Partie 01 : Cycles et renouveaux
D'autres journées se sont succédées, toutes plus routinières les unes que les autres sous le ciel de Gascogne, surtout pour les foyers établis dans la communauté. D'autres semaines se sont déroulées, offrant leur lot de surprises somme toute bien banales pour qui adopte une existence de nomade. D'autres mois, d'autres soleils, d'autres averses, d'autres routes...
Cosmina sort prudemment de sa roulotte et s'assoit avec force précaution sur un petit tabouret. Une pause s'impose dans les travaux ménagers pour la jeune femme enceinte maintenant de sept mois. Son premier enfant. Son suivi gynécologique est sommaire, simplement assuré par une équipe de Médecins du Monde par des visites plus ou moins régulières. Les tziganes s'étant établis dans ce nouveau campement un mois auparavant, il leur est difficile de prendre le train en marche quand ils doivent prendre soin d'une jeune femme dont la grossesse est déjà bien avancée. D'ailleurs, Marius ne voit pas d'un très bon œil les passages plus ou moins à l'improviste de ces gadjos. Selon lui, si ses parents lui ont choisi Cosmina pour épouse, c'est bien parce qu'ils l'ont immédiatement considérée comme une femme assez solide pour une vie de famille. D'autant plus que, même si le praticien qui la consulte est une femme, il est bel et bien question d'intimité personnelle. L'intimité de celle qui lui appartient désormais. La sienne, finalement. Dont il espère qu'elle porte actuellement un garçon. Et sans trop savoir s'expliquer pourquoi, il a l'impression, dans ces moments-là, que sa virilité et son statut de chef de famille sont remis en question. Cosmina est impure maintenant qu'elle est enceinte, point barre. Rien à discuter, rien à revoir. Elle sera "réhabilitée" lors du baptême du bébé à venir. C'est ainsi chez les tziganes de Roumanie.
Dilane, toute à ses rêveries pendant une énième séance de divination dispensée par Ilinka, remarque néanmoins sa cousine à quelques mètres d'elle. Cette dernière lui sourit, mais Dilane s'aperçoit que sa lumière a changé. L'intensité de son regard est maintenant teintée d'habitudes primaires épuisantes, de conventions strictes et strictement respectées, de ce lambeau d'adolescence inachevée et perdue dans son essence, au beau milieu d'une nature se révélant toujours hostile au bout d'un certain temps. Les conventions sociales régies au sein de leur communauté ont justement quelque peu éloignées les deux cousines. Certes, Cezar continue de naviguer des bras de l'une à ceux de l'autre, comme un petit garçon évoluant sur un fil au-dessus d'un cours d'eau, et dont l'équilibre général dépend entièrement de la présence et des attentions de ces deux côtés du ruisseau. Mais aujourd'hui, Dilane s'avance vers Cosmina, s'accroupit devant elle et pose sa main sur les siennes. La première sonde le regard de la seconde, le lit, le déchiffre, le résume. Les yeux cernés par une fatigue compréhensible en raison de son état, Cosmina s'efforce de prendre de longues inspirations, conformément à ce que cette gadjo médecin lui a conseillé pour se détendre.
- Quelque chose ne va pas ? Il y a un problème avec ton bébé ?
- Non ! Je... je suis juste un peu fatiguée, c'est normal... Marius est un bon mari !
- ... Je ne remettais pas en question celui que tu as épousé... Mais tu sembles particulièrement tendue, aujourd'hui... Je m'inquiète pour toi...
- Oui, oui, je sais, mais...
- Cosmina, as-tu besoin d'aide ? Voudrais-tu me confier ce qui te pèse ?
- ... J'ai peur, Dilane... J'ai peur de ne pas y arriver... J'ai peur de ne pas être une mère assez bonne envers mon enfant aux yeux de Marius... J'ai peur qu'il me renie à cause de ça... J'ai peur que ce soit une fille... Je ne sais pas comment je m'en sortirai si ce n'est pas un garçon... Il m'a dit que si ce bébé n'était pas un garçon, je devais m'attendre à retomber enceinte tout de suite après l'accouchement, parce qu'il ne tolèrerait pas d'être à la tête d'une famille de femmes comme notre grand-mère... Il le percevrait comme un déshonneur... J'ai peur, Dilane...
Abasourdie et passablement en colère face à de tels propos, Dilane reste interdite quelques secondes, puis se ressaisit en serrant un peu plus fort la main de sa cousine, laquelle est trop occupée à contenir des sanglots enfouis en elle depuis plusieurs mois. Leur connexion se rétablit alors et, en un regard, Cosmina s'apaise un peu, tout du moins assez pour dissiper d'éventuelles soupçons de médisances chez un Marius se révélant sévère et légèrement paranoïaque. Enfin, comme pour conjurer ses craintes, Cosmina constate l'arrivée presque providentielle d'un petit groupe appartenant aux médecins qui la conseillent pour mener sa grossesse à terme dans les meilleures conditions possibles.
Probablement mue par un instinct de survie, elle profite de l'aide de Dilane pour s'avancer à leur rencontre. Elle sait pertinemment qu'ils demanderont à la voir, alors elle prend les devants, s'avouant secrètement qu'elle cherche à se rassurer par la même occasion. La gadjo s'étant chargée de l'ausculter lors de leur dernière visite lui sourit discrètement et l'invite prestement à prendre place à ses côtés pour mettre en place au plus vite les premiers renseignements de routine.
Contente de constater que sa cousine se trouve entre de bonnes mains pour un petit moment, Dilane jette un dernier regard approbateur sur cette équipe mixte et reprend tranquillement sa place sur la marche de sa roulotte après avoir vérifié qu'Ilinka n'avait pas besoin de son aide pendant sa séance. Une équipe de travail mixte en plein milieu du campement... Marius en mari agressif... et Cosmina, si heureuse et si fière le jour de ses noces... J'avais bien ressenti sa désillusion, mais comment venir en aide à quelqu'un qui refuse toute main tendue pour des raisons qui lui sont propres ? Sa fébrilité me brise le cœur, mais je n'ai pas le droit d'intervenir...
Tranquillement, Dilane surveille à distance le bien-être de Cosmina et s'empresse de la rejoindre quand l'équipe médicale décide de partir. En silence et au rythme de la future maman, elles s'avancent vers Sorina, un peu à l'écart des roulottes, fumant sa pipe antique et savourant la bulle de sérénité offerte par ce coin de campagne.
Mais à quelques mètres de l'arrivée, les cousines sont interrompues dans leur élan par cette agitation qui leur est familière : l'arrivée des forces de l'ordre. Soudain paniquée pour une raison que Dilane ne saisit pas, Cosmina tente de presser le pas jusqu'à chez elle pour tout plier, mais sa faiblesse la pousse à s'appuyer sur Dilane qui, immédiatement, l'amène vers l'abri le plus proche : Ilinka. La jeune femme, grimaçant sous la douleur tiraillante, se laisse faire et, sous les gestes habitués et vifs de sa grand-mère, reprend peu à peu ses esprits.
Les gendarmes se montrant particulièrement véhéments, la matriarche décide prendre en charge la future maman, Dilane et Cezar.
- Marius trouvera bien de l'aide !
Ainsi, Dilane, après avoir remarqué la nervosité inhabituelle de sa grand-mère, réalise que sa cousine est encore, tout comme elle, une sorte d'oisillon blessé tentant de survivre et d'apprendre à voler dans un vent de face...
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