XXXVIII. Frustration
Un imposant cercle de Passagers s'était naturellement formé autour de l'Uracus, qui, de sa queue, les tenait à distance. Le monstre, haut de plusieurs mètres, tournait maladroitement sur lui-même, ses pattes écorchées par sa descente brutale. Ses gigantesques pinces laiteuses frôlèrent à plusieurs reprises la gorge d'un Istiol trop téméraire. Au dessus de sa tête, son dard tournoyait avec une lenteur maîtrisée, formant des arabesques captivants, fascinants, qui retenaient et endormaient parfois l'attention des petits êtres. Les Uracus étaient redoutés pour leur don d'hypnose, mortels pour les voyageurs égarés. Arse secouait donc sans ménagement les Passagers engourdis par ces mouvements envoûtants, les faisant ainsi revenir à la réalité.
" Ne regardez pas son dard ! Focalisez-vous sur ses pinces !"
Une haie d'honneur se forma peu à peu autour du Calciné, qui, les poings enflammés, s’avançait froidement vers l'immense scorpion. Son regard de braise, planté dans les yeux de la créature, révulsés par la rage, semblait l'embraser malgré la distance. Jamais Arse n'avait affronté une telle bête. Sa famille en faisait l'élevage, mais jamais il n'en avait croisé de sauvage. Les Uracus étaient réputés extrêmement dangereux, malins et pas une fois il n'avait eu vent d'un quelconque survivant après une attaque. Très vite, le scorpion comprit que son véritable ennemi approchait. Les Passagers, métamorphosés, l’empêchaient seulement de partir, mais cet homme-lézard qui approchait semblait vouloir bien plus que l'immobiliser.
***
Derrière ce rassemblement, Saylin, toujours en plein sifflement, focalisait sa totale attention sur l'avalanche. Certes, le Vent la retenait pour le moment, mais combien de temps accepterait-il encore de lui consacrer ? L’élément se souciait peu de la survie de ses compagnons et ne rechignerait pas à cesser sa tâche. La jeune fille déployait donc toute son énergie à faire ployer sa volonté. Un combat silencieux se menait en son esprit, où la puissance de son âme était son unique arme. Elle savait pertinemment qu'elle n'avait aucune chance contre cette entité aussi vieille que le monde mais elle se battait. Avoir sauvé Feorl ne lui suffisait pas. A quoi bon épargner sa vie pour la prendre une poignée de minutes plus tard ? songeait-elle. De lourdes gouttes de sueur déferlaient sur ses tempes mais elle ne s'en souciait guère. Qu'importe ses forces, elle se devait de lutter. Et elle lutterait, aussi longtemps qu'il le faudrait.
Alors qu'elle faisait pression sur l'entêtement du Vent, une vague de souvenirs partagés avec ses amis envahit son esprit. Tous ces regards appuyés, compris, témoins d'une amitié aussi solide qu'inhabituelle. Elle joutait pour eux. Pour ces instants partagés, ces sourires discrets, toutes ces choses qu'elle voulait conserver jusqu'à sa mort. Bien qu'elle n'osât pas ouvrir les paupières, elle percevait le tumulte provoqué par le mystérieux monstre tant craint par Arse. Lorsqu'il avait prononcé son nom, elle avait perçu une touche indistincte de peur au creux de sa voix. Le majestueux Calciné redoutait cette créature, et cela ne jouait pas en leur faveur.
***
Alors qu'Arse pénétrait dans le cercle formé par les Passagers, il se crut à nouveau dans l'arène des Trois Blizzards, entouré d'une foule, d'où s'élevait une clameur inintelligible. Brusquement, il sentit l'adrénaline monter alors que le scorpion se positionnait en face de lui, ses instincts prendre le contrôle quand un premier coup de queue fusait vers sa tête. En un bond fluide, le lézard esquiva l'attaque et retomba, les griffes fermement ancrées dans la cendre, ses poings brandis, en garde. Furieux, le scorpion s'approcha davantage, reprenant son manège ensorceleur du bout de la queue. In extremis le Calciné détourna le regard et, en fermant les yeux, mis tous ses autres sens aux aguets. Concentré, il percevait l'avancée de l'Uracus aux tremblements dans la poussière, le cliquètement imperceptible de ses pinces et les sursauts de rage qui agitaient ses mandibules. Tout sa jeunesse, il s'était entraîné pour mener un tel combat un jour. Si sa vie n'avait pas été détruite, c'est seulement ce genre d'adversaires qu'il aurait dû affronter. Pris dans une boucle de mélancolie, il ne refoula pas ses sentiments. Tels des millions d'araignées, ils s'insinuèrent en lui, prirent possession de son corps, s'alliant avec ses instincts pour ne former qu'une âme apaisée et sereine. Intérieurement, il accepta ce changement qui avait bousculé son existence. Au plus profond de son être, il se sentait prêt à dire adieu à celui qu'il avait été, à ce fantôme qui le hantait, prêt à assumer sa véritable essence.
Sans se départir de ce calme, le Calciné esquiva un nouveau coup de queue, dont les vibrations de l'air avaient annoncé la présence. Quand il se releva de la roulade aveugle qu'il avait effectuée, il se surprit à percevoir un nouveau rythme, très rapide, comme un tambourin perpétuel... Un coup de tonnerre résonna tout à coup dans son esprit. Il entendait les battements de cœur de l'Uracus. Sans même ouvrir les yeux, il pouvait désormais le repérer, se représenter mentalement la scène, presque aussi nettement que d’ordinaire. Au loin, il distinguait le murmure du Vent qui retenait l'avalanche, puis les pattes de l'ours brun contre la roche, galopant jusqu’à lui. Il était temps de se mettre en action...
***
Arrivé aux abords du cercle formé par ses confrères Passagers, Feorl les bouscula sans ménagement pour rejoindre Arse, juste devant le monstre. Alors qu'il allait pénétrer l'arène de fortune, Sangaë, au milieu de la foule, s'interposa. Tilaë, toujours sur son dos, l'arrêta d'un geste de la main.
" Tu as besoin de tes yeux, souffla-t-elle. Tu ne peux pas te battre contre cette créature à l'aveugle."
En reprenant sa forme originelle, Feorl fulmina :
" Parce que lui le peut, peut-être ? Je dois aller l'aider !
– Tu seras un poids Feorl, et cela n'aidera pas ton ami, crois-moi. Tu as déjà réveillé ce monstre, n'en as-tu pas fait assez ?
– A nous tous, nous n'en ferions qu'une bouchée !
– Ce n'est pas notre combat, trancha la Gardienne."
Alors que Feorl, bougon, s'avançait malgré les recommandations de son amie, une énorme patte zébrée d'ambre le coupa dans son élan. En jetant une regard furibond à la tigresse, le Passager gronda :
" Bon très bien, admirons ce somptueux lézard se faire déchiqueter par un scorpion géant !"
***
Maya, à leurs côtés, ne parvenait pas à retenir son anxiété. Elle savait pertinemment qu'elle n'était d'aucune utilité ici, les brumes étant trop loin pour qu'elle les attire à elle. Néanmoins, elle déployait toutes ses forces à ne pas hurler de frustration. Elle se sentait si inefficace qu'elle doutait même de la raison de sa présence. Comme l'avait dit Feorl, regarder le dernier des Calcinés se faire déchirer par cet "Uracus", ne l'enchantait guère. Il n'avait aucune chance, les yeux fermés contre cette immense monstruosité. Désespérément à la recherche d'un plan, tandis que son ami esquivait avec aisance les multiples attaques de son adversaire, elle tournait frénétiquement sur elle-même, convaincue de trouver une idée miraculeuse. Brusquement, elle entendit un choc sourd, suivi d'une exclamation furieuse. Arse venait d'être balayé d'un coup de queue alors qu'il allait porter son premier coup. Il se releva néanmoins d'un bond, un sourire carnassier aux lèvres mais les paupières toujours closes. Un fin filet de sang s'échappait de sa bouche, lui donnant un air de bête sauvage. Le cœur battant la chamade, la Reflétée poursuivit sa quête de stratégie, ses yeux effleurant brièvement Saylin puis les centaines de Passagers avant de remonter vers l'immense vague de cendre toujours en suspens.
Soudain, une éblouissante satisfaction envahit son esprit. Le plan était formé.
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