De nouveau complètement seule devant une petite maison de ville à la façade ivoire et aux volets mauve, Dilane baisse les yeux sur le petit papier si précieux que le concierge lui a donné. C'est bien ici que résideraient potentiellement ses grands-parents paternels. La clôture en pvc blanc entourant la maison à un étage est lui-même bordé de fleurs de saison visiblement entretenues avec beaucoup de soin. Rien ne semble dépasser et signifier un manque de vigilance ou de la spontanéité. Tout est coordonné, presque tiré à quatre épingles. Un mini jardin à la française dans lequel le moindre élément est pensé, anticipé et recadré au besoin. La rue est déserte, malgré quelques véhicules garés sur un de ses côtés. Tout est silencieux et calme. L'allée est habillée d'un carrelage brun orangé, et mène à une arche supportant des roses grimpantes, elle-même débouchant sur ce qui ressemble à un petit potager citadin. Aucun rapport avec le campement dans lequel les enfants sont nombreux et gambadent partout ou se défoulent bruyamment sur un vélo...

Après de longues minutes d'hésitation nerveuse, Dilane se décide enfin à s'avancer près du portail bas donnant accès à la demeure. Quel intérêt de mettre en place un portail tellement bas que tout le monde pourrait facilement enjamber ? Pas d'interphone infernal, ouf !... Juste une sonnette. La jeune femme l'actionne brièvement, recule d'un petit pas et ressens un frisson de fin d'après-midi la traverser. Le vent se lève... Les mains jointes derrière le dos, elle résiste à l'envie soudaine de s'enfuir en courant pour rejoindre au plus vite le campement, tiraillée par le confort de ce qu'elle connaît déjà et sa quête d'identité dont les souvenirs envahissent grandement sa mémoire. Un instant passe et le chien des voisins surgit dans derrière le grillage pour aboyer avec férocité sur Dilane. Ils sont sérieux avec leur bichon ? Le molosse, au pelage blanc immaculé fraîchement taillé et coiffé d'un minuscule palmier sur le dessus du crâne, s'agite, sautille et s'égosille, persuadé de parvenir à effrayer quiconque s'approche de près (ou de loin) de son cher territoire...

Dilane s'efforce de rester sérieuse, puis reprend rapidement contenance au moment où une dame âgée ouvre sa porte pour se présenter à elle. Grand-mère... Grande, plantureuse, le teint chocolat, de grands yeux noirs en amande semblables à ceux de Dilane, elle porte un boubou décontracté haut en couleurs lui libérant les épaules. Malgré des cheveux blancs tirés en un chignon en arrière, ses hautes pommettes et ses joues légèrement arrondies lui donnent un air doux et rieur. Droite et fière, elle s'arrête devant le portail et plante son regard dans celui de Dilane. Allez, engage la conversation, et tout va suivre son cours...

- Bonjour, Madame.

- Bonjour.

- ... Vous penserez probablement que c'est une plaisanterie, mais je suis à la recherche de Monsieur Aboubakar Diallo.

Les yeux de la vieille dame s'agrandissent un peu sous le coup de la surprise, mais elle garde le silence, stoïque.

- ... Euh... C'est le gardien de l'immeuble dans lequel il vivait qui m'a donné votre adresse...

- ...

- ... Je m'appelle Dilane.

- ... Comment ?

- ... C'est moi, Dilane. Je suis sa fille.

- ... Dilane...

- ... Oui... euh... attendez, j'ai une photo de nous pour vous le prouver... regardez... Le bébé, juste ici, c'est moi.

- ... Abou...

Les yeux de la vieille dame s'embrument et sa voix s'éraille à la découverte de ce cliché ancien. Sans un mot, elle rend la photographie à Dilane et invite cette dernière à entrer en lui ouvrant le petit portail. Enfin ! J'approche de mon but, tout va bien, maintenant ! Soulagée par la réaction positive de son aïeule, Dilane la suit sagement jusqu'au perron, mais la tension regagne soudain tout son corps quand elle réalise qu'elle doit simplement se déchausser. Elle va voir ma prothèse ! Elle va voir ma prothèse ! Résignée et le cœur battant à tout rompre, elle se plie cependant à la demande implicite de son hôte qui l'attend déjà calmement dans l'escalier menant au salon. Tout à coup intimidée par tant de précautions, la jeune femme ose à peine respirer et tire bêtement sur sa robe longue en montant les marches. Mais qu'est-ce qui me prend ?! Comme si elle n'avait pas vu "ça" !

Assise sur le canapé en cuir sombre, les mains posées obstinément sur les genoux, Dilane se tient droite comme la justice et se risque à quelques œillades discrètes autour d'elle pendant que sa grand-mère leur prépare une boisson dans la cuisine attenante. La vaisselle tinte tandis que la jeune femme entrevoit sur les meubles clairs de nombreuses photographies encadrées, en noir et blanc, en couleurs, des portraits, des paysages, des moments volés sur l'instant, des adultes, des nourrissons, des groupes... 

Puis, la maîtresse de maison revient dans le salon et dépose sur la table basse un grand plateau garni de café, de sucre et de diverses pâtisseries attirant immédiatement l'attention de Dilane qui déambule dans la ville le ventre vide depuis le matin même. Les deux femmes se regardent, sans animosité aucune, comme si l'une attendait que l'autre prenne l'initiative de s'exprimer. Mais cela ne dure qu'un bref moment...

- Alors, comme ça, tu es ma petite-fille ?

- Oui.

- Je m'appelle Fanta. Et ton grand-père, qui devrait bientôt rentrer, Mo.

- ...

Devant le silence gêné de Dilane, Fanta sourit. Un sourire doux et lumineux, n'inspirant que bienveillance.

- Tu es devenue muette ?

- Non, non, seulement... J'avoue avoir pensé un millier de fois à ce que je dirai à mon papa quand je le retrouverai, mais pas à mes grands-parents...

L'éclat de rire de Fanta jaillit au beau milieu de la pièce, comme un volcan se réveillant soudain.

- La vie nous réserve toujours quelques bonnes surprises !

Dilane se détend alors, relâche un peu ses épaules, et sourit. Ragaillardie par les gâteaux offerts par sa grand-mère, elle pense alors pouvoir aborder un sujet plus sensible.

- Mon papa habite-t-il avec vous ?

Une ombre passe alors sur le front de Fanta, dont le sourire s'efface un peu avant de répondre tranquillement.

- Ton père a été très perturbé par la mort de ta mère. Il l'aimait beaucoup même si... Enfin, comme tu dois le savoir, il a tenté de te récupérer de nombreuses fois et...

- Ah bon ?!

- ... Oui... Il savait quels campements vous occupiez en fonction de la période de l'année, et il venait régulièrement derrière le grillage en attendant que ton autre grand-mère vienne lui parler. Il voulait trouver un accord avec elle, mais il n'y est jamais parvenu. Elle a toujours refusé de te rendre à ton père.

L'homme à la peau sombre derrière le grillage, dont je me souviens quand Ilinka me donnait des cours sur les pierres... C'était mon papa ! Mais, pourquoi ?!

Devinant l'étonnement de Dilane, Fanta continue son histoire sur un ton tout aussi apaisé.

- Au bout d'un moment, au bout de très nombreux essais, il a plié. Ta grand-mère refusait même qu'il te rendre visite parmi eux. Et, comme il avait perdu son travail, il a décidé de s'engager dans l'armée. 

- L'armée française ? Donc il vous rend visite de temps en temps ?

- ... Non... L'armée africaine... Il s'est engagé pour se construire un avenir, faire des économies et rentre en France un peu plus tard, quand tous ses soucis seraient réglés. Il n'a jamais voulu t'abandonner et projettait de recommencer les recherches dès son retour. Il espérait que tu le recherches aussi. 

Un frisson plus subtil parcourt alors la colonne vertébrale de Dilane. Quelque chose cloche...

- Tu parles de lui au passé...

- ... Il faisait partie des commandos qui assuraient la protection rapprochée du président... Dilane, ton papa est un héros... Un héros qui t'aimait énormément...

Bouleversée par cette révélation, la jeune femme se crispe et finit par s'effondrer dans les bras de Fanta, sans remarquer l'arrivée discrète de Mo dans le salon...