XXXIV. Le Cratère de Cendre
Tout était gris. Un gris de cendre, morne et lugubre habillait l'horizon. La lueur du Rideau vaporeux illuminait avec peine la terre brûlée. De nombreux volcans, parfois aussi hauts que des montagnes, crachaient incessamment des gerbes de flammes et de fumées, dans un fracas assourdissant et continu. Devant Maya, un arbuste, fébrilement planté dans la poussière, arborait ses branches mortes et rabougries. Pas une feuille ne l'ornait, pas une once de vie... Au-dessus d'elle, le ciel était fait des volutes cendrées, parfois zébrées de feu, émanant des volcans. Pas un oiseau ne survolait l'anneau, pas un animal ne le foulait... L'odeur de brûlé attaquait farouchement les narines de la Reflétée tandis que les goulées d'air âcre, qu'elle se forçait à inspirer, lui irritaient la gorge. Sous ses yeux larmoyants, des tourbillons de poussière emportaient avec eux les feuilles mortes qui n'avaient pas encore été carbonisées. Ce paysage atroce lui déchirait, écrasait et torturait minutieusement le cœur. Abattue, elle jeta un regard plein de larmes vers Arse, accroupi à ses côtés. De ses mains coulait un fin filet de poussière qui retombait en douceur sur le sol calciné. Il sentait son regard sur elle, son dégoût et sa tristesse. Il n'avait rien à lui dire. Sa terre était laide, aride et sombre, elle l'avait toujours été.
Ne supportant plus cette situation figée, le lézard se leva et tourna ses yeux de braise vers les vapeurs qu'ils venaient de quitter. Que faire maintenant ? Il devait aller les chercher. Il savait comment en sortir, les brumes ne libéraient jamais les étrangers. Seuls les habitants du Cratère de Cendre possédaient l'instinct nécessaire pour quitter ce labyrinthe. Vérifiant que personne ne les voyait, il chuchota à son amie :
" Je dois y retourner, ils ne sortiront jamais si je ne les aide pas. Je n'ai pas l'impression que les gnomes rôdent par ici, tu ne risques rien. Je reviens avec nos amis, ne bouge pas.
– Attends ! Je viens avec toi. Je ne peux pas supporter ce spectacle désolant plus longtemps. Comment une terre peut-elle être aussi anéantie... souffla Maya. Et puis... Je viens d'avoir une idée... Une idée qui te facilitera la tâche..."
Décidée, elle se leva d'un bond et se planta à ses côtés. Ses poings se serrèrent alors que la marque d'Aïa sur son front luisait peu à peu d'une lueur indigo. Devant elle, les vapeurs s'écartèrent doucement, formant un étroit couloir assez large pour les laisser passer. Un sourire apparut au coin des lèvres de la jeune fille tandis qu'Arse saluait son idée d'un mouvement de tête appréciatif.
" Par où ? murmura-t-elle une note jubilante dans la voix. "
Pour toute réponse, le Calciné s'engagea dans le chemin qu'elle avait tracé puis s'arrêta afin repérer un indice quelconque. Après quelques instants de silence, il indiqua une direction du bout de la griffe, apparemment sûr de lui. Immédiatement, le couloir se prolongea dans cette direction. Arse s'y engagea, suivi de la jeune fille, toujours concentrée sur sa tâche. Pendant un moment, ils se dirigèrent ainsi dans les brumes vaporeuses, à la recherche d'un Istiol ou d'un de leurs compagnons. Quand, devant elle, Arse s'arrêta brusquement, le sang de Maya se glaça. Des dizaines de bruits de pas crissant sur la poussière s'approchaient d'eux. À travers le brouillard, une ombre immense et mouvante se dessina, de plus en plus importante au fur et à mesure qu'elle s'avançait. Inquiet d'un groupe aussi imposant, le Calciné amena silencieusement le feu à ses poings tout en se plaçant, d'un geste protecteur, devant la Reflétée.
Un léger courant d'air frais effleura leur visage alors que la brume se dissipait peu à peu, comme écartée par le vent. Les yeux totalement bleus de Saylin émergèrent du fin filet de brouillard encore présent, illuminant d'un sourire les visages d'Arse et Maya. Le feu quitta les paumes du lézard, rassuré de sa présence. Alors que les deux amis s'approchaient d'elle, ils découvrirent la longue file d'Istiols qui la suivait, menée par Feorl, Sangaë et Tilaë. Tous explosèrent de joie en silence, enfin au complet. Après avoir donné une accolade affectueuse à ses amis, Arse bredouilla, perturbé par l'anéantissement de ses certitudes :
" Comment ? Que s'est-il passé ?"
Tous tournèrent le regard vers Saylin, qui bien que modeste, arborait une expression triomphante.
" Le Vent... murmura-t-elle. "
Conscient du lien particulier que son amie entretenait avec l'élément, le Calciné hocha la tête et, avec un signe de tête vers Maya, fit demi-tour dans le couloir qu'elle avait façonné. Sans difficultés, le groupe sortit enfin de ce labyrinthe vaporeux, soulagé. Cependant, en découvrant l'horrible paysage qui les attendait, ils se surprirent à regretter leur cécité passée.
En apercevant cette lande morte, Feorl se senti soudainement vidé de toutes forces. Il pouvait presque ressentir la torture perpétuelle endurée par la terre, par la Nature, par cet arbuste mort et desséché. Tout n'était que mort et feu, poussière et cendre. Le vacarme assourdissant des volcans au loin l'écœurait profondément. Ils comprenaient désormais le discours du lézard sur la place du Cœur. Personne ne voudrait vivre ici. Personne ne souhaitait une telle chaleur, une sensation d'agonie lente et douloureuse permanente. Et pourtant... Et pourtant c'était pour ce bout de terre dévasté qu'ils venaient aujourd'hui. Parce que c'était le foyer de leur ami, le foyer du dernier des Calcinés.
Alors que tous s'épouvantaient de ce funèbre spectacle, Arse sauta sur un petit promontoire de roche volcanique devant les quelques centaines de personnes rassemblées par cette quête de justice.
" Voilà mon pays ! Voilà la raison de votre présence ! Je vous avais prévenus ! Vous n'êtes pas ici pour l'admirer car ce n'est qu'un cadavre ! Aidez-moi à ramener le Cratère de Cendre à la vie ! Aidez-moi à mettre un terme à cette guerre qui le détruit à petit feu ! hurla rageusement le Calciné, son regard de braise embué de larmes. "
Une vague d'exclamations ferventes suivit ces quelques phrases. Tous ces Istiols souffraient pour cette terre. Ils n'avaient qu'un souhait : arrêter cette longue agonie.
" Où sont ces gnomes ? hurla Feorl en réponse, décidé et pressé d'en découdre.
– Je ne sais pas. Mais nous n'allons pas les chercher ! Ils viendront à nous ! Nous devons seulement trouver le dernier bastion de mon peuple ! Nous l'aideront à se défendre puis nous repousserons l'envahisseur ! "
De nouvelles exclamations fusèrent alors que le Calciné descendait de son perchoir. Maya, Saylin, Tilaë et Feorl le rejoignirent tandis que les Istiols continuaient de se réjouir.
"Merci de nous avoir accompagné, chuchota solennellement Arse à Tilaë. Je sais que vous doutez de ma cause, et vous avez raison. La vraie raison de tout ceci est intimement liée à celle que je vous ai présenté. Il est désormais temps pour moi de l'assumer haut et fort. Je suis le dernier des Calcinés, le dernier représentant de ma déesse, son dernier lien avec la vie. Selon les sages d'Aïane, bien que je méfie à présent d'eux, ma mort entraînerait la fin du monde. Ce n'est pas une information que je peux me permettre de divulguer gratuitement mais j'estime que vous méritez de savoir. Merci Saylin d'avoir gardé le secret aussi longtemps. Je me sens prêt à être qui je suis. Nous y arriverons, j'en ai la certitude, le monde ne plongera pas dans le Chaos. "
Tilaë hocha apprécaitivement la tête. Elle avait enfin obtenu la vérité qu'elle attendait. Prendre part au sauvetage du monde sonnait désormais comme une évidence.
Maya le regardait, bouche bée. Jamais elle n'avait compris ce qui tourmentait le lézard, et, voici qu'aujourd'hui, il leur affirmait que sa mort mènerait à la fin du monde.
" Ma déesse m'avait affirmé de vous suivre... Elle savait... Je ne suis pas ici par hasard, j'ai pour devoir de te protéger, et je le ferai, affirma-t-elle avec ferveur. "
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