XXXIX. Duel
Une puissante secousse ébranla Saylin. Étourdie, elle peina à conserver sa concentration et poursuivit tant bien que mal son sifflement. La volonté du Vent était à toute épreuve. Ses assauts se faisaient de plus en plus puissants, agressifs et déstabilisants. Les mains de la jeune fille tremblaient alors que ses doigts se crispaient sous l'effort. Le duel mental qu’elle menait requérait sa totale énergie. Tout se faisait trouble et obscur autour d'elle. Seul l'élément importait, la vague qu'il retenait capable d'anéantir l’entièreté de leur quête. Plus il se dérobait, plus l'avalanche menaçait de déferler sur ses compagnons. Le Vent lui-même commençait à fatiguer et n'avait qu'une hâte : anéantir la barrière mentale qui formait la volonté de Saylin, et ainsi retrouver sa liberté. Bien qu'elle n'osât pas ouvrir les yeux de peur de perdre une partie de son attention, la Siffleuse sentait que l'Uracus donnait du fil à retordre à ses amis. Ils devaient en finir au plus vite, quitter ce vallon et libérer l'éboulement en suspens.
Malgré la bulle de calme et de sérénité qu'elle avait formé autour d'elle, une exclamation parvient jusqu'à ces oreilles, déjà assaillies par les chuintements du Vent.
" Arse ! Entraîne l'Uracus vers le bas du talus derrière toi ! Nous allons tous y monter mais assure-toi que tu es plus haut que le monstre ! Quand Saylin lâchera l’avalanche, elle devrait l'engloutir mais s’arrêter avant de t'atteindre ! Je suis persuadée que cela fonctionnera !"
La voix de Maya avait retenti comme un roulement de tonnerre parmi leur groupe. L'idée était bonne, alléchante, mais nécessitait une discipline et une organisation parfaites. Au fond d'elle, bien qu'elle ne s'autorisât pas le loisir d'y songer en détail, Saylin doutait de l’efficacité de mise en oeuvre de ce plan pour les Istiols, désordonnés et têtus. Néanmoins, elle se devait de respecter cette stratégie et de tenir jusqu'au signal d'Arse.
Le lézard avait approuvé d'un souffle, balayant l'idée d'un duel digne d'un Calciné, et se préparait désormais à guider le scorpion dans leur piège. Autour de lui, il percevait le cercle d'Istiols se désagréger, le bruit de leur pas s'éloigner dans la poussière tandis que le scorpion dardait encore sa queue vers lui. Le Calciné poursuivait ses esquives à l'aveugle mais ne parvenait pas à porter le moindre coup à la créature. A chaque fois qu'il s'en approchait, un coup de pince ou de queue l'envoyait rouler au loin. Les Uracus ne craignait pas particulièrement le feu, protégés par leur solide carapace laiteuse, une difficulté supplémentaire pour le jeune guerrier.
Sa destination repérée, guidé par son ouïe, Arse se positionna derrière le scorpion, décidé à le pousser vers le bas du talus opposé à l’avalanche. En bondissant par dessus les cratères formés par le dard aiguisé de la bête, Arse réussit à s'en approcher prudemment. Alors qu'un nouveau coup de queue allait le faucher en plein dans les airs, il parvint de justesse à se tordre pour l'esquiver puis, de ses mains enflammées, il la saisit fermement et s'y suspendu comme un parasite. Surpris, le monstre secoua frénétiquement son membre dans les airs, tenta de piquer de son dard le dos du lézard mais ne parvint qu'à s’épuiser davantage. Arse était solidement accroché et se démenait pour ne pas perdre sa prise. Ses griffes s'étaient glissées sous la carapace de l'insecte, écorchant et brûlant sa chair tendre, désormais carbonisée. Avec un cri strident de douleur, l'Uracus tenta d'écraser le guerrier au sol. Il balança sa queue de part et d'autre de son corps, comme pris de folie puis l'abattit sans ménagement contre la terre ardente.
Sans difficultés, les yeux à nouveau ouverts, le guerrier évita le contact violent de la terre et, peu à peu, descendit de son perchoir afin d'atteindre l'abdomen de la créature. Il n'avait pas lâché sa prise sur la plaque de chitine, qui s'était douloureusement détachée dans une gerbe de sang noirâtre. Au moment où le dard du scorpion, à nouveau libre de ses mouvements, allait se planter dans la tête d'Arse, celui-ci leva péniblement le débris de carapace et s'e servit de bouclier. L'aiguille se ficha dedans avec un bruit sourd mais ne parvint pas à s'en séparer. Conscient de profiter d'un gain de temps, le lézard s’élança sur le dos de l'insecte et se dirigea vers sa tête. Malgré le balancement du corps de l'Uracus, il garda son équilibre et, en un saut majestueux, atterrit sur le sommet de son crâne. Des cliquètements stridents s'échappaient des mandibules saisies de convulsions du monstre. Il se déplaçait avec une frénésie déstabilisante, poussé par la douleur, et formait des cercles hystériques dans la poussière. Sans pitié, Arse s’aplatit sur la carapace chaude et rappeuse qui recouvrait son crâne et, à tâtons, chercha ses minuscules yeux enfoncés dans leurs orbites. Une fois trouvés, il enfonça d'un coup sec ses griffes immaculés à l'intérieur. De nouveaux hurlements et gargouillis ensanglantés s'émanèrent de la gorge du monstre, désormais fou de rage. Totalement aveugle, il fouettait à présent l'air de coups de queue vifs et puissants, mais désorganisés et chaotiques. Plusieurs fois, Arse esquiva de justesse le dard mortel.
Quand, enfin conscient que l’ennemi se trouvait sur sa tête, le scorpion tenta de ficher son dard dans le corps du Calciné, celui roula en arrière et aperçut avec satisfaction l'aiguillon se planter dans le crâne de son propriétaire. Poussé par un instinct sauvage, Arse bondit à nouveau aux côtés du dard, le saisit fermement, l’enfonça plus profondément puis tenta de changer son inclinaison. Comme guidé par cette douleur infernale qui lui labourait la cervelle, l'Uracus suivait plus ou moins la direction voulue par Arse, tel un pantin articulé. Barbouillé de sang noir mais jubilant, le guerrier dirigea maladroitement l'insecte au bas de la colline et remarqua enfin les exclamations admiratives des Istiols à son sommet. Toujours juché sur la bête, Arse chercha du regard la silhouette de Maya. Quand les yeux croisèrent les siens, la Reflétée hurla d'une voix où tremblaient et se mêlaient exaltation, inquiétude et émerveillement :
"Maintenant !"
Toujours dans le vallon, à la merci de l'avalanche, Saylin, épuisée, perçut enfin le signal et relâcha toute sa tension en une plainte retentissante : "Merci !"
Immédiatement, le Vent quitta son poste et la vague déferla. Un immense amas de pierres, de cendre et de poussières finit de descendre la pente en un vacarme étourdissant. En quelques secondes, il enfouit la silhouette blanche de l'Uracus puis l’entièreté du vallon. Ayant rejoint ses camarades d'un bond avant l’avalanche, Arse assistait, pétrifié de rage, à la disparition du manteau violet de Saylin sous le déferlement de sable et de roches brûlées.
" Pourquoi n'est-elle pas montée avec vous ? Pourquoi avoir donné le signal si elle était encore en bas ? fulminait-il, les yeux pleins de larmes en descendant la pente sur les genoux."
Derrière lui, Maya, tout aussi déchirée de chagrin, s'en voulait atrocement. Pourquoi leur amie n'était-elle pas montée comme tout le monde ? Pourquoi ne les avait-elle pas prévenus ? Tant de questions sans réponses se bousculaient dans sa tête, exacerbant ses remords, prolongeant ses peines.
Au moment où Arse atteignait la dernière position de Saylin, une légère secousse ébranla le sol. Surpris, les deux amis, restèrent figés sur place. Le tremblement s'intensifia peu à peu, fissura la couche de poussière et laissa entrapercevoir un trou béant dans la terre. Doucement, dans un entremêlement de sifflements et de murmures, une forme s'extirpa du creux et répandit autour d'elle une immense bourrasque, vivifiante et puissante. Au cœur de cette sphère de souffles reposait la fine silhouette de Saylin, enrobée dans son tissu violet. Un gigantesque sourire barra les visages, d'Arse et Maya, rayonnants à travers les larmes, alors que le Vent déposait le corps de leur amie, qui, bien que maculée de crasse, respirait paisiblement.
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