Partie 01 : Sous les étoiles (04)
Mais quelqu'un se trouve en compagnie de sa grand-mère. Elle reconnaît cette voix. Dilane s'approche discrètement et devine facilement la carrure élancée de Dragos lui tournant le dos. Coiffé de son sempiternel chapeau en feutrine noire et usée dans le seul et unique but d'imiter son père, ce cousin éloigné se tient debout devant la matriarche, la surplombant de toute sa hauteur. L'adolescente ressert alors son étreinte autour de Cezar toujours endormi et se cache sur le côté de la roulotte, afin d'espionner leur conversation.
- J'ai vingt ans et je suis un bon parti ! Regarde mes bijoux ! Tu ne pourras pas la garder éternellement pour toi, vieillarde ! C'est toi qui l'a ramenée parmi nous, tu dois accepter qu'elle se marie avec l'un d'entre nous !
- Il est encore trop tôt pour décider de l'avenir de Dilane !
- Ah tiens ? Cosmina a le même âge, elle ! Et en ce moment même, elle devient femme !
- Cosmina a voulu se marier rapidement ! Pour Dilane... c'est différent...
- D'accord, tu les as tous élevés, tu as fait ton travail de chef de famille après la mort de Traïan, mais maintenant, je te demande de me la donner ! C'est une bâtarde ! Tu crois vraiment que beaucoup de gars voudront bien d'elle ?! Je ne te réclamerai rien en échange !
- C'est ma petite-fille ! Pas du bétail ! Et encore moins une bâtarde, comme tu dis !
- D'accord, tu as donc les moyens de lui assurer une dot suffisante pour les quelques bonhommes qui s'intéresseront un peu à elle ? Une éclopée à cause de la folie monstrueuse de sa mère !
- Je t'interdis de parler de ma fille en ces termes !
- Miruna était dingue, c'est tout ! Il faut être complètement fou pour partir de notre clan et faire sa vie ailleurs, comme des sédentaires ! Elle n'a même pas été capable de se tenir tranquille pour protéger sa fille ! À cause de Miruna, Dilane a perdu sa jambe !
- Arrête ! Tu dis n'importe quoi !
- Elle a même trouvé le moyen de vivre avec un étranger ! Sans se marier !
- Dragos ! Tu ne sais rien de toute cette histoire ! Tu ne l'as même pas connue !
- Ah mais tout le monde ici en connaît assez pour savoir que si tu avais su la mater, elle serait peut-être encore en vie, aujourd'hui ! Avec un homme de chez nous, elle aurait filé droit ! Elle aurait été obéissante !
- Sors d'ici...
- Moi, je veux bien la prendre, ta petite Dilane adorée, même si c'est une handicapée ! Elle saura bien me faire des enfants qui, eux, ne seront pas des bâtards, si elle est avec moi ! Elle est plutôt jolie, en plus...
- Jamais, tu m'entends ?! Jamais tu n'obtiendras ma petite-fille ! Sors d'ici ! Sors d'ici, ou je rameute tout le monde pour qu'ils voient que tu profites de la situation pour gâcher la dernière soirée de mariage d'un membre de ma famille ! Vas-t'en !
- Bon, très bien ! Comme tu veux, espèce de vieille pie ! Ma proposition tient toujours, au cas où tu aurais l'intelligence et la présence d'esprit de revenir sur ta décision de démente, tireuse de cartes !
Dragos sort précipitamment de la roulotte sans s'apercevoir de la présence de Dilane, tapie dans l'obscurité. Puis, il se retourne vers Ilinka, ses yeux sombres et perçants brillants de colère contenue, un sourire en coin.
- Tu ne rattraperas jamais tes erreurs envers Miruna en tentant de compenser avec ta petite favorite. Tu ne pourras pas la garder éternellement loin des hommes... et encore moins de moi... Ahahahahahah !
Un frisson indescriptible parcourt alors la colonne vertébrale de Dilane, muette de stupeur, tandis qu'elle s'assure que Dragos se soit bien éloigné. Prends garde, Dilane... Il mettra tout en œuvre pour parvenir à ses fins... Il est malin...
Après quelques minutes lui paraissant interminables, la jeune fille sort de sa cachette et s'apprête à entrer, quand elle surprend un dialogue entre Ilinka et la mère de celle-ci , Sorina. L'adolescente se redresse, et tend l'oreille, inquiète d'un éventuel revirement de situation à ce sujet.
- Ilinka, ma fille, ne t'en veux pas.
- Tu crois ? Et si, effectivement, personne ne veut d'elle et qu'elle termine seule quand nous serons parties, toi et moi ?
- Elle saura bien se débrouiller, vas. Elle ne possède pas le même tempérament que Cosmina. Elle ne craint pas le monde extérieur puisqu'elle y a vu le jour, et elle a cette intuition qui lui rendra grandement service plus tard.
- Elle ne se souvient pas de cette époque... tant mieux...
- Tu ne la retiendras pas indéfiniment en refusant de répondre à ses questions. Au contraire.
- Mais que veux-tu que je lui raconte ? La vérité vraie ? Pour qu'elle en prenne un chemin similaire ? J'aurais l'impression d'avoir échoué sur tous les plans, dans ce cas.
- Si elle le désire vraiment, rien ne l'empêchera d'explorer toutes ces inconnues. Elle aura besoin d'apprendre, de recueillir tous les renseignements nécessaires à la construction de son identité.
- Son identité ? C'est une tzigane, point.
- Et son père ?
- C'est sans intérêt.
- Pour toi. Lui apporter ton aide pour disposer de toutes les informations qu'elle désire ne signifie pas forcément qu'elle partira, elle aussi. En revanche, si tu lui barres le chemin...
- Mais pourquoi l'encourager à nous tourner le dos ? Elle est de notre sang ! Si je n'avais pas agi pour la ramener ici avec moi...
- Je le sais... tu as eu le sens de la famille, comme toujours. Elle comprendra de quoi tu l'as prémunie. Comme avec Dragos, d'ailleurs.
- Et si elle m'en veut ? Si elle me tient rigueur de lui avoir révélé cette vérité qu'elle risque de détester ? Elle coupera les ponts avec nous...
- Elle reviendra, je l'ai vu.
- ...
- Je sens bien que tu es désemparée, ma fille. Mais nous ne devons pas la brider sur ces recherches. Elle est parfaitement en droit de savoir ce qu'il s'est passé au tout début de sa vie.
- J'ai peur...
- Il est impossible de s'élever si nous n'avons aucune idée de nos fondements. De ce qui nous caractérise et que nous n'avons pas choisi. Elle a cette particularité de faire partie de deux mondes différents, parallèles et, en quelque sorte, ennemis. Il n'est pas question pour elle de choisir son camp, mais plutôt de savoir quelle rivière enjamber et comment.
- Et si je ne lui parle que de Miruna ? Si je lui raconte son enfance ici, son caractère affirmé, ses habitudes...
- Elle insistera sur les raisons de son départ fracassant. Et sur son père.
- ...
- Chaque chose en son temps. Laisse-lui déjà la liberté de réfléchir à de potentielles questions. Nous verrons bien par la suite comment procéder. Allons nous coucher.
Sur ces mots, et après s'être assurée que leur conversation était bien terminée, Dilane entre enfin dans la roulotte, dépose Cezar dans un petit lit, le borde tendrement et s'allonge à son tour dans son coin, sans un mot pour ses parentes, comme si de rien n'était. Le silence envahit le campement, mais l'adolescente peine à calmer sa respiration. Son cœur palpite de colère, de curiosité inassouvie et frustrée, de rancœurs latentes. Mais la fatigue prend le pas sur ses reflexions incessantes, et elle s'endort, souriant avec une douloureuse douceur en observant l'insouciance bienheureuse de Cezar.
Les signes de demain m'apporteront quelques réponses...
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