Partie 02 : Les adieux

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Perdues au milieu d'un champ désert appartenant sans doute à un gadjo inconnu, les femmes de la communauté s'affairent pour la cérémonie. Voilà maintenant trois jours et trois nuits que la veillée perdure. La procédure légale consistant normalement à inhumer les défunts au cimetière à l'issue d'un office religieux, Ilinka est maintenant bien consciente des enjeux judiciaires de sa décision : un hommage traditionnel, remontant du fond des âges, de l'époque d'une Roumanie terre familiale et providentielle. Comme un retour en bonne et due forme dans ce pays si cher aux mémoires de Sorina et de sa fille. La fin d'un exil. Le retour aux sources plein et entier.

Assise devant la roulotte sur une chaise pliable, Ilinka pleure, se lamente et serre contre elle les enfants qui s'en approchent, coiffés de bonnets aux couleurs vives et habitués dès leur plus jeune âge à ces rites séculaires. Comme le veut la coutume ancestrale, le corps de Sorina, dans sa plus belle robe, gît au centre de sa roulotte. Ses longs cheveux blancs s'étendent sur ses épaules, soigneusement tressés en deux longues nattes. La défunte, pour son dernier voyage, est entourée de jolies petites poupées confectionnées par des mains exclusivement féminines, des fleurs aux multiples couleurs ajoutant douceur et délicatesse à l'ensemble, un violon illustrant l'amour inconditionnel de Sorina pour cet instrument, la pipe dont elle ne se séparait jamais, un petit pot contenant du tabac, un peu d'argent, des bougies allumées, parsemées tout autour d'elle, de la nourriture... Enfin, l'intérieur de la roulotte est recouvert de tentures bigarrées et l'heure n'est pas à l'euphorie.

Cosmina, malgré sa grossesse bien avancée, ne cesse de vérifier le confort de sa grand-mère et d'inviter les personnes présentes à manger une part de coliva*, et boire un verre de tsouïca**, par respect des traditions et des morts. Comme une obligation, puisque la coliva est considérée comme un dérivé du corps du disparu. Une déférence presque sacrée dans cette culture prônant l'idée dans ce geste que les âmes qui nous ont quittés se nourrissent à travers les vivants. C'est un accompagnement fort symbolique, renforcant les liens tissés par le passé, dans le seul et unique but d'assurer un bon chemin aux trépassés. Ainsi, le lien n'est jamais rompu et l'Histoire peut suivre son cours librement.

Les hommes se tiennent un peu à l'écart de la foule, discutant tranquillement, avec pour seule contrainte l'interdiction formelle d'évoquer la défunte. Pour ne rien troubler. Ne pas faire de vague. Éviter d'éventuels tourments inutiles. Les plus anciens sont installés autour d'une table improvisée tout près de la roulotte à l'aide de deux chaises et d'une planche de bois. En silence, ils mâchent.

Ilinka pleure le départ de sa mère, sans retenue ni crainte d'un quelconque jugement. Le temps de confection de la coliva n'a pas suffi à apaiser sa tristesse. D'autres femmes se joignent peu à peu à elle, d'autres enfants, d'autres voix.

Le temps passe et l'assemblée commence à dégager les abords de la roulotte. Puis, solennellement, tous assistent à l'embrasement de la dernière demeure de Sorina. Une immobilité rigoureuse et digne s'impose à tous, sans exception. Plus rien ni personne ne s'entend, mises à part les flammes montantes et crépitantes, emportant une grande partie des souvenirs physiques de cette matriarche discrète, courageuse et souriante malgré les épreuves de son existence.

Libérée de ses responsabilités d'hôtesse, Cosmina prend place aux côtés d'Ilinka, lui prend délicatement la main et, après avoir lu un accord silencieux dans les yeux embués de sa grand-mère, entonne le chant traditionnel roumain qu'elle avait choisi le jour de ses noces et que Sorina affectionnait énormément. Comme la perpétuation d'un savoir transmis entre génération. Comme pour réunir deux mondes le temps d'une complainte. Comme pour faire danser les âmes et les cœurs présentement meurtris, sa voix s'élève, puissante, vibrante et dévouée... Djelem...

Enfin, la communauté se met en route vers le campement, en vue d'y partager un repas, sans disctinction de familles ou de statuts : tous ceux qui s'y présentent ont droit à une assiette. C'est un partage. Une ouverture. Une autre étape sur cette route si particulière en ce jour. En dépit de sa tristesse, Ilinka présente à tous les sept petits pains conventionnels : deux, marqués d'une incision, pour Dieu. Deux, marqués d'une croix, pour l'archange. Un, marqué d'incisions diagonales, pour les brigands et deux, sans aucun signe, pour la défunte. Le feu de camp est ravivé, et une autre table est mise en place pour les plus âgés. Ilinka y dispose une vieille lampe à huile, une boîte d'allumettes, trois petits pains dont la mie renferme une pièce de monnaie, trois œufs, une tasse d'eau de vie, une de vin, une d'eau, et quatre assiettes en céramique contenant du choux, des haricots blancs, du poisson et du riz. L'allégorie voudrait ainsi que les défunts profitent du même repas que les vivants, le long de ce fil continu et permanent qu'est la Vie. Les enfants sont invités à consommer notamment du fromage dans du pain, et de multiples pâtisseries. Dans un seul mouvement métaphorique, toute la communauté plie mais rompt pas face à l'adversité. Au contraire, la solidarité consolide les relations et tous évoluent à l'unisson. Les liens se nouent avec davantage d'ampleur et de symbolisme exacerbé, les valeurs humaines se rappellent à chacun, la piété reprend vigueur dans les esprits auparavant égarés et la prépondérance du culte régulier et fervent se justifie d'elle-même.

Le regard plongé dans le feu de camp, Ilinka replonge dans son passé, comme pour s'aménager une pause dans ce présent intraitable...  Le roi Carol II a récupéré son trône sur une contrée encore en proie à des conflits politiques et territoriaux intenses et violents. Le Premier Ministre E.G. Duca est assassiné et les relations diplomatiques entre l'URSS et la Roumanie sont instables. Mais, dans la campagne de Craiova, au Sud de la Roumanie, Ilinka, alors fillette heureuse et insouciante, évolue dans un environnement naturel et sauvage, en accord avec les aléas de la nature et du temps qui passe. Elle court à travers champs et pâturages, suivie de sa sœur cadette... Des rires se font entendre... Ilinka contourne sa mère occupée à tenir le campement... Puis elle s'accroupit dans les hautes herbes pour observer son père dresser un ours, poussée par une curiosité mêlée de fascination et de crainte...

* Gâteau à base de blé bouilli, de sucre et de noix pilées.

** Eau de vie de prunes.

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