Partie 02 : Inconnus
Seule devant ce grand bâtiment à quatre étages flanqué de hauts grillages et d'un interphone, Dilane baisse à nouveau les yeux sur un des clichés qu'Ilinka lui a offerts avant son départ précipité. Au dos de celui-ci, une écriture hésitante apparaît à l'encre bleue légèrement délavée : Miruna, Dilane et Aboubakar Diallo, 15 rue des Lilas, appartement 23, 1987. Comme une trace encore inexpliquée d'un passé flou mais terriblement présent à cet instant pour la jeune femme. Un indice qu'elle s'était approprié de toutes ses forces au début de sa courte errance quelques jours auparavant. Voici donc le nom de mon papa... l'appartement que nous occupions avant que tout éclate en morceaux... Le cœur battant, elle reste immobile, ne sachant de quelle façon son père l'accueillera. Vit-il encore seulement à cette adresse ?
Encore indécise et fébrile, son attention est soudain attirée par deux jeunes femmes, visiblement un peu plus âgées qu'elle, sortant gaiement de l'immeuble par un petit portail. Leurs regards se croisent, leurs traits se crispent imperceptiblement... Pendant quelques instants, Dilane les regarde s'éloigner, se demandant de quelle façon elles comptent occuper leur journée, qui elles vont rejoindre, si elles habitent réellement ensemble... Des questionnements somme toute bien fades pour qui ne connaît pas l'ambiance particulière quotidienne d'une tzigane roumaine, nomade, qui plus est. Je suis à quelque mètres de lui... Tout rentrera dans l'ordre quand il me reconnaîtra, c'est certain... Ce voyage en vaut la peine... C'est mon papa...
Après une longue inspiration, Dilane se redresse, lisse distraitement sa robe longue à gros motifs chatoyants comme pour en ôter quelques faux plis, et s'avance au devant de l'interphone. Une liste de noms apparaît sur le petit écran électronique, une liste de chiffres, mais elle ne comprend pas ce fonctionnement. Et si j'avais fait une erreur en partant du campement ? D'un geste rapide, elle vérifie si d'autres précisions ont été apportées aux dos de chaque photographie désormais en sa possession, mais rien. Rien de plus qu'on nom, un prénom et une adresse. Celle-là même devant laquelle elle doit faire face à une machine qui ne lui parle pas.
Un homme à la carrure imposante fait irruption à ses côtés, la pousse brutalement de l'épaule pour taper un code qu'elle ne peut apercevoir, puis s'engouffre dans l'allée en prenant soin de bien refermer le portail derrière lui, sa méfiance envers Dilane transpirant de tous ses pores.
De nouveau seule, la jeune femme recommence à pianoter sur l'appareil, au petit bonheur la chance, espérant tout au fond de sa conscience que son père surgira pour la sauver de cet embarras et la serrer enfin dans ses bras, comme pour conjurer tous ces coups du sort. Mais rien n'y fait. La machine reste muette à toutes ses tentatives. Pire, elle refuse à présent de faire défiler la liste des noms qui y sont enregistrés. La respiration de Dilane se fait de plus en plus saccadée, elle transpire et panique pour de bon. Si on me voit rôder ici encore longtemps, quelqu'un appelera la police, c'est sûr... La tension montant d'un cran malgré son tempérament très calme, elle s'accroche d'une main à un barreau du portail tout en continuant ses recherches hasardeuses de plus en plus frénétiquement. Je ne comprends pas comment fonctionne ce truc ! Pourquoi est-ce que cette porte ne s'ouvre pas ?! Je ne comprends pas comment fonctionne ce truc ! Les yeux embués de sanglots douloureusement retenus par sa nervosité soudaine, Dilane lève alors les yeux vers l'allée déserte. Sorina, aide-moi... Mais rien ne se passe... Les minutes défilent, les passants se succèdent sur ce trottoir relativement passant, les bus se suivent, les klaxons retentissent quelquefois, mais le portail du 15 rue des Lilas demeure résolument clos.
Jusqu'au moment où un individu d'une cinquantaine d'années sort du bâtiment et s'arrête pour lui faire face, bien protégé derrière le portail. De petite taille, d'épais cheveux poivre et sel ramenés sur le côté, rasé de près, le teint clair, des yeux noisette surmontés de lunettes aux montants métalliques, il regarde d'abord les doigts de Dilane agrippés aux barreaux pour ensuite s'attarder sur ses yeux noirs déterminés malgré les larmes qui s'en écoulent.
- Que voulez-vous ?
- Je voudrais rendre visite à mon père. Il vit ici et...
- Allez-vous en ! Pas de gitans par ici !
- Mais il...
- Non ! Non ! Arrêtez vos bêtises ! Partez d'ici tout de suite ou j'appelle la police !
- Mon père habite ici !
- Nimporte quoi ! Je vous l'ai dit, pas de gitans ici !
- Monsieur Diallo, appartement 23 !
- ...
- ... Appartement 23...
Le visage de l'individu se décompose alors.
- ... Monsieur Diallo a déménagé il y a une quinzaine d'années !
- ...
- Bon, allez, j'appelle la police !
- Non !
- Alors tu dégages maintenant, t'as compris ?!
- Je m'appelle Dilane.
- Mais qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?!
- Je suis sa fille. Je suis la fille de Monsieur Diallo.
- ... Tu es qui ?
- Sa fille. Et toi ?!
Passablement décontenancé par tant d'assurance chez une jeune femme, l'inconnu tente tant bien que mal de reprendre contenance en réajustant le bas de son pull.
- Je suis le concierge de cet immeuble...
- ...
- Je m'occupe de toute la logistique et... enfin, bon... qu'est ce qui me dit que tu es sa fille ?
- Bah, regarde cette photo !... Quelqu'un a écrit cette adresse au verso.
- ... Bon sang...
- Rends-la moi !... merci.
- ... Ton père est parti d'ici, comme je te l'ai dit... C'est vrai que tu dois avoir à peu près le même âge que mon fils...
- Mais il a dit où il allait ?
- ... Non...
- ...
- Attends, j'ai peut-être l'adresse de ses parents, c'est à une bonne demi heure à pieds, mais ça peut valoir le détour...
- Oui, ça pourra m'aider.
- Attends-moi ici, je vais te le noter sur un bout de papier.
Encore estomaqué par tant de résolution et de surprises, le concierge entre dans sa loge, compulse rapidement ses archives, retrouve l'adresse que ce locataire avait annotée pour d'éventuels contacts urgents, puis ressort et donne rapidement le post-it à Dilane à travers le portail. Après quelques minutes à observer l'allure générale de la jeune femme, il se décide enfin à se montrer un peu plus courtois.
- Je me rappelle de ta maman... Tu lui ressembles... mais tu as les yeux de ton père...
Fortement troublée par tout ce qu'elle vient d'entendre, Dilane ne sait quoi répondre et, dans un sursaut de fierté, elle se retourne brusquement pour lui tourner le dos, récupère le petit sac qu'elle avait déposé à ses pieds et reprend sa route d'un pas pressé. C'est à peine si elle se retourne vers le concierge pour lui adresser un vague signe de la main en guise de remerciement. Les poings serrés sur ce bout de papier qui la guide sur son chemin, elle se contraint à redresser les épaules, les yeux portés loin devant elle, se faufilant au besoin entre les piétons qui la croisent, et qui parfois s'écartent d'elle en descendant presque du trottoir. Je retrouverai mon père, et tout ira mieux...
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