LXVII. Il ne sera plus temps pour rien...

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Quand un mince filet d'air effleura la joue de Feorl, un sentiment de jubilation naquit au creux de son ventre. Voilà plusieurs minutes qu'il s'épuisait à sauter sur le moindre ver violacé en vue, plusieurs minutes que son cœur lui bondissait au bord des lèvres. Ou plutôt, des babines. Au moins, il discernait désormais le bout de sa truffe. Maya repoussait avec lenteur mais efficacité la vague de ténèbres qui s'était abattue sur eux. La présence du Vent accélérerait leur progression et mettrait bientôt un terme à cette lutte, inutile mais nécessaire, qu'il menait. 

En effet, bien qu'il ait repéré du coin de l’œil Saylin les scruter en détail, la nature de ces monstres lui était totalement étrangère. Ce n'étaient pas des animaux, ni même des êtes vivants. Des illusions, tout au plus. Ils avaient beau redevenir poussière au moindre coup, leur morsure, si l'on pouvait appeler cela une morsure, faisait atrocement mal. Feorl, confiant, s'était laissé atteindre une seule et unique fois, et il le regrettait amèrement. Une sensation de brûlure tellement intense qu'elle en deviendrait glaciale lui avait ravagé l'épaule, sans laisser aucune trace. Pourtant, lui avait bien bel et bien senti une part de son énergie le quitter alors qu'il détruisait son adversaire d'un coup de patte. Il n'avait pas commis la même erreur depuis. 

Le Gardien tentait tant bien que mal de se convaincre qu'il était inépuisable, toujours en pleine forme, mais la fatigue commençait à se faire ressentir dans le moindre de ses muscles. Rôder sans interruption autour des deux jeunes filles  pour les défendre ne l'avait pas ménagé. L'arrivée du Vent sonna donc comme l'espoir d'une pause. Bientôt, il pourrait s'arrêter et reprendre son souffle. 

***

Dispersez ces ombres. Vous en êtes capable. Cet être empiète sur votre territoire, chassez-le. Vous êtes le seul et unique maître ici, siffla Saylin alors que son allié la rejoignait. Immédiatement, la présence légère et fluide la quitta et s'éleva au dessus de sa tête, à l'endroit où les ombres avaient déjà été repoussées. Puis, bien qu'elle ne le sentît pas, Saylin devina qu'il commençait à tourner, de plus en plus vite. Au bout de quelques secondes, un violent courant d'air gifla sa joue. Douleur qu'elle accueillit avec espoir. La cendre à ses pieds quittait doucement le sol, et, avec une grâce presque féerique, rejoignait l'élément dans son ballet aérien. Sous les yeux perçants de la jeune fille, une tempête naissait. Une tempête puissante et caractérielle. Changeante et imprévisible. Dévastatrice et dangereuse. Mais fondamentale et grandiose. Cet embryon d'ouragan lui obéissait, se pliait à la moindre de ses volontés. Pourquoi ? Elle n'en avait idée, sans doute ne le saurait-elle jamais. Pourtant, la voici. Maîtresse d'un élément déchaîné. 

Merci. Je suis de tout cœur avec vous... Mais ne vous trompez pas de cible, mes compagnons et moi ne sommes pas vos ennemis. 

Je sais bien, je ne souhaite pas vous blesser mais mettez-vous à l'abri, je ne pourrai éviter personne...

Le sang de Saylin ne fit qu'un tour. La tempête grossissait à vue d’œil et emportait tout sur son passage. Il n'était qu'une question de temps avant qu'elle ne les atteigne et qu'une roche ne les heurte de plein fouet. 

" Maya, Arse, Feorl ! Rejoignez-moi ! La tempête est formée, tous aux abris ! hurla-t-elle malgré la poussière et la cendre qui tourbillonnaient autour d'elle."

Elle jeta un nouveau coup d’œil vers la création de son compagnon. La tornade avait pénétré les ombres, et les balayait comme s'il ne s'agissait que de plumes. Même les vers violets disparaissaient sous sa puissance inouïe.

A travers la tourmente qui l'entourait, Saylin distingua une silhouette s'avancer avec difficulté vers elle, difforme et floue.

" Arse, Maya, Feorl ? C'est vous ? cria-t-elle, consciente que sa voix serait étouffée par la vacarme de la tempête."

Sa cape violette claquait contre ses jambes nues, irrésistiblement attirée par le cœur du cyclone. Petit à petit, Saylin sentait la force inexorable du Vent l’entraîner également, mais elle tâchait d'ancrer ses pieds dans la poussière meuble. Puis, à bout de force, l'esprit et le regard toujours rivés vers la forme, elle tomba lourdement à genou, enfonça le plus profondément possible ses doigts dans la cendre.

Un instant, une tentation la saisit, lui laboura les entrailles, lui tambourina l'âme. Tout arrêter. Ordonner au Vent de s'immobiliser. Non, elle ne pouvait pas. Ses amis s'étaient sans doute réfugiés quelque part, en sécurité. Si quelqu’un devait payer ses actes, autant que cela soit elle. Personne ne mourrait par sa faute. Après tout, sa vie n'avait que peu d'importance comparée à celle d'Arse, Maya, ou même de Feorl. Le dernier des Calcinés, la Voyante d'Aïa, le plus grand des Gardiens... Et elle ? Une simple Siffleuse, élevée en ermite en haut d'une montagne, seule avec son père. Rejetée par tous les autres enfants, en possession d'un don qu'elle découvrait encore... La seule personne qui aurait pu l'aider s'avérait être leur pire ennemi, le seul dans lequel elle avait déposé tous ses espoirs pour découvrir la vérité. Elle avait, bien évidemment, été tentée de l'interroger tout de même : avait-il cherché les origines de ses pouvoirs ? Puis elle s'était résignée. Quel étrange fou rendrait service à celle qu'il avait essayé de tuer ? Et puis, quand le moment s'était présenté, elle s'était oubliée, effacée derrière la présence de ses amis. Elle n'importait que peu comparée à leur quête. Ce n'était pas le moment de régler ses propres problèmes... 

Alors qu'elle se perdait dans ses pensées, toujours agrippée pieds et mains au sol, la silhouette se dégagea du rideau de terre et de poussière, dévoilant un immense loup, autrefois blanc devenu noir de crasse, monté par un jeune homme lézard et une Reflétée en pleine contrôle des ses pouvoirs. Avant même qu'elle ne trouve la force de leur faire signe, Maya sauta de sa monture, suivie d'Arse et se précipita auprès d'elle. Feorl les rejoignit à pas lourds tandis que la Voyante concentrait les brumes autour d'eux et que le lézard s’efforçait de résister à la puissance du Vent. En quelques secondes, le Rideau les engloba et, sous une dernière impulsion de Maya, se transforma à nouveau en glace, érigeant ainsi une bulle de sérénité au cœur de la tourmente. 

Le calme était tel que Saylin se sentit brusquement légère comme une plume, agenouillée dans la poussière. Avec un soupir, elle roula sur le côté et reprit son souffle. Feorl, à nouveau Istiol, ne tarda pas à l'imiter et s'allongea également sur le sol, le souffle court. Maya, assise en tailleur, focalisait toute son attention sur sa sphère de glace, qui ne se laissait pas ébranler par l'élément. Seul Arse restait debout, le regard songeur, les mâchoires serrées. 

" Qu'est-ce que c'est que ça ? articula-t-il avec une lenteur qui en dissimulait qu'à peine sa colère. 

— Le Vent, répliqua Saylin. Je lui ai dit d'éparpiller les ombres, il les éparpille.

— Il veut nous tuer, oui ! Je ne suis vraiment pas sûr qu'un tel cataclysme nous soit profitable !

— Cela ne lui déplairait pas que nous mourrions, en effet, mais les liens noués entre lui et moi l'en empêche.  

— Je ne vois pas quel lien l'aurait empêché de nous tuer avec sa fichue tornade, tonna le Calciné. 

— Ce n'est pas parce que tu ne le vois pas qu'il n'existe pas...

— Ce n'est pas le moment, marmonna Maya en détachant chaque syllabe, les yeux toujours clos. Je vous rappelle que, lorsque les ombres auront disparues, nous affronterons un dieu. Et il ne sera plus temps pour les enfantillages."

Un silence pesant tomba sur le petit groupe. Il ne sera plus temps pour rien, songea Saylin. 

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