Partie 01 : Cycles et renouveaux (02)
La tête couverte d'un voile blanc, la très jeune épouse de Dragos se garde bien de lever les yeux sur les membres enthousiastes de la communauté réunie en son honneur, ce soir. En bon cousin vaguement éloigné et passablement ivre, Dragos, assis à ses côtés, n'a que faire de son malaise. Les parents de ce dernier, le voyant filer un mauvais coton, ont décidé de le marier très vite, à cette jeune fille d'à peine quinze ans, sans prendre vraiment la peine de lui en parler. Ils se sont donc contentés d'exprimer une envie impérieuse que leur fils aîné agrandisse la famille dans les plus brefs délais, persuadés qu'ils étaient que la stabilité d'un foyer allait le remettre sur le droit chemin... Mais c'est sans compter sur le caractère particulièrement sanguin du jeune homme... Il avait accepté leur proposition sans sourciller, accepté de s'unir à cette gamine qui semblait être terrorisée à la moindre feuille volante, accepté tout ce cérémonial sans intérêt à ses yeux, accepté de tirer un trait sur un possible mariage avec Dilane... Alors, ce soir, profitant de son statut privilégié, il se plonge dans la fête en dansant, en goûtant à toutes les boissons, en donnant de franches accolades à ses amis, ses frères, ses semblables, dans un chant poussé d'une seule voix. Le chant qui a bercé l'enfance de tous, ici. Le chant qui loue les magnifiques paysages de la Roumanie d'hier, les valeurs humaines de ses habitants tziganes, la fierté incommensurable de résister à tous les vents... Djelem...
Légèrement prostrée sur sa chaise, la jeune mariée reste impassible, ressemblant davantage à un moineau abandonné et sans défense face au grand méchant loup qu'à une femme terriblement heureuse de franchir ce cap. Elle est au courant ; elle connaît Dragos pour en avoir entendu parler, assisté malgré elle à ses nombreuses frasques, titubant par trop de boissons sous le regard interdit et presque résigné de ses parents. Elle sait qu'elle n'a pas eu le choix. Elle sait que son quotidien ne s'annonce pas sous le meilleur jour. Elle sait que "c'est comme ça"...
En pleine observation des agissements de Marius, Cosmina caresse doucement son ventre rond. Son mari s'agite, se joint à la foule, évite de la regarder, préférant se concentrer sur des activités qu'il considère proprement masculines et donc exclusives. La jeune femme sent son bébé bouger, vigoureux et fort. Elle sent que, à l'instar de ses ancêtres féminines, les enfants qu'elle mettra au monde lui offriront un meilleur statut parmi les siens. Elle sent cet amour inconditionnel et indiscutable envahir tout son être pour l'enfant qu'elle porte et qu'elle compte bien protéger, quoi qu'il lui en coûte...
Un peu à l'écart du mouvement, Dilane danse et rit aux éclats en compagnie de son éternel partenaire de jeu. Cezar saute, se tortille gaiement, balance les bras et tourne sur lui-même en riant à gorge déployée, s'arrêtant parfois dans ses pirouettes pour observer les réactions de sa cousine pour mieux recommencer immédiatement après. Les yeux du petit garçon brillent d'une lueur de malice derrière ses lunettes rondes retenues par un cordon sans âge. Qu'importe ! Il danse et profite de ce moment de calme et d'apaisement pour relâcher la pression qu'il a ressenti chez tous les adultes ces derniers jours. Les enfants étant de véritables éponges à leur environnement, Cezar ne fait pas exception, au contraire. Il semble tout capter dans une intensité accrue et quelquefois déconcertante pour son jeune âge. Alors, ce soir, il "oublie". Il oublie qu'il ne comprend pas pourquoi Cosmina pleure souvent en ce moment. Il oublie que celui qui chante très fort ce soir lui fait peur. Il oublie que ses parents sont partis en voyage sans lui...
Attendrie par tant d'innocence et de spontanéité, Dilane se laisse aller à la détente. Après avoir virevolté avec Cezar jusqu'à l'épuisement, elle s'assoit dans l'herbe et en profite pour soulager sa jambe douloureuse à cause de sa prothèse qui devient trop petite. Puis un bruit de tissus froissés alerte son attention un peu derrière elle. Ilinka sort de la roulotte, presque pressée, et semble pendant quelques secondes étonnée de la présence de ses petits-enfants aussi près. Les deux femmes se sourient légèrement, comme si un rideau transparent s'était dressé entre elles, et Ilinka disparaît dans la foule pour rejoindre Sorina toute à la fête. Mue par un pressentiement inexpliqué, Dilane se lève et rejoint la roulotte avec prudence, suivie de près par Cezar. D'abord déçue par ce qu'elle avait ressenti comme un "appel", la jeune femme est soudain fébrile à la vue de ce que sa grand-mère vient de déposer sur son petit lit. Lentement, elle prend place sur la couverture et se fige, redoutant la suite. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Cezar se saisit prestement de l'enveloppe. Dilane tente en vain de l'en empêcher, le garçonnet déballe finalement tout le contenu sur le sol, et lève les mains en l'air, ouvrant de grands yeux sur sa trouvaille. Des photos. Certaines intactes, d'autres déchirées, recollées, pliées/dépliées. À son tour, Dilane s'assoit sur le sol et ramasse délicatement les clichés, l'un après l'autre, après les avoir imprimés avec avidité dans sa mémoire. Une femme brune au teint mat semblable à celui d'Ilinka apparaît aux côtés d'un homme à la peau foncée. Tous deux respirent le bonheur, un bébé joufflu aux cheveux bouclés dans les bras de Monsieur. Tous trois sont présents sur chaque prise de vue. Alors, Dilane comprend que sa grand-mère vient de répondre partiellement à ses nombreuses questions. Qu'elle n'a pas trouvé d'autre moyen d'agir parce que, dans cette famille, "nos voix sont muettes quand elles doivent parler". C'est comme si Ilinka lui avait dit : "Je te donne ce que je sais, ce que j'ai reccueilli pour toi quand je t'ai emmené avec moi. Je te donne ces images qui, j'espère, t'apaiseront dans tes moments de doutes. Je te donne probablement d'autres données inconnues, mais dont tu auras besoin sur ton chemin". Trop émue par cet avœu silencieux la propulsant dans une bulle hors du temps, Dilane n'entend pas les pas précipités de Cezar vers l'extérieur de la roulotte, ni le pas lourd et la silhouette longiligne apparue dans l'encadrement de la porte.
Dragos.
- Pourquoi tu restes seule ? Je t'ai cherchée, là-bas.
Brutalement sortie de sa rêverie, la jeune femme lève les yeux vers lui, la colonne vertébrale parcourue d'un frisson sur toute sa longueur. Se relevant tant bien que mal face à celui qui penche la tête sur le côté pour savourer son moment, Dilane tente instinctivement de maintenir une distance de sécurité sans trop savoir comment elle doit s'y prendre.
- Tu as peur de moi ? Pourquoi ? C'est ta grand-mère qui t'a raconté n'importe quoi, hein ? La vieille pie...
La gorge nouée, la jeune femme constate que Dragos barre de tout son corps la seule issue possible. Le visage fendu d'un rictus répugnant, ce dernier s'approche d'elle et la saisit par le bras.
- Cette vieille folle ne veut pas me donner sa petite protégée handicapée ? Comme si j'avais besoin de son autorisation !
Paralysée par la peur, Dilane supporte son haleine chargée proche de son visage et, dans un instinct de rébellion obtinée, elle lui crache dessus. Le regard de Dragos se métamorphose et le jeune homme la gifle violemment. Elle tombe à terre et tente de s'enfuir, ne comprenant pas pourquoi il lui est impossible de crier à l'aide. Encore agile malgré son état, il attrape une de ses jambes. Dilane panique, Dragos lui retire sa prothèse, le regard animé d'une cruauté sans égal.
- T'en auras pas besoin !
Puis il s'avance vers l'entrée de la roulotte et ferme la porte sur eux...
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