu'il se rapprochait de plus en plus de l'anneau supérieur. Bientôt, il dépasserait le ciel du monde de Saylin.
La jeune fille, en voyant le lézard plonger dans la cascade, n'avait pas bougé d'un pied. Elle le vit s'élever, à une vitesse phénoménale, les yeux fermés et l'air mal à l'aise. Le regard de Saylin le suivit un instant puis s'emplit de larmes, de larmes de joie pour celle de son compagnon et d'éblouissement. Incroyablement heureuse pour Arse, elle sauta à son tour dans la cascade et se laissa porter. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit parfaitement à sa place. Elle volait, aux côtés de son ami, de son frère, le Vent. Elle était devenue comme lui, libre comme l'air, légère comme un plume, discrète comme une ombre. Elle continua à pleurer, ce sentiment de plénitude se développait en elle comme un bourgeon de fleur. Elle remarqua, comme Arse, que deux cascades formaient un rideau de goutelettes, et qu'il était impossible de voir derrière. Elle n'accueillit pourtant pas la découverte comme son ami. Elle le savait. En remarquant cette étrangeté, ces trois mots résonnèrent en elle. Au plus profond de son âme, elle savait déjà comment coulait le Rideau. Cette vision ne lui apprenait rien et ne l'étonnait pas le moins du monde. Elle perçut, bien qu'il fût loin au-dessus d'elle, l'étonnement d'Arse et le trouble que provoquait cette découverte en lui. Malgré sa joie, ce contraste lui baissa légèrement le moral. À nouveau, elle était différente, sachant inconsciemment depuis sa naissance des secrets dissimulés.
Elle leva les yeux vers son ami tandis que lui baissait le regard sur elle. D'une main, il désigna, une direction, vers l'intérieur des terres, puis disparut soudainement. Elle s'approchait de plus en plus de l'anneau supérieur et le dépassa en un clin d'œil quelques minutes après qu'Arse se soit volatilisé. Quand elle surmonta le nouvel anneau de terre, une ville gigantesque et brillant de mille feux s'étala sous son regard ébloui. Elle comprit qu'Arse avait disparu à cet instant, il était allé sur cette terre, grouillante de population et elle apercevait désormais sa silhouette allongée sur le toit d'une maison étrangement lumineuse. Par un effort de volonté, Saylin décida de briser la bulle qui la faisait voler et sauta vers son ami. Sa sensation de voler s'arrêta alors qu'elle heurtait le sol de plein fouet et roulait aux côtés du lézard. En relevant la tête, elle sentit une étrange matière sous ses doigts, à la fois rigide et fluide, légère et solide. Lorsqu'elle rapporta sa main près de ses yeux, elle comprit avec satisfaction : de l'eau. L'eau du Rideau. Cette ville immense qui s'étendait à perte de vue était aussi lumineuse que la cascade, pour le simple fait qu'elle était la cascade. Elle se leva et, debout sur le toit, régala ses yeux de ce paysage magnifique, en perpétuel mouvement et qui semblait pourtant être éternel.
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