LXIX. La voie de la raison
" On dirait bien que j'ai raté ma cible... Dommage, cette petite Maya était fort sympathique. Et personne n'a pu la sauver, quelle triste histoire... minauda Maëross, une expression faussement chagriné au visage.
— Ne prononcez pas son nom, articula Arse. Vous ne le méritez pas."
Alors qu'il proférait ces mots, le lézard sentit la fournaise qu'il gardait en lui exploser. Les flammes montèrent à ses mains, sans qu'il ne puisse les contrôler. Puis, pour la première fois, elles se glissèrent jusque ses épaules, inondèrent son torse, redescendirent vers ses jambes...
Au départ intrigué de cette nouvelle puissance, le Calciné l'oublia bien vite, alors que les flammes atteignaient ses pieds, et serra les poings. L’espace d'un instant, il crut voir passer une stupeur teintée d’effarement sur le visage de son ennemi. Il allait payer. Il le savait. La lave à laquelle il avait goûté lui montrait enfin la véritable étendue de sa force. Ils n'étaient qu'un. Saylin l'avait deviné bien auparavant. La lave vivait en lui autant qu'il vivait de la lave. Cette incandescence soudaine n'était que la preuve des dons enfouis en lui depuis le rituel. Dons qui n'attendaient qu'une occasion pour se libérer. Brusquement, le visage de Maya sauta à la mémoire d'Arse. Sa mort lui avait dévoilé sa puissance...
Mais alors que ses pensées dérivaient, une nouvelle sensation, inédite, inouïe, le ramena à la réalité. Il perçut les flammes qui avaient envahi son corps continuer leur ascension vers son cou, son menton, son visage... Bientôt, sa silhouette entière ne fut plus que feu et colère, comme l'avait été celle de Maya. Malgré les flammèches qui lui inondaient les yeux, il se sentait bien. Aucune douleur, aucune chaleur, aucun souvenir enfoui... Juste un sentiment de plénitude, le voilà enfin celui qu'il aurait dû être depuis le début. Le Calciné qu'attendait son peuple. Le Calciné raconté dans les histoires de Maya. Le guerrier de légende, frère de la lave, père du feu, maître du combat.
Conscient que son adversaire ne le distinguerai pas, Arse esquissa tout de même un sourire carnassier derrière son masque de flammes. L'heure de la vengeance avait sonné.
***
Sous les yeux ébahis de Feorl, et en l'espace de quelques secondes, le lézard était passé de ses écailles calcinées à un brasier vivant, majestueux, impétueux, impressionnant. Les flammes qu'il dégageait l'entouraient telles des gardes du corps, s'élevaient parfois haut dans les airs, voltigeant au gré du Vent.
Contrairement à son habitude, l'Istiol ne trouvait rien à redire. Le halo de charisme que produisait son ami venait à bout de toutes les piques qu'il aurait pu lancer. Ses yeux de glace migrèrent du Calciné vers l'Immaculé qui, toujours immobile, observait avec une expression de défiance son nouvel ennemi. Feorl le sentait d'ici, il transpirait le doute, mêlé d'inquiétude. Le Gardien avait beau n'avoir suivi que d'une oreille toutes ces histoires de dieux, il comprit néanmoins en quelques secondes la crainte de l'homme. Que Silassia doit derrière le lézard. Alors seulement, le combat serait équilibré. En dépit de toute la confiance qu'il portait à son ami, du sentiment de haine profonde qu'il vouait à l'assassin de la Reflétée, Feorl ne pouvait s'empêcher de songer que le combat était perdu d'avance. S'il était véritablement un dieu, est-ce qu'un simple lézard, même aidé de sa déesse, pouvait l'arrêter ?
Mais il n'était plus temps à la réflexion. Celui qui, de sang froid, avait causé la mort de Maya souffrirait. Il ne pouvait en être autrement.
***
Alors que, d'un élan commun, les deux guerriers se tendaient, prêts à bondir, un cri les retint :
" Non ! Vous ne pouvez pas y aller ! Cette chose est le Chaos elle-même ! Doublé d'une déesse ! Y aller vous guidera vers votre propre mort, malgré votre puissance !'
Saylin s'était précipitée vers eux, encore en larmes mais pourtant fière et autoritaire. Avec une lenteur qui trahissait son agacement, Arse se tourna vers elle.
" Et que veux-tu qu'on fasse ? Que l'on attende que d'autres meurent, comme Maya ? Je ne le permettrais, et tu le sais... Nous devons essayer, il en va de l'avenir du monde...
— Tu devrais écouter ton amie, l'interrompit Maëross d'une voix sulfureuse. Elle est la voie de la raison, de la sagesse... De l'empathie...
— Taisez-vous !
— Non ! Que voulez-vous dire ? De quoi parlez-vous ? Avez-vous réellement recherché la source de mes dons ? le coupa Saylin.
— Oh que oui...Une jolie découverte...
— Qu'avez-vous trouvé ? Qui suis-je ?
— Ne l'écoute pas Saylin ! Tu l'as dit toi-même, cette chose est le Chaos en personne !
— Chaos n'est pas synonyme de mensonge, Calciné. Oui, j'ai trouvé qui tu étais, en puisant dans les connaissances millénaires de mon maître, de ma déesse...
— Mais qui êtes-vous bon sang ? poursuivit le lézard.
— Cessez de me couper ! Je suis Kazroka, déesse du courage, gardienne du Chaos, ayant trouvé refuge dans le corps de ce simplet qu'était Maëross !
— Qu'avez-vous trouvé ? l'ignora superbement Saylin.
— La clé, souffla l'Immaculé. La clé à tous mes soucis..."
A peine eut-il prononcé ces paroles qu'un nouveau ver violet fonçait vers le buste de Saylin. Aussi vif qu'un éclair, Arse le faucha dans sa course de l'un de ses bras enflammés et se posta juste devant elle, dans une attitude protectrice.
" C'est elle votre deuxième cible, pas vrai ? Moi vivant, vous ne l'aurez pas !"
Aussitôt, Arse bondit vers la toge immaculée de son adversaire, encore plus rapide qu'auparavant, soulevant un torrent de poussière embrasée sous ses griffes. D'un simple pas, Maëross l'esquiva et lui jeta un nouveau regard condescendant.
" Quelle drôle de manière de la protéger que de la laisser derrière, s'exclama-t-il en tendant encore une fois son bras."
Alors que le projectile s’apprêtait à en sortir, Arse l'attrapa d'une poigne ferme et le tordit dans un craquement sourd. L'Immaculé ne montra signe de douleur, simplement un sourire. Avec une facilité déconcertante, il se libéra de la prise du lézard et lui envoya un coup de pied dans le ventre. Le Calciné accueillit la frappe avec stupeur, mais sans souffrance. Sous l'impact, il resta raide, immobile, et arqua simplement un sourcil. Plus rien ne le touchait, plus rien ne l'affectait. Il n'était plus qu'une coquille vide, avide de vengeance.
Arse avait toujours vécut pour des objectifs. L’unique aujourd'hui se dressait devant lui, et il avait bien l'intention de l'accomplir, qu'importe le prix. Il pourrait se vider de son sang, perdre un œil, ou même son cœur, il n'en avait cure. Son dernier et ultime désir était de voir le corps mort de Maëross, de lui faire ressentir la torture qu'il avait subie. De venger Maya, sa famille, ses amis, son peuple, le peuple gnome, Aëstelle et tous les Istiols morts au combat.
Avec la vivacité d'un félin, Arse trancha l'air d'un coup de griffes léchées de flammes. Maëross esquiva juste à temps. Le Calciné ne fit que taillader la toge blanche, teintée de cendre et de poussière. Sans attendre davantage, il envoya une nouvelle frappe, suivie d'une troisième, d'une quatrième, à un rythme si vif qu'il ne laissait aucune chance à son adversaire de riposter. Envahi par l'image des griffes blanches aux reflets enflammés, le Chaos reculait d'un pas à chaque attaque, toujours souriant. Et, tandis qu'Arse ne devenait plus qu'une tempête tailladant l'air devant un silhouette blanche désarmée, son torrent de griffes s'arrêta l'espace d'une seconde, remplacé par un fabuleux coup de pied, en plein dans le torse de son adversaire. Celui-ci, le vêtement enflammé, reçut le coup de plein fouet, bascula en arrière et s'écrasa au sol.
Pourtant, malgré la puissance du choc, le sourire ne quitta pas son visage, seulement dissimulé par la stature menaçante d'une âme vengeresse.
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