LXX. Un monde libre
Saylin n'en croyait pas ses yeux. Le choc sourd produit par la chute de l'Immaculé résonnait encore à ses oreilles. Arse se dressait au dessus de lui, bouillonnant de rage. Il ne pouvait le tuer, sous peine de libérer totalement le Chaos sur les Quatre anneaux. Par un simple regard vers son ami, la jeune fille saisit le dilemme déchirant qui l'animait en cet instant. Rester impuissant face au meurtrier de Maya. Dominant, et pourtant impuissant, désarmé, fragile. Pour le moment, Maëross ne se détachait pas de son sourire amusé. Il savait. Il savait qu'Arse ne pouvait rien contre lui.
" Si prêt du but et également si loin... Pauvre lézardeau. Tu as perdu, tu le sais. Tu ne peux pas gagner face à quelqu'un que tu ne peut arrêter, que tu ne peux tuer..."
Alors qu'il prononçait ces paroles, l'Immaculé se redressa et tendit son bras brisé vers le Calciné. Le membre, retourné au niveau du coude, en moins d'une seconde, retrouva sa forme originelle. De la même manière, la chair brûlée sous sa toge reprit sa teinte burinée et son apparence lisse. L'homme pencha la tête sur le côté, comme s'il faisait face à un jeune enfant.
Arse n'avait pas bougé d'un pouce. Même s'il s’efforçait de rester de marbre, Saylin lisait en lui toute la détresse provoquée par son adversaire. Malgré sa folie, sa malveillance, il avait raison. Capable de se régénérer, immortel... En Maëross cohabitaient deux entités millénaires et surpuissantes.
" Je ne peux en effet pas vous tuer, mais je peux vous faire souffrir... chuchota Arse."
Aussitôt, il trancha d'un coup de griffe le torse de l'Immaculé, dont la toge scintillante se teinta bientôt de rouge. Pourtant, aucune douleur ne traversa le visage du blessé, qui pencha à nouveau le tête, de plus en plus amusé. La plaie se referma, le sang disparut, et, d'un bond, sans qu'Arse ne puisse réagir, Maëross se leva.
Il semblait soudainement plus grand, plus impressionnant, plus charismatique. Son regard vert émeraude se fixa sur les flammes qui engloutissaient le visage du Calciné. Son sourire disparut, ses mâchoires se crispèrent, ses prunelles se teintèrent d'une lueur violette, malsaine. Alors qu'au bout de ses doigts fins et délicats se formaient de fins arabesques sombres, Arse le saisit à la gorge et le souleva à bout de bras. Puis, avec fureur, avant qu'il ne riposte, il l'envoya rouler dans la poussière. Le Chaos dérapa sur quelques mètres puis se redressa, la peau du cou brûlée.
Tandis que le lézard bondissait, il tendit ses deux mains léchées de petits vers lui. Immédiatement, un large rayon violet en jaillit et transperça l'épaule du lézard. La magie du Chaos, devina Saylin. Cela n'arrêta pas Arse dans son attaque, qui, avec un rictus dissimulé par les flammes, atterrit tout de même dans une onde de choc juste en face de l'Immaculé. D'un geste ample et plein de rage, il taillada l'air de ses deux mains griffues, déchirant chaque épaule de son adversaire dans une giclée de sang. Sans davantage de réaction, Maëross encaissa le coup. Puis, en haussant un sourcil, il saisit, malgré les flammes, la tête du lézard et la percuta contre son genou.
Hébété, Arse recula de quelques pas, jeta un regard embrouillé vers ses amis derrière lui, les yeux inondés de sang. Feorl trépignait sur place, toujours sous forme de loup. Saylin comprenait le doute qui le rongeait. L'envie de porter secours à son ami et la terreur que lui inspirait la force de leur adversaire. D'un signe de tête la silhouette enflammée du lézard l'invita à le rejoindre. Il n'était plus question d'honneur, mais plutôt de temps : combien de temps parviendraient-ils à tenir tête au Chaos ? Avec un hurlement rauque, le Gardien bondit aux côtés de son ami, tout crocs dehors, prêt à mener sa dernière bataille.
Saylin, elle, incapable de se battre, cherchait dans son esprit la moindre stratégie possible afin d'éviter le carnage qui se profilait. Le Vent tourbillonnait autour d'elle, conscient que sa liberté serait bientôt acquise, par la mort de sa maîtresse ou la fin de leur quête.
***
Feorl rejoignit, le cœur serré, la tempête de flammes qu'était devenu son ami. Face à eux, Maëross se dressait fièrement, les bras toujours enrobés de filets violacés.
" Tu as ramené ton toutou ? Efficace dans l'arène, mais qu'en est-il face à un dieu ?
— Votre misérable plan s'arrête ici ! Que ce soit le fruit du hasard ou de vos machinations, tout est fini ! hurla Arse, dont la voix était à peine reconnaissable à travers son masque de feu.
— Le hasard ? Crois-tu sincèrement que tout cela soit le fruit du hasard ? Tu as beau être le dernier des Calcinés, dernier représentant de ta déesse, tu n'es qu'un lézardeau naïf ! Crois-tu qu'une malheureuse catastrophe ait pour ma plus grande peine saccagé le cinquième anneau ?
— Que... C'était vous ? Vous, Kazroka, avez détruit votre propre peuple, votre propre pays ?
— Kazroka, Kazroka... Déesse du courage, je me suis proposée pour garder enfermé le Chaos après que nous l'ayons vaincu il y a des millénaires... Moi seule ! Qu'on fait les autres dieux pour m’aider dans cette tâche ? Rien ! Ils m'ont laissé, sur mon pays de ténèbres, dernière geôlière du Chaos !
— Il vous possède... souffla Arse. Vous vous êtes laissée posséder ! Vous êtes faible ! Dominée par votre prisonnier !
— Libérée par mon prisonnier plutôt... Il m'a montré la voie de la vengeance, de la justice, du pouvoir... Je suis le Chaos, autant que le Chaos est moi ! Nous sommes indissociables, futurs maîtres des Quatre anneaux ! Sitôt, que toi ou ta misérable amie périrez, nous serons les uniques dirigeants de ces terres... Nous ferons payer les dieux, les uns après les autres ! Pour nous avoir abandonné, laissé dans notre misère, dans notre solitude ! Est-ce ainsi qu'agissent des frères ? Je ne crois pas ! Leur règne égoïste s'achève ici !"
A peine Maëross eut-il prononcé ces mots qu'un nouveau rayon naquit en ses mains. Rayon qu'il darda droit sur Arse, creusant au passage une immense faille dans le sol, la roche et tout autre matière qu'il croisait. D'un bond, le Calciné esquiva le tir et retomba, une main au sol, au milieu de geysers de lave, issus des brèches dans la terre.
" Sur qui régnerez-vous ? Sur une lande dévastée, vide de toute vie ? Même votre peuple ne survivra pas !
— Mon peuple ? Des incapables, des pantins... Pas capables de te tuer, d'obéir à des ordres ! Qu'ai-je à faire d'un tel peuple ?
— Rien ! Vous n'avez rien à faire de votre peuple ou d'un quelconque autre, puisque ils seront libres ! Libres de vos agissements, de votre influence néfaste, de vos manigances, de vos désirs, de vos erreurs ! Le monde de notre victoire sera libre ! Indépendant des agissements des dieux ! Nous forgerons nous-même notre destin !"
Comme s'il en avait assez entendu, Arse sauta par dessus un geyser de lave et disparut de la vision de Feorl. Immédiatement, le Gardien s'élança à sa suite et le découvrit en plein duel avec l'Immaculé. A chaque frappe qu'il envoyait, l'homme lui répondait par un tir d'ombres violacées. D'un bond, le loup atterrit dans son dos, le sait entre ses crocs et la plaqua au sol. Mais, alors qu'il s'apprêtait à la labourer de ses griffes, l'homme sembla perdre sa consistance, s'évanouit en une nuage de ténèbres et quitta l’étreinte de son adversaire.
Alors qu'il reparaissait dans sa toge blanche devant eux, toutes ses blessures avaient disparues, comme si rien ne s'était déroulé.
Le combat n'avait pas commencé.
Annotations
Versions