Partie 01 : Le départ (02)
Ilinka se lève aussitôt de sa chaise, éteint toutes les bougies, déplace le petit mobilier et enjoint silencieusement Dilane de l'accompagner dans ses gestes par un regard furtif que la jeune femme saisit immédiatement puisque c'est une habitude. Oui, cette habitude presque lasse de ne s'attacher nulle part, d'être toujours ailleurs, en mouvement, insaisissable, la jeune femme la cotoie depuis que sa grand-mère l'a ramenée parmi eux. Dès sa plus tendre enfance, Dilane a appris les rudiments de l'itinérance, du voyage... de l'errance... Dans la nature des tziganes, nous vivons la naissance, puis l'apprentissage de la marche qui doit s'effectuer le plus rapidement possible pour ensuite mieux imprimer dans une mémoire indélébile ces réflexes de mouvances.
Blotti dans un coin, Cezar continue de se couvrir les oreilles de ses petites mains, comme à chaque passage des forces de l'ordre pour leur signifier leur départ. C'est sa façon toute personnelle de gérer le stress, la peur, voire l'agressivité résultant de la tension ambiante qui s'élève dans ces moments. Il renforce sa bulle et y ajoute toujours plus de couleurs aux teintes nuancées, adoucies et tendres. Il y peint ses tableaux, ses personnages aux bras levés, ses animaux extraordinaires. Ses traits crispés traduisent sa fébrilité, sa fragile condition d'ange tombé du nid céleste, son besoin de douceurs. Il se réfugie tant bien que mal dans ce hâvre de paix que seuls les enfants et adultes autistes connaissent et perçoivent en le touchant du bout des doigts. C'est leur réalité, sans aucun doute bien plus belle et humaine que celle dans laquelle nous nous enfermons avec entêtement. Il ne pleure pas ; ce dérivatif constitue pour lui comme un sas de décompression que son handicap aménage avec lui, pierre après pierre, couleur après couleur, bruit après bruit... qui se transforme par la sincérité de son cœur en mélodie divine. C'est là tout la pureté immaculée de ces enfants promis à une vie d'adultes certes dépendants, mais ô combien riche en enseignements pour leur entourage...
Au beau milieu de cette agitation, Dilane regarde tendrement Cezar pour s'assurer que leur connection toute particulière fonctionne encore. Plus que jamais. Et son amour démesuré pour son cousin opère un regain de force dans l'esprit de la jeune femme.
Les enfants et les adultes handicapés ont cette puissance du cœur qui leur appartient vraiment, en ce sens qu'un seul regard capté pendant même une seule seconde est une victoire sur la vacuité dans laquelle nous évoluons si nous refusons l'ouverture à la différence. Cette différence effraie quand nous ne faisons pas l'effort de nous élever. Depuis que Cezar a débarqué dans la vie de Dilane à grands renforts de rires, de disputes enfantines, de gestes en apparence insignifiants, la jeune femme apprend chaque jour le respect. Le respect dans l'essence la plus pure du mot, l'amour de soi-même et de l'autre comme il se présente à nous. Comme notre égal. Comme une autre image de nous-même à partir du moment où l'on saisit que l'univers nous guide dans ces échanges pour une richesse non matérielle, ni sociale, ni financière, mais bien humaine, spirituelle, indispensable. S'occuper de ces êtres que beaucoup d'âmes prennent en pitié parce qu'elles "veulent bien faire" nous pousse à l'humilité, la tolérance et la lumière. Cezar est rapidement devenue une lumière dans l'existence chaotique de Dilane. Son phare immuable au milieu de cette mer parfois déchaînée animant son cœur. La vie passe et se déroule en dehors du temps pour ces personnes. La notion de course après le temps, celle à laquelle nous nous rendons esclaves si nous ne prenons aucun recul, n'exerce absolument aucun pouvoir sur elles. Les enfants et les adultes atteints d'autisme à ce stade ont saisi l'importance des moindres éléments positifs d'une journée. Ils sont empreints d'une empathie qu'ils ont du mal à canaliser et à exprimer. Quand un proche ou un ami se blesse ou pleure, ils ressentent et réalisent leur douleur et pleurent sincèrement et réellement pour cet ami ou ce proche. Tout est exacerbé : les sentiments de joie provoquent quelquefois des larmes qui s'évacuent d'elles-mêmes. La colère devient rapidement intense et difficilement contrôlable si elle n'est pas comprise. Comme nous tous. La tendresse, le rire et le partage articulent leur façon de ressentir leur vie, et leur entourage. Ils ne s'embarrassent pas de rancœurs enfouies, de médisances, de jalousies ou de méchancetés. Ils sont heureux ? Ils le montrent ! Ils sont tristes ? Ils le montrent ! Ils sont en colère ? Il le montrent ! Ils ont peur ? Ils le montrent ! Ils sont Amour. Ils sont Partage. Ils sont Lumière. Et quand ils disparaissent de nos vies, le manque se révèle cruel, persistant, inconsolable. On se souvient alors du son de leurs voix, de leurs yeux si bavards, de leur innocence permanente et magnifique, de la puissance de leur tendresse. Les souvenirs s'enchaînent et entretiennent l'image de leurs sourires lors d'anniversaires même bien sommaires, leur goût pour les gourmandises, leur entrain pour la musique alors synonyme de fêtes et de réjouissances diverses.
A cet instant, et pour toujours, Cezar prend, aux yeux de Dilane, le statut d'intouchable par sa force de caractère. Sa clairvoyance sur le monde et ceux qui y gravitent en tourbillons incessants lui apprend chaque jour l'utilité de faire la part des choses, de prendre du recul, la futilité de s'apitoyer sur son sort d'orpheline de mère, puisqu'il est également sa famille. Je ne suis certes pas encore complète, mais je ne sus pas seule et ne le serai jamais... Comme un subtil rappel que la fatalité n'atteint que ceux qui la fixent, déviés ainsi des véritables objectifs, de leurs véritables chemins de vie...
Dilane et Ilinka sont soudain brutalement tirées de leur concentration par le grouillement bruyant de ce qui ressemble à un mouvement de foule non loin de la roulotte. Pendant que Dilane s'empresse d'envelopper doucement Cezar dans sa couverture favorite, Ilinka s'avance au-dehors et blêmit. Dragos l'impétueux s'est engagé dans une énième esclandre avec les gendarmes pour l'instant stoïques face à lui. Personne ne semble vouloir intervenir : l'agitation fait partie de ses habitudes. Il provoque par des insultes, de grands gestes violents et emportés, une voix volontairement forte comme pour assoir sa virilité ou en tous cas la définition qu'il en possède...
Désabusée et passablement agacée, Ilinka rejoint l'intérieur de la roulotte et rassemble les affaires de tout le monde avec davantage de rapidité, poussée par une hâte certaine de quitter ces lieux aussi vite que possible pour éloigner ses deux petits enfants de cette image néfaste des tziganes véhiculée et presque revendiquée notamment par ce Dragos au tempérament particulièrement sanguin et limité...
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