Partie 01 : Souvenirs d'Ilinka
Les traits tendus et la mâchoire serrée, Ilinka se referme dans un mutisme obstiné, attachant sa concentration sur la route. De plus en plus à l'écoute de son sens intuitif, Dilane remarque bien la détresse inavouée et inexpliquée de son aïeule et décide de respecter ce secret visiblement lourd et traumatique en évitant de poser la moindre question...
Nous sommes au début de l'hiver... Le vent souffle de plus en plus fort et laisse présager une saison relativement rude pour les tziganes itinérants... Tous les membres de la famille sont présents, hommes, femmes, enfants, toutes générations confondues... Miruna, mon enfant du ciel, ma fille unique, le premier bébé que j'ai porté, est maintenant âgée de dix ans... Dix ans que je tente en vain d'agrandir mon foyer, mais mes grossesses ne surviennent pas ou n'arrivent pas à leur terme... Traïan est devenu rigide, un peu distant, bientôt implacable. Il supporte avec grand peine de ne pas avoir de fils. Un garçon qui incarnerait la fierté de la famille, le prolongement de la lignée, la bonne félicité que tous nous avaient souhaitée le jour de notre mariage... Mais aujourd'hui, j'attends un autre enfant... La grossesse est délicate, je sens que je dois trouver mille et une astuces pour éviter de trop éprouver mon corps, dans le seul et unique but obsessionnel de satisfaire aux aspirations de mon mari... Puisque c'est mon devoir d'épouse... Cependant, je ne parviens pas à attirer suffisamment son attention... Trop déçu par mes nombreuses fausses couches, il est convaincu que je suis dans l'obligation d'en porter la responsabilité... Il est persuadé que tout était prévu par mes soins... Pourtant, mes efforts sont indéniables...
Malgré la fraîcheur de plus en plus présente, la fin de l'après-midi se déroule normalement dehors, d'autant plus que la communauté fête les fiançailles des enfants de deux familles proches. Tout est à la fête, tous rient, chantent, mangent, boient, dansent... La vie reprend en main le quotidien parfois monotone dans lequel nous vivons ; elle le saisit de toute sa vigueur et de toute sa force, comme pour nous rappeler notre union, notre différence et notre passé indélébile par notre seule volonté de lui faire une place dans le présent. Mon tablier couvre à peine mes formes, mais la bienséance ici exige que je le porte farouchement, pour mieux m'en débarrasser quand je serai tout à fait seule. Ma peau tire et je commence à ressentir une forte fatigue très tôt. Mais je ne peux pas me soustraire à mes responsabilités, alors je m'assois en douceur, profite d'un instant de flottement dans l'euphorie ambiante pour respirer un peu, puis mes yeux tombent sur ma fille...
Miruna danse au milieu des autres enfants... Sa chevelure très épaisse rappelle ses grands yeux sombres et profonds. Beaucoup trop, d'ailleurs, pour une fillette de son âge. Elle semble absorber toutes les énergies, détecter tous les regards, lire à travers tous les sourires et les geste les plus anodins... Je pense qu'elle peut percer à jour n'importe quel dessein, n'importe quel sentiment, bon ou mauvais... Ses yeux parlent et travaillent à aiguiser ses sens les plus fins... Son cœur est tellement entier que toute injustice l'insupporte déjà, toute violence la choque déjà... tout silence s'apparente déjà à un véritable livre ouvert pour cette petite voix qu'elle entend dans les moments charnières de sa vie... Je remarque parfois ces moments furtifs pendant lesquels elle arrête son geste quelques secondes, suspendue à un bruit qu'elle seule perçoit, pour ensuite changer de trajectoire, de projet, de sujet de conversation... Ses nombreuses questions agacent Traïan, qui n'y voit qu'une perte de temps... Mais moi, je suis sa mère, et ce qu'elle semble ressentir n'est ni plus ni moins qu'une intuition exacerbée... Jamais je ne l'en priverai, jamais je ne lui interdirai d'y prêter son oreille et son amour... C'est ce qui constitue son identité... C'est une fierté...
Mais force m'est de constater brutalement que tout bonheur touche un jour à sa fin... "On" nous "demande" de partir... Mais les échanges se font vite plus agressifs, Traïan se joint activement au groupe faisant face aux gendarmes, les menaces commencent à pleuvoir. Très vite, ma mère Sorina me rejoint, consciente de ce que ce type d'agitation peut provoquer dans mon état. Elle me prend par les épaules pour me détourner, mais je me braque et recherche Miruna du regard. En vain. Je ne la trouve pas ! Elle n'est nulle part ! Je commence à crier son prénom, encore et encore, je déambule dans le campement, faisant fi des discours se voulant rassurants de ma mère. Je cherhe ma fille, mon unique trésor, mon sang, l'objet de ma vie ! Et elle ne me répond pas ! Les éléments s'accordent à cet instant pour être moins cléments. De très gros nuages apparaissent, menacant à tout moment d'éclater au-dessus de nous. Et je cours presque maintenant à travers les roulottes plus ou moins bien alignées, je crie ma peur, je pleure. Où peut-elle bien être ? Que fait-elle pour ne rien entendre de tout ce tumulte ?
J'entends soudain ma mère crier. Je me retourne et m'aperçois que certains hommes de la communauté, ayant bu plus que de raison, ont mis leur menace à exécution. Traïan en fait partie, chancelant de toute sa hauteur devant un gendarme impassible mais rouge de colère contenue. Non loin d'eux, Miruna, immobile, comme hypnotisée par ce spectacle lui dévoilant beaucoup trop tôt certaines facettes sombres de l'être humain. Elle voit tout. Elle comprend qu'il se passe devant ses yeux quelque chose de grave, quelque chose qui s'imprimera malheureusement à jamais dans sa mémoire, dans le souvenir de ses racines. Les nuages s'amassent davantage et la nécessité de notre départ devient indéniable. Je m'approche rapidement d'elle et pose une main sur son épaule pour la rapprocher de moi. Elle se dégage énergiquement et me jette un regard noir.
- Papa est là-bas ! Tu vas le laisser faire ?!
Frappée par sa voix tremblante et hâtée par la pluie qui commence à tomber, je réitière mon geste plus fermement, mais en vain.
- Ce ne sont pas tes affaires, Miruna ! Laisse-les se débrouiller entre eux ! Nous devons partir tout de suite !
- Non !
Épuisée par la journée et l'angoisse gagnant peu à peu mes sens, je perds patience, et je la gifle. Mais regrette aussitôt mon geste.
Miruna, suprise et apeurée, retient ses larmes, serre les poings et court vers la roulotte pour aller se réfugier dans les bras de ma mère qui a assisté à toute la scène. Ma respiration se fait courte et je rentre également, fébrile et portée par les nerfs. J'ai revu dans les yeux de ma fille la colère et l'incompréhension qui l'animaient quand elle a été privée des leçons de cette gadjo quelques temps plus tôt.
Dehors, la pluie est maintenant battante. Serrées dans le véhicule, Miruna refuse que je m'occupe d'elle, et je suis moi-même trop tendue pour être efficace. Je ne sais pas avec qui se trouve Traïan. Je lui en veut. J'ai peur. Et mon corps cède.
Je suis soudain saisie de douleurs atroces que je ne connais maintenant que trop bien. Mon bébé. Sans aucun accès à un hôpital, il est perdu. Mais j'ai dépassé le septième mois de grossesse, et je me raccroche au discours fou qu'un médecin m'a tenu il y a peu de temps et qui me disait que passé ce délai, mon bébé pouvait vivre. Mais, au plus profond de moi, je sais qu'il n'en est rien. Mon corps s'arrache à lui-même, se contracte, se crispe, et j'intime tout à coup à ma mère de s'arrêter. Comprenant très vite ce qu'il se passe, elle se gare sur le bas-côté d'une route déserte et plongée maintenant dans la nuit. J'agrippe mon ventre, comme s'il métait possible de retenir cette vie que je protégeais jusqu'à maintenant. Mais, à peine allongée dans l'herbe boueuse, je sais.
Sorina me regarde désolée à travers ses yeux embués de tristesse compatissante. Je demande à voir mon bébé, à le tenir dans mes bras. Ma mère l'enroule dans son tablier, et je découvre que c'est un petit garçon.
Je n'ai pas réussi à preserver Miruna de cet instant tragique. Je n'ai pas réussi à porter mon fils assez longtemps en moi pour qu'il crie son premier souffle de vie. Je n'ai pas réussi à préserver mon corps des conditions souvent difficiles des tziganes.
Alors, assise seule, mon nouveau-né serré contre moi, je prie. Je pleure, et promets d'œuvrer pour que Miruna se sente toujours à l'abri de l'inustice, de la violence et de l'intolérance d'autrui...
Et un cri, remontant du plus profond de mes entrailles, déchire la nuit...
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