LXXVI. Fin de partie
Alors qu'elle prononçait ces mots, Saylin s'efforçait d'ériger autour d'elle une muraille infranchissable, rempart contre le Mal. Elle rassembla l'essence de sa vie, pure et cristalline, la modela à sa guise dans son esprit, afin de former une véritable armure de Bien. Quoique le Chaos fasse, il ne l'atteindrait pas.
Sur le visage de Maëross s'esquissa une expression déconfite, semblable à celle d'un enfant gâté. Puis, comme pour évacuer sa colère, il tendit les deux bras devant lui, en plein vers Saylin. Du bout de ses doigts jaillirent des centaines de vermisseaux violacés, qui fusèrent dans sa direction. Tandis qu'Arse s’apprêtait à bondir pour intercepter l’attaque, elle l'arrêta de sa paume. A contrecœur, le lézard se dégagea et observa avec stupéfaction les vers rebondir comme de vulgaires cailloux sur le vêtement de Saylin.
Alors que sa bouche s’ouvrait, puis se refermait avec béatitude, une nouvelle salve de projectiles se heurta à la Siffleuse, avant de retomber mollement au sol.
" Je te l'avais dit. Tu ne peux rien contre moi, susurra Saylin."
Aussitôt, la jeune fille ferma les paupières, et s'enfouit dans son monde spirituel. Sa muraille, issue du Bien pur et simple qui s'émanait d'elle, n'avait pas flanché, ni même faibli. Elle resterait là, inébranlable tant que la source d'énergie que Saylin avait découvert au plus profond d'elle ne s'épuisait pas.
Sitôt ces constatations faites, l'Empathique repéra mentalement l'esprit de son adversaire, sa cible. Elle ne sentit même pas les vermisseaux la percuter, encore et encore, inlassablement.
Saylin connaissait la clé, connaissait son devoir, son objectif. La solution lui semblait désormais évidente, mais sa réalisation bien plus écœurante. Avec un soupir qu'elle voulut le plus profond possible, elle s'engouffra à nouveau dans l'âme de Maëross. Les trois esprits qui l'habitaient n'avaient pas bougé. Sans difficulté, tant l'aura de Mal qu'il dégageait était importante, elle retrouva celui du Chaos. Il était temps d'en finir.
Cette fois, sans s'y plonger, Saylin tenta de s'y lier. Elle ne pouvait pas obtenir de contact avec Maëross, mais s'efforça de nouer son esprit avec le sien. Durant quelques instants, le désordre ambiant lui résista, la repoussa, tel une vague dévorante. Sans même s'en rendre compte, Saylin crispa les poings, serra les dents, et engagea un nouvel assaut pour entrer en communication avec l'esprit. Devant une volonté si puissante et ferme, la vague flancha, retomba dans les abîmes de l'océan.
Des sensations nouvelle assaillirent Saylin alors qu'elle partageait son esprit avec celui de son ennemi. Différentes des expériences qu'elle avait eu dans sa mémoire. Sentant que l'entité essayait encore de la chasser, Saylin se focalisa sur ses objectifs et tâcha de résister à la puissance qui l'englobait pour mieux l’éjecter ensuite.
A nouveau, les émotions du Chaos n'étaient que désordre de colère, de hâte, de jubilation et de vengeance. Ces quatre principes tourbillonnaient en lui à une vitesse déconcertante, accompagnés de pensées solidaires.
Elle a trouvé... Finis-le... Le monde sera à moi... Résiste-lui, ne te laisse pas défaire... Pas après tout ce temps, tu ne peux faillir... Concentre-toi... Ce sont des gamins... Tu es le Chaos, maître de la discorde et du Mal... Ils ne peuvent rien...
D'un geste de la main, Saylin les balaya. Elle n'avait que faire des souhaits de ce monstre.
Au fur et à mesure qu'elle explorait les tréfonds de l'esprit du Chaos, Saylin se sentait de plus en plus seule, isolée, perdue au milieu du Mal incarné. Elle s'imaginait comme une faible lueur, au cœur d'une tempête de ténèbres. Lanterne qui, malgré sa solitude, se devait de répandre la lumière. De chasser les ombres. La jeune fille sentait le Mal, comme une présence lourde et étouffante, s'appuyer sur ses épaules, sous ses pieds, la compacter en son sein, jusqu'à l'emprisonner totalement. Elle ne le laisserai pas aller jusque là.
Ces pensées lui insufflèrent une idée. Une idée à laquelle elle n'avait jamais songé. Une idée qui réglerait une bonne fois pour toute la menace du Chaos. Jamais, même lors de son enfance, elle n'avait eu la curiosité d'explorer le Mal, tapi au fond de beaucoup d'êtres. Chaque fois qu'elle avait perçu cette ombre cachée, elle s'était détournée, consciente que ce genre de personne ne lui voudrait pas du bien. Mais aujourd'hui, elle décida de dépasser cette peur, ce doute qui avait grandi en elle, et de comprendre le Mal.
Sitôt ce choix confirmé, Saylin se focalisa non pas sur l'esprit du Chaos, mais sur le Mal qui l'emplissait. Cette présence étrange, envahissante, manipulatrice, flottait au gré des émotions de son maître. Elle avait beau déployer tous les moyens en sa disposition pour chercher sa source, sa raison, son objectif, la jeune fille ne trouvait pas. Il était là, partout et nulle part, comme autour de l'âme de Maërosss. Il n'avait aucune raison d'être, aucun objectif, hormis de faire le mal. Jamais Saylin n'avait rencontré de concept aussi étrange, aussi difficile à cerner, à comprendre... D'ailleurs, elle ne le comprenait pas.
Et si... Et si la seule chose à comprendre, était qu'il n'y a rien à comprendre ? Je ne partage ce sentiment, mais rien ne m'empêche de le comprendre. C'est seulement comme ceci que je pourrais le défaire, le remplacer, le partager...
Repoussant son écœurement, Saylin s'efforça de se convaincre qu'elle comprenait cette étrange présence qui l’entourait. Elle avait beau ne pas l'aimer, ne pas y adhérer, elle le comprenait, comme elle l'aurait fait avec n'importe quelle émotion. A peine eut-elle emplit son esprit de cette certitude que le Mal cessa ses assauts oppressants, et la délaissa légèrement.
Je l'ai compris, je dois le partager, le guérir, le soulager, comme je l'ai toujours fait... Je... Je dois emprisonner à nouveau le Chaos.
Résignée à accomplir sa tâche, elle repéra l'entièreté de la masse mouvante qui l'entourait, de l'esprit malveillant où elle se trouvait, et tenta de l'absorber, comme elle le faisait avec les émotions négatives, les douleurs... Sous une impulsion de sa volonté, elle sentit le Mal retourner auprès d'elle, se presser contre son corps, tel un atroce étau. Malgré sa souffrance, Saylin tint bon, incita le Mal à rentrer en elle, où il serait compensé par le Bien qui l'habitait.
Une lutte de volonté s'engagea. Le Chaos s'efforçait de retenir auprès de lui le Mal qui le faisait vivre, tandis que Saylin l'attirait en elle, tentait de l'engloutir. Une aura lumineuse, de Bien se formait autour d'elle tandis qu'elle martelait son esprit de ces quelques mots :
Je suis l'Empathique, porteuse de la Sagesse du monde, maîtresse des Vents, représentante d'Ozen sur cette terre, manipulatrice d'esprits. Je suis l'Empathique...
A chaque parole qu'elle prononçait, la jeune fille sentait sa détermination gonfler, sa volonté s'amplifier, son Bien se répandre, illuminer les ténèbres, forcer le Mal à se rétracter. La présence continuait de se presser contre elle, effrayée par la lumière qui avait inondé l'esprit.
Saylin sentait ses os craquer sous la puissance du Mal, son cœur tambouriner dans sa poitrine à un rythme infernal, de lourdes gouttes de sueur déferler sur ses tempes, mais elle ne céderait pas. Pas maintenant.
Alors que les paroles qu'elle répétait dans son esprit atteignaient le statut de hurlements, qu'elle sentait qu'elle allait bientôt perdre pied, Saylin y ajouta, de tout son cœur :
Pour Maya !
Immédiatement, elle eut l'impression que son esprit explosait, étalant une lumière cristalline tout autour d'elle, ramenant le Chaos à l'état de minuscule sphère, qu'elle finit, dans un élan de vigueur, par absorber douloureusement.
Puis tout redevint noir.
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