XI. Une leçon d'humilité
Saylin avait rattrapé son ami dans un des nombreux couloirs du Temple. Lui , était inondé de pensées plus sombres les unes que les autres tandis qu'elle se sentait libre. Légère et libre pour la première fois de son étrange vie. Quand il posa son regard sombre et préoccupé sur elle, elle se sentit infiniment coupable d'être si bien à l'intérieur. Elle refoula donc sa joie pour partager l'anxiété, la colère, les troubles de son ami. En se concentrant sur ces sentiments, elle parvint à en prendre une partie en elle. Instantanément, le lézard se détendit, ses muscles se délièrent et il lui adressa un bref sourire de remerciement, se doutant que ce brusque bien-être venait d'elle. Elle lui posa une main sur l'épaule en remettant sa capuche et, ensemble, ils se dirigèrent vers la sortie du Temple, décidés à se changer les idées.
Dehors, les cascades de la cité se paraient de lueurs orangées, presque mauves parfois. La nuit tombait, mais Aïane ne perdait pas de son activité. Des foules se pressaient encore dans les rues, les fleurs rouges luisaient dans l'obscurité naissante, faisant apparaître leur cœur doré comme un trésor scintillant. Les deux amis se joignirent aux nombreux piétons, admirant les magnifiques couleurs ondulant le long des bâtiments cristallins. Un spectacle quotidien, voué à durer pour l'éternité paradait sous leurs yeux éblouis. Jamais ils n'avaient eu la chance d'apercevoir quelque chose d'une telle beauté, d'apparence fragile et pourtant immortelle. Alors que ces pensées traversaient l'esprit d'Arse, ses poings se serrèrent. Si belle, et pourtant au bord du gouffre si l'équilibre est détruit... En percevant ce brusque changement d'humeur chez son ami, Saylin lui jeta un regard inquiet. Ces sentiments étaient si puissants qu'elle parvenait presque à comprendre la totalité de la pensée qui les avait amené.
" Ne pense pas à ça, lui chuchota-t-elle, une main toujours sur son épaule. Cette cité a résisté aux âges qu'elle a traversés, nous arriverons à la protéger.
- Je sais... Mais je ne veux pas être responsable des risques que tous ces habitants encourent. Je ne veux pas de cette importance. Je ne veux pas qu'on me protège, que ma vie vaille plus que la tienne ou que n'importe quelle autre... Je me suis toujours considéré comme supérieur, à mes amis, à ma famille, et maintenant que je le suis en un sens, je veux juste partir le plus loin possible. "
Le lézard qui venait de prononcer ces mots n'était pas le même que celui que Saylin connaissait. Il ne lui avait pas décoché un regard pensant son discours et elle percevait une légère hésitation au creux de sa voix. Il semblait avoir appris l'humilité et refoulé sa fierté mais la jeune fille refusait de le voir changer.
" Tu as tort. Le Calciné que je connais sait quand il doit protéger son peuple, peu importe la manière. Si pour secourir ceux que tu aimes tu dois rester ici, tu resteras ici. Je ne sais qui t'as dit que ta vie valait plus que n'importe quelle autre, mais le Arse que je connais ne le croirais pas. Il dirait que chaque vie a sa raison d'être et que chacune doit être protégée car chacune est un cadeau. Aucune n'existe par hasard. Refoule ton honneur autant que tu veux, mais ne fuis pas. Si les guerriers de légende les plus admirés fuyaient, qui ferait face au danger ? "
Arse lui jeta un regard furieux avant de s'adoucir.
" Saylin prononcerait ces mots, mai elle ne me connait pas assez pour savoir mon état d'esprit alors que je vivais parmi les miens. Elle ne sait pas qui je suis, répliqua-t-il.
- Elle connait le lézard avec qui elle a voyagé, le lézard qu'elle a soigné, le lézard dont elle perçoit les plus fortes pensées, le lézard qu'elle suivrait jusqu'au bout du monde pour un peu de justice. Peu importe s'il n'est pas le même qu'auprès de son peuple, elle connaît celui qu'il est devenu. "
Arse ferma les yeux et se tourna vers la jeune fille encapuchonnée. Avec un sourire empli de tristesse en dévoilant chacune de ses dents immaculées et effilées comme des couteaux, il la serra dans ses bras. Au départ raidie, Saylin se détendit au contact des écailles brûlées, desquelles s'émanaient une étrange chaleur. Dans un sifflement, semblable à celui du vent de son pays, elle perçut, au creux de son oreille, un léger "Merci", avant que le lézard ne desserre leur étreinte.
Le reste de la soirée se fit plus détendu, les deux visiteurs goutèrent aux étranges fleurs rouges, qui servaient à la fois de boisson, de source de lumière, de vêtement selon un procédé complexe et de nourriture. Les habitants de la cité mangeaient d'ailleurs exclusivement cette fleur, fille du Rideau, à la fois sucrée, fraiche et nourrissante. En observant la population, ils remarquèrent que quelques personnes portaient une marque similaire à celle de Maya, de taille variable, sur un bras, un pied, dans le cou, mais jamais sur le visage. Pour en apprendre plus sur les coutumes de la cité, ils interrogèrent quelques piétons, se faisant passer pour des visiteurs, voyageant à travers le monde. Ils apprirent qu'il n'existait que deux catégories de personnes dans la cité, les Reflétés, prêtres d'Aïa, contrôlant l'eau sous toutes ses formes, et les Nourriciers, s'occupant des fleurs et par conséquent, de la nourriture, de l'éclairage de la cité et des vêtements de ses habitants. Les Reflétés étaient repérés dès la naissance grâce à la marque qu'ils portent et qui les désignent pour suivre cette voie. Plus la taille de la marque est importante, plus le lien spirituel avec la déesse est puissant. Maya devait donc être vraiment proche d'Aïa.
Alors que la nuit avait totalement couvert la ville de son voile de ténèbres, seulement percé de la lueur dorée des fleurs, ils arrivèrent au bord extérieur de l'anneau. En face d'eux, aucune cascade, aucun mur d'eau s'écoulant, seulement de l'obscurité. Ils pouvaient enfin apercevoir ce qui se cachait derrière l'immense chute d'eau de leur pays. Leur cœur battant de plus en plus vite au fur et à mesure qu'ils s'approchaient du rebord, ils se sentirent envahis par une vague de déception. Les deux s'attendaient à un paysage incroyable caché de tous, empli de mystères mais ils n'aperçurent qu'une étendue noire constellée de millier de petits points blancs scintillants.
" Ce sont des Étoiles, murmura Arse. Ma sœur avait raison..."
Saylin se souvint que le lézard lui avait partagé l'appellation que donnait sa sœur aux rares goutelettes encore scintillantes quand l'eau du Rideau cessait de luire. Elle s'approcha de lui en hochant la tête, les yeux embués de larmes. Des larmes issues de la mélancolie éprouvée par son ami. Alors que ce dernier tournait son regard vers elle, il la vit s'écrouler brusquement et chuter dans le Rideau sous le pont sur lequel ils se trouvaient.
Immédiatement prêt à se battre, il fit naître des flammes à ses poings et se tourna vers les ombres dans son dos. Il sentait des présences s'y faufiler, à l'abri de toute lueur, ne faisant aucun bruit sur les sols d'eau. Il se déplaça doucement afin de se mettre dos à un bâtiment et de pouvoir, grâce aux reflets sur les façades, éclairer au maximum autour de lui. Il vit alors une silhouette, totalement enrobée de noir, fureter sur un toit en face de lui. Une silhouette étrangement petite par rapport à la taille des habitants de la cité. Il en distingua alors plusieurs autres, de plus en plus proches de lui, armées de poignards effilés. Un assassinat bien préparé, songea-t-il avec dégoût. Il ne savait pas ce qui était arrivé à Saylin mais il reconnaissait la lâcheté de la méthode.
" Venez vous faire déchiqueter petits gnomes, cracha-t-il, un sourire malsain aux lèvres."
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