Partie 01 : La fuite
Les mains encore tremblantes de colère et de rage, Ilinka laisse tomber sur le tapis une bouteille lui ayant permis d'assommer Dragos avant qu'il ne commette l'irréparable. Suffocant derrière un rideau de cheveux épars, cette dernière se relève péniblement et s'assoit sur le sol, de l'autre côté de la roulotte, le plus loin possible de son bourreau, inconscient. Les yeux remplis de larmes, Dilane questionne sa grand-mère en silence.
- Quand Cezar nous a rejointes en courant, les mains sur les oreilles, le visage crispé, j'ai compris que quelque chose clochait. Que tu étais en danger. Alors j'ai attrapé ce qui me passait sous la main et je me suis précipitée à ton secours. Je pensais l'avoir définitivement éloigné de toi en conseillant à ses parents de lui choisir une épouse. Nous étions tous tombés d'accord sur cette idée. Il m'ont même demandé mon avis sur la petite. Mais il n'a jamais supporté la moindre contradiction, la moindre frustration. Je le surveillais toujours un peu, parce que je sentais qu'il était peut-être capable de franchir les limites. Mais pas à ce point... Sorina est partie prévenir ses parents pour qu'ils le ramènent dans sa roulotte... Tout va bien, je suis là... Tiens, remets ta prothèse... Je m'étais promis de te protéger... Il t'as touchée ?
Toujours incapable de formuler le moindre mot, Dilane rassure à son tour Ilinka en lui confirmant qu'elle est indemne. La respiration de plus en plus bruyante de la vieillarde se répercute sur tous les murs de la roulotte, semblable à une bombe à retardement. Ilinka enveloppe la jeune fille d'une couverture, puis rejoint Dragos qui se réveille doucement. Les lèvres pincées dans une attitude dédaigneuse, elle se plante devant lui et le regarde tenter en vain de se relever.
- Alors, c'est de cette façon que tu honores ta famille le soir de ton mariage ?
- ... Qu'est-ce que tu veux, vieille folle ?
- Tu penses réellement t'en tirer à si bon compte ?
- ... Où est ta petite handicapée ? J'en ai pas fini avec elle...
- Dragos, pourquoi ?
- ... Ahahahahaha... Tu n'as pas voulu me la donner... alors je suis venu me servir... personne n'en voudra, ici. Il se tourne sur le côté, aperçoit Dilane, et sourit. Personne n'en voudra ici, comme personne n'en a voulu ailleurs... Hein, ma petite éclopée ? Ahahahahahaha !
- Tu n'aurais jamais du toucher à ma petite-fille.
- ... Comme tu n'aurais jamais du laisser ta fille partir avec un gadjo... Dragos fixe alors Dilane et une lueur de démence apparaît dans ses yeux. On ne me refuse rien. On ne me tourne pas le dos. Si tu ne me donnes pas ce que je veux, je le prends par la force. Je suis un homme. J'ai tous les droits, ici. Et si je veux bousculer ta petite potégée de temps en temps, alors je le ferai... Hein, Dilane ? Il faut bien que je m'amuse ; regarde celle qu'on a choisie pour moi... Une gamine tout juste bonne à me faire des enfants, tiens...
- Dragos, laisse-la tranquille.
- ... Ahahah... Je la laisserai tranquille quand j'en aurai envie... Mais pour l'instant, je meurs d'envie de jouer avec elle... Pas vrai, Dilane ?... Allez, je serai doux si tu me le demandes... mais pas trop longtemps... C'est moi qui décide...
Du bruit se fait soudain entendre et la roulotte se remplit tout à coup : Sorina s'empresse d'aller serrer Dilane contre elle, tandis que les parents de Dragos, consternés, découvrent la scène. Le jeune homme détache enfin son attention de sa proie et s'aperçoit de la présence de son père à ses côtés en riant,encore étourdi par la boisson.
- Dragos, mon fils...
- ... Quoi ?... Ahahahahah... Je ne suis pas comme toi, vieillard !
- Un tzigane ne se comporte pas comme ça !
- ... Parce que tu es un vrai tzigane, toi ? Tu te laisses marcher sur les pieds par ta femme alors qu'elle devrait se contenter du ménage et des enfants qui viennent encore vers elle alors ! Elle se contente de les frapper dès qu'elle est fatiguée ! Elle te répond mal et toi, tu te tais ! Alors qui est le chef, ici ?! Tu n'es qu'un moins que rien ! Tu n'es pas un homme !
- Bon, viens, on te ramène chez toi.
- Ahahahah ! J'ai encore des choses pour toi, Dilane ! Tu ne t'imagines pas à quel point ! Tu vas devenir mon jouet, ma poupée... mon pantin.... Ahahahahahaha ! Personne n'a voulu de toi comme personne n'a voulu de moi ! Déjà, dans notre enfance, tu me repoussais. Mais aujourd'hui, tout a changé !
- Dragos, le jour se lève ; tu dois rejoindre ta femme.
- Ah oui, ma femme ! Je vais penser à toi, Dilane ! Chaque minute ! C'est ton visage que je verrai ! Dans les moindres détails ! Ahahahahaha !
- Bon, allez, on y va.
Les parents de Dragos se saisissent finalement de leur fils titubant et goguenard et, après un dernier regard désolé sur Dilane, se retirent de la roulotte. Le temps semble alors se suspendre pour les trois femmes réunies. Elles ont compris. Compris que rien n'empêchera cet individu malsain de rôder autour de la jeune femme. Compris qu'une seule solution leur est offerte. Fuir. Loin, le plus loin possible de cette épée de Damoclès permanente et latente. Rien ne lui fera entendre raison. Sans fondation solide, nul ne se construit intelligemment.
Tout à coup, Dilane sent l'étreinte de Sorina se resserrer brutalement, puis cette dernière s'effondre de tout son long. Ses descendantes se précipitent à son secours, sourdes à l'intuition qui les anime et qui leur fait comprendre l'issue de ce malaise. Elles la caressent, lui crient de rester avec elles, lui tiennent la main dans l'attente d'un sursaut de vie. Mais Sorina, trop âgée et fatiguée par le film tortueux qui se déroulait devant ses éternels yeux rieurs, a quitté la scène. Tout est terminé. Son geste ultime aura été dicté par l'amour. Celui d'une arrière grand-mère médium, enveloppant Dilane de tendresse, comme une arme infaillible et désormais indispensable. Ilinka enlace alors sa maman, pleurant et se balançant doucement.
Dilane dépose un baiser sur le front de chacune de ses aïeules. Ilinka comprend immédiatement ce qu'implique cette décision et agrippe la main de sa petite-fille en la suppliant.
- Reste avec nous... Tu choisiras un homme gentil qui saura te protéger... Tu seras heureuse et en famille... S'il-te-plaît...
- Tu sais très bien que mes jours sont dorénavant comptés dans le campement... Je dois partir, et je n'ai pas besoin d'un homme pour avancer dans ma vie, grand-mère...
- Mais, où comptes-tu aller ?
- ...
- Je comprends... J'espère que tu seras bien accueillie...
Dilane caresse la joue d'Ilinka, se relève en séchant ses larmes d'un revers de main, et prépare rapidement quelques affaires.
- Prends les photos avec toi... et quelques pierres aussi... celles que tu préférais quand je t'apprenais leur nom et leurs pouvoirs... prends tout ce dont tu auras besoin sur ta route...
La jeune femme obéit, jette un dernier regard à celles qui l'ont élevée, et s'apprête à franchir le seuil de la porte quand Ilinka prononce ces mots...
- Sois prudente, et reviens quand tu veux... Je ne te refuserai jamais ta place... Jamais...
Profondément touchée, Dilane prend toutefois la peine de ne pas se retourner et s'en va rapidement, sans vraiment savoir dans quelle direction...
Quand elle sort du campement, alors que le soleil pointe le bout de ses rayons sur l'horizon, les cris d'Ilinka résonnent dans le jour naissant sur la communauté...
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