Partie 01 : Le départ (03)

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En observant attentivement les gestes saccadés de sa grand-mère, ses épais sourcils froncés autour d'une ride du lion très marquée, ses lèvres pincées nerveusement, sa respiration étrangement bruyante, Dilane ressent son exaspération, mêlée à une peur sous-jacente mais belle et bien présente et concrète. La compassion renforcée par cette envie de solidarité filiale envahissent la jeune femme et la tiraillent un peu plus dans la complexité de ses sentiments. Elle comprend alors la délicate mission que son aïeule s'est fixée le jour où elle est venue la chercher alors qu'elle n'était encore qu'une fillette qui venait de perdre sa jambe. Ainsi, en guise d'introduction à des remerciements à ce jour trop difficiles à formuler simplement, Dilane accompagne Ilinka dans le pliage général de la roulotte, tout en prenant soin de Cezar patientant tout près d'elles. Les rapports humains sont décidément bien ardus, même au sein d'un même clan...

Toute la communauté fourmille maintenant avec empressement pour obéir à la demande des gendarmes. Les femmes se font discrètes et efficaces ; les hommes assurent aussi bien la sécurité des leurs en restant vigilants sur les échanges de plus en plus tendus entre les deux parties, qu'en se divisant en plusieurs groupes restreints pour démonter les structures les plus imposantes. En une trentaine de minutes, tous les tziganes sont parqués dans leurs véhicules, concentrés sur la route les menant tranquillement à leur prochain port d'attache temporaire, c'est-à-dire à une centaine de kilomètres plus loin dans le département. L'exil depuis la Roumanie est terminé depuis longtemps, en ce sens que cette population circule généralement dans le même secteur. Le voyage d'un pays à un autre s'effectuait par nécessité, en temps de guerre, de conflits politiques, à l'époque des camps de concentration comme celui de Bogdanovka, et des nombreuses persécutions sociales et ethniques dont ils étaient la cible. Des persécutions alimentées par des rumeurs d'enlèvements d'enfants notamment et, surtout, par les politiques instables ayant agité ce pays faisant office, pendant longtemps, de pion idéal des toutes les manœuvres de conquêtes territoriales de ses nations frontalières...

Lentement, le cortège prend forme et s'élance sur la route.

Un bref regard dans le rétroviseur suffit à Ilinka pour s'assurer que son petit Cezar va bien, installé à l'arrière de la voiture après avoir couru pour récupérer sa peluche abîmée dans la roulotte de Cosmina. Bercé par les balancements du véhicule, il commence à s'apaiser. Nul besoin pour lui de pouvoir observer la route défiler : il se sent un peu plus en sécurité dans cet espace confiné, en compagnie de deux de ses repères quotidiens vitaux.

La matriarche se risque alors à considérer du coin des yeux sa petite fille assise sur le siège passager. La ressemblance entre Miruna et Dilane la frappe en plein cœur et la gonfle d'orgueil dans le même temps. Quoi de plus normal, après tout ? Puis, progressivement, le silence devient pesant dans l'habitacle. Comment lui raconter l'histoire de son père ? Se souvient-elle au moins de lui ? Du son de sa voix, de son visage, ou du temps qu'ils ont vécu ensemble loin de moi ? Est-ce bien nécessaire de la décevoir une fois de plus en lui dévoilant cette vérité dont j'ai tout de même un peu honte ? Mais sa mère était morte des suites de ses blessures... Et son père, que penser de lui après qu'il m'ait arrachée ma fille unique pour l'embarquer dans tous ses combats politques sous prétexte de se battre pour le peuple ? C'était la manifestation de trop... Les crs ont tué ma fille... Le mouvement de panique général a englouti ma petite fille qu'ils ont tous piétinée sans vergogne ! Elle en est ressortie handicapée... Comment cet homme pouvait-il revendiquer le droit de s'occuper de Dilane après toutes ces horreurs ? Amener une fillet de quatre ans dans un événement de cette ampleur... à seulement une centaine de kilomètres de nous... Son petit visage apeuré quand je suis venue la récupérer à l'hôpital... Ses petites mains qui s'agrippaient à moi quand je l'ai accueillie parmi nous... Son premier sourire et ses grands yeux noirs levés vers moi quand elle a pris ses marques dans notre univers... qui est aussi le sien... Je l'ai soignée, élevée, choyée... hors de Sa portée... Pour quelle raison les remords commencent-ils à me ronger ? Je n'ai voulu que la protéger ! Comme j'aurais voulu protéger sa mère... De quelle façon lui expliquer que Miruna nous a reniés ? Comment justifier cet acte sans lui donner l'envie de reproduire ce geste ? Elle est déjà en colère. Tourmentée par toutes ces questions qu'elle brûle de crier haut et fort. Les chiens ne font pas des chats, dit-on... Mais, je ne sais pas m'ouvrir. Je ne l'ai pas appris et l'éducation rigide que j'ai reçue ne m'en a pas donné l'opportunité... J'ai obéi à mon père, pétrie par sa fierté au sujet de notre communauté, de notre passé douloureux dont ses propres parents ont su se relever... Comme un héritage dicté, resassé, ruminé... Je dois la préserver des hommes. Tziganes ou pas... Je dois lui donner le droit de décider de sa vie. Ou alors, peut-être qu'elle serait plus heureuse en fondant un foyer au sein de la communauté ? Ils ne sont pas tous comme Dragos, heureusement... Mais j'ai peur. Peur de la perdre. J'aurais la sensation d'avoir échoué sur toute la ligne. Dans mon métier de mère. Dans mon métier de grand-mère... Je ne me le pardonnerais jamais...

Les doigts d'Ilinka se resserrent imperceptiblement autour du volant, l'esprit de la vieillarde oscillant de bord en bord, plongé dans ses doutes pour l'équilibre de son cocon...

Le visage tourné résolument vers le paysage se dévoilant à sa droite, Dilane ne peut s'empêcher de dévisager les passants, perdue dans ses pensées, comme à chaque départ pour un autre campement. Comme un rituel faisant partie intégrante de voir une autre page de sa vie de nomade se tourner, après une période de stabilité toujours aléatoire. Un panneau publicitaire de quatre mètres par trois apparaît soudain, mettant en scène une femme brune aux cheveux gaufrés, le regard langoureux et incroyablement maquillé, la silhouette parfaite moulée dans une robe de soirée sombre et paillettée, dans le seul et unique but de promouvoir ce qui ressemble à du parfum... Une véritable invitation à des rêves exotiques destinés à flatter la gente masculine. Un sourire discrètement désabusé anime tout à coup le visage de la tzigane au sang mêlé. Les gadjos utilisent encore et toujours les charmes féminins pour vendre le tout et le rien dont ils s'entourent pour leur confort officiel... Le secret du passé, du présent et du futur... Un jeune couple se promènent, main dans la main... Ils semblent heureux d'évoluer dans ce monde. Sont-ils mariés comme le veut la coutume chez nous ? Ou ont-ils le droit, et sans aucune réserve, de se balader ensemble, à l'abri de toute médisance et de la crainte du déshonneur ?

Sans un mot, et fatiguées par tout le remue-ménage de la matinée, les deux complices pudiques engagent finalement une discussion bien superficielle pendant le reste du trajet. Comme pour se raccrocher malgré tout aux liens qui les unit. Comme pour tenter de conjurer la rancœur latente provoquée par tant de secrets et d'amour inavoués...

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