LVII. Ennemis jurés
Comme si le caporal-machiniste avait saisi, par ce simple regard, les intentions qui traversaient l'esprit du Calciné, un sourire dément naquit sur ses lèvres. De ses courtes jambes, et malgré sa robe, il parvint à se hisser sur le canon. Pas à pas, il s'approcha du bout de l'arme, sans décrocher une seconde son unique œil des flammes qui brillaient dans ceux de son adversaire.
" Ça serait dommage de faire " Boum !" maintenant tu ne crois pas ? s'écria-t-il, à moitié chantant, à moitié murmurant, d'une voix si aiguë qu'elle en devenait stridente."
Arse toujours immobile, tendu comme un fil, refoulait tant bien que mal la rage qui le dévorait. Au moindre mouvement brusque, le fou qui lui faisait face tirerait sans hésitation.
" Que fais-tu ici lézardeau ? Ce n'est pas un endroit pour les mioches de ton âge... poursuivit le gnome dont la démence se révélait peu à peu au grand jour.
— Reprendre ce qui me revient de droit, grinça Arse, la mâchoire serrée.
— Te crois-tu donc seigneur de cette terre ? Roi des rois ?"
Gork avait écarté les bras vers le ciel et levé la tête, un sourire empreint de folie aux lèvres.
" Ou bien dieu parmi les vermisseaux que nous sommes ? finit-il en baissant à nouveau le menton."
Malgré la distance qui les séparait, le Calciné distingua nettement l'insecte que son ennemi venait d'écraser entre ses doigts.
" Cette terre appartient à mon peuple. Et je viens la récupérer. Vos crimes et atrocité s'arrêtent là, Gork. Rentrez chez vous et ne posez plus jamais un de vos immondes orteils sur cette lande qui vous est étrangère."
Le ton glaçant d'Arse n'ébranla pas le moins du monde le caporal qui, après avoir jeté dans la poussière la carcasse en bouillie de l’insecte, partit dans un grand éclat de rire. Un rire incontrôlable, guttural, sadique. Arse avait beau s'efforcer de surmonter la haine que lui inspirait le gnome, son simple rire suffisait à lui mettre froid dans le dos. Pourtant, aussi brusquement qu'il était apparu, le rire cessa. Une atmosphère pesante plana quelques secondes entre les deux ennemis, qui ne parvenaient pas à détacher leurs regards.
" Il me semble que tu n'as pas compris, déclara froidement le gnome, comme si rien ne s'était passé avant."
D'une main aux ongles bien trop pointus, il enleva sa capuche et pencha la tête sur le côté, dans une attitude faussement à l'écoute. L'expression qu'arborait son visage émacié était glaciale, impénétrable. Son œil crevé, d'un blanc laiteux qui tranchait avec la noirceur de sa peau, lui donnait un air de damné, à cheval entre la vie et la mort.
" Tu n'es plus dans ton petit foyer chaleureux, ton "académie des Calcinés". Ah, non c'est vrai : je l'ai détruite ! poursuivit-il, à nouveau euphorique.
— Vous êtes fou.
— Fou, moi ? Quelle drôle d'idée de proférer pareilles sottises quand un canon est braqué sur votre poitrine ? Et d'ailleurs, je vois que le dernier tir ne t'as pas laisser indemne... Jolie cicatrice que tu as là ! J'ose espérer que j'ai eu l'immense honneur de te la faire ! Sinon, je vais m'empresser de corriger cette erreur...
— Essayez donc pour voir !"
Tant de rage bouillonnait en lui qu'Arse n'avait pas réfléchi à ses paroles. Son corps entier brûlait d'envie de montrer à ce monstre qu'il était rentré dans la cour des grands, et qui ne tarderait pas à l'en faire sortir. Et pourtant... Le gnome avait raison, quelle idée de le menacer alors qu'à tout moment, il pouvait prendre sa vie d'un tir à bout portant ? Arse n'eut même pas le temps de pester que, déjà, le caporal se penchait sur son arme et, avec une nouvelle exclamation, enclenchait l'étrange mécanisme de rouage, de poudre et de feu.
En un temps infime, Arse aperçut l’arme projeter une gerbe de feu alors que le boulet fonçait vers lui. Mus par un réflexe qu'il n’aurait jamais imaginé, ses poings léchés de flammes se croisèrent au moment de l'impact. Le boulet, dont la puissance n'était plus à démontrer, se cogna dans un bruit sourd contre les mains du Calciné puis retomba mollement dans la poussière. Un large sourire barra le visage d'Arse alors qu'il apercevait l'expression déconfite de son ennemi. Il n'avait presque rien senti, un léger choc tout au plus.
Furieux, Gork se retourna vers les artilleurs derrière lui et hurla d'une voix stridente, tel un enfant capricieux :
" Bande de mollassons ! Vous n'êtes même pas capable de tirer sur une cible droit devant vous ! Je vais devoir m'en charger moi-même..."
***
Un mal de tête inouï déchirait l'esprit de Feorl. Encore léthargique et abattu, il se releva péniblement sur ses larges pattes d'ours. Ses souvenirs étaient flous, à mi chemin entre rêve et réalité. Tout s'était mélangé, déformé, confondu. Il se rappelait avoir été blessé, et pourtant aucune douleur hormis sa migraine ne le faisait souffrir. Il se remémorait également Saylin à son côté, nimbée d'une aura blanche et lumineuse au cœur de la nuit. Et enfin venait Tilaë, silhouette discrète et gracieuse. Il avait beaucoup pensé à elle, comme si elle avait infiltré son esprit, son âme. La sensation était très étrange et le Gardien ne parvenait pas à trouver les bons mots pour la décrire. Il avait seulement l'impression d'avoir reçu quelque chose, comme si un don lui avait été fait. Puis la lumière... Une lumière absolue et éternelle qui l'avait enveloppé... et il s'était réveillé.
Peu à peu, il reprenait la perception de ses sens. La bataille faisait encore rage autour de lui, les cris de douleur recouvraient la plaine, les tirs fusaient, les crocs déchiraient. La nuit se poursuivait, et avec elle pénombres et ténèbres s'étendaient. Depuis combien de temps durait cette nuit destructrice ?
Avec un long soupir, Feorl regarda d'un œil plus attentif les alentours. C'est alors qu'il comprit. Les liens se nouèrent dans son esprit, les visions s'entrecroisèrent, la réalité émergea, limpide et douloureuse. Ce n'était pas une illumination, bien au contraire. Le Passager voyait plutôt cela comme une désolation. A ses pieds reposaient les corps inertes de Saylin et de Tilaë, couverte de larmes, de cendres et de sang. Sans prêter aucune attention au reste de son entourage –c'est-à-dire aux quelques guerriers lézards qui avaient protégé ses compagnes – Feorl reprit sa forme Istiole. Il se précipita à quatre pattes vers ses deux amies. Les mains tremblantes, le cœur battant, le corps parcouru de sueurs froides, il s'assura de leurs respirations régulières. Une fois certain qu'elles étaient en vie, il se laissa aller au soulagement. A genou dans la poussière, la mémoire enfin pleine de l'ensemble des événements, il ne trouva rien d'autre à articuler qu'un " Merci" rauque.
Après quelques instants de repos, il se releva, se dirigea vers les quelques lézards et s'enquit d'une voix faible :
" Pouvez-vous les déplacer en lieu sûr ? Je dois retourner me battre. Et cette fois, je ferai attention aux canons."
Sans même attendre leur réponse, l'Istiol serra les poings et se changea en un gigantesque loup blanc, celui qui avait fait sa célébrité dans l'arène. Les sens plus aiguisés que jamais, il tâcha de repérer le reste de ses compagnons. Aucune trace de Maya, ou, en tout cas, aucun bruit. En revanche, il discernait aisément le timbre sifflant de son ami Calciné devant lui, non loin du canon. Durant quelques secondes, un doute le tirailla. Devait-il se lancer à la recherche de Maya ? Ou bien aller seconder Arse ? La seconde option lui sembla bien plus alléchante.
Feorl posa ses yeux d'un bleu glacé vers le lézard, aux prises avec un étrange gnome à l’œil crevé, debout sur le canon qui lui avait tiré dessus. L'arme, d'ailleurs, rougeoyait encore, comme si elle avait trouvé une nouvelle cible. Avec un hurlement profond, le loup bondit et se campa auprès de son camarade, au pied duquel reposait le boulet de métal encore fumant.
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